Plus grand, plus haut, plus cher : à Tokyo, les nouveaux gratte-ciel surgissent de terre à un rythme effréné, faisant de la troisième plus grande ville au monde un paradis pour les architectes du monde entier. Bienvenue dans un nouvel univers de verre et de pierre.

En arrivant d’Europe, le voyageur encaisse un vrai choc. Ainsi, les mouvements de la foule, les embouteillages et les gratte-ciel des quartiers chics se bousculent à une vitesse folle, donnant à Tokyo l’apparence d’une ville occidentalisée. La nuit, pourtant, l’Asie reprend ses droits avec des milliards d’idéogrammes brillants sur des écrans publicitaires ; une véritable flambée d’enseignes de néons éclairant une foule dense enveloppe littéralement le visiteur étranger. Mais que faut-il absolument voir à Tokyo, se demande-t-on alors. Le Français Thierry Voisin, chef du restaurant Les Saisons à l’hôtel Impérial, nous répond sans hésiter : Tsukiji. Lui-même, deux fois par semaine, à 4 heures du matin, se rend dans le plus gros marché aux poissons de la planète.

Datant du xviie siècle, le site baignait à l’époque quasi les pieds dans l’eau. Les terrains furent ensuite asséchés pour permettre l’installation d’un immense marché couvert. Ici se mélangent dans une atmosphère irréelle saumons de Norvège, morues d’Islande, maquereaux, oursins, thons immenses ou encore oreilles de mer…  » Il est question de raser Tsukiji, affirme le chef français et de transporter le marché à l’autre bout de la baie, car ici le terrain atteint des prix astronomiques. On perdrait toutefois beaucoup en ambiance… » Installé depuis quelques mois à Tokyo, Thierry Voisin cherche à mieux connaître cette ville déroutante et attachante qui, en dépit de son modernisme apparent, ignore encore notre logique occidentale.  » Essayez de trouver une adresse sans l’aide du koban (poste de police du quartier) ou d’un quidam, embraye-t-il, c’est un véritable casse-tête ! La plupart des rues n’ont pas de nom et elles sont numérotées suivant l’ordre de construction des immeubles…  »

A la différence de ville comme New York, Londres, Rome ou Paris, Tokyo n’a pas de grandes avenues, pas de monuments historiques, pas de places emblématiques. Seul le palais impérial dissimulé par un rideau d’arbres cerné par de hauts murs de pierres et entouré de douves est un point de ralliement pour les Japonais et les touristes qui visitent Tokyo. Détruite par le tremblement de terre de 1923 puis par les B-29 américains en 1945, transformée après les grands travaux des Jeux olympiques de 1964, Tokyo change en effet à une vitesse fulgurante et à chaque fois à la verticale. Ces dernières années, la capitale tokyoïte est en effet partie à l’assaut du ciel.  » L’embellissement n’est pas une priorité, affirme le designer Gwenael Nicolas, un Français d’origine bretonne et qui vit ici depuis dix ans. La ville est construite sur le « mujo », la notion d’éphémère. Les Japonais considèrent la fugacité comme une qualité intrinsèque de la vie. Tokyo est une femme laide qui a du charme. La ville est en perpétuelle construction. Doit-on déplorer le bouleversement du paysage urbain ? Soyons franc : si l’on parle de protection du patrimoine existant, il n’y a pas grand-chose à perdre !  »

Au sol, le piéton n’aperçoit que des élancées de béton et de verre, de nombreux chantiers avec des armées d’ouvriers et des mouvements de grue. A Marounouchi, à côté de la gare centrale, le Forum international, en forme de bateau renversé, est sans conteste d’une grande élégance. Il est signé de l’architecte uruguayen, naturalisé américain, Rafael Vinoly. Sa partie la plus étonnante est le hall en verre transparent de 210 m de longueur parcouru par une série de passerelles aériennes en diagonale. Autre curiosité architecturale : la tour Dentsu, sans doute la plus belle de Tokyo, enveloppée d’un véritable rideau de verre tendu de différentes nuances de gris. Inaugurée fin 2002, elle a été conçue par l’architecte français Jean Nouvel. Quant à la Pacific Century, élégante tour de verre de 31 étages, elle héberge un hôtel très smart : le 4 Seasons dont la superficie des chambres et le soin de leur ameublement est à la mesure des prix : juste à la limite de l’excès.

Le ciel n’est pas la limite

D’autres quartiers connaissent un boom extraordinaire, plongeant Tokyo directement dans le xxie siècle. Ainsi Ginza, le district historique dédié au luxe, s’est fait faire dernièrement un lifting fracassant. Toutes les marques, jusqu’alors confinées dans les grands magasins, ont décidé d’ouvrir leurs propres boutiques, les unes plus spectaculaires que les autres. Ainsi, mince, haute et élégante, la tour de verre d’Hermès compte pas moins de 15 étages. Dessinée par l’architecte italien Renzo Piano et ouverte en 2001, elle possède une façade de 13 000 pavés de verre moulé un à un par un verrier italien. Quelques mètres plus loin, l’immeuble de Chanel comprend 10 étages sur Chuo-dori, et est l’£uvre de l’architecte américain, Peter Marino. Une paroi de verre enchâsse des nids-d’abeilles en acier et en aluminium pour donner l’illusion du matelassage des sacs Chanel. Derrière la façade, 700 000 diodes luminescentes sont commandées par ordinateur. Au dernier étage, le grand chef français Alain Ducasse, en association avec la maison de couture, a ouvert un restaurant baptisé Beige, couleur fétiche de Coco Chanel. La cuisine française est ici à l’honneur avec du vin rouge que ces dames sirotent parfois avec une paille, pour faire très tendance.

A 15 minutes de Ginza par le métro, Shinjuku dont le nom signifie  » nouveau relais « , quartier d’affaires des plus classiques le jour, se transforme la nuit en une fabuleuse cité de plaisirs. La partie ouest se veut une tentative de ville à l’américaine avec des tours d’immeuble des plus classiques. Seul dénote l’hôtel de ville, une véritable cathédrale high-tech composée d’un parallélépipède flanqué de deux tours jumelles de 243 m de hauteur et £uvre de l’architecte Kenzo Tange. A l’intérieur, un ascenseur vous fera monter jusqu’au 45e étage. Là, on peut contempler Tokyo à 360 °.

Entre gloire et beauté

Plus que jamais, les dirigeants de la ville de Tokyo expérimentent, osant des associations qui battent en brèche tous les clichés. Ainsi à Roppongi Hills, les mondes des affaires, de la mode, de la publicité et des arts s’associent grâce à Minoru Mori, l’un des principaux promoteurs immobiliers du Japon. L’ensemble immobilier, terminé en 2003, a coûté la bagatelle de quatre milliards d’euros. Le quartier abrite aujourd’hui 80 restaurants, 130 boutiques, le siège social de la télévision Asahi, un hôtel Hyatt de 390 chambres et deux grands immeubles d’habitation. A l’entrée, une araignée géante en métal de Louise Bourgeois vampirise l’esplanade avec quelques £uvres d’artistes dispersées sur les trottoirs : sculpture de Ron Arad, bancs de Karim Rashid… Mais le point d’orgue de Roppongi Hills est la tour de 54 étages dont le sommet a la forme d’un casque de samouraï, création de l’atelier américain Kohn Pedersen Fox.  » La plus grande créativité architecturale, ce n’est pas dans les constructions gigantesques qu’on la trouve mais dans beaucoup de petits projets « , souligne Koichi Watari, un amateur d’art et mécène. Sa mère a fait appel à l’architecte suisse Mario Botta pour construire leur musée : le Watari-Um à Aoyama, un quartier un peu bohème, devenu, lui aussi, un lieu d’espaces commerciaux d’avant-garde qui balancent entre l’art contemporain et le décor de théâtre.

Le Minami Aoyama, véritable paradis du shopping, attire, lui aussi, les jeunes à hauts et moyens revenus, acheteurs potentiels et fashion victims. Confiée à une figure de l’architecture locale, Jun Aoki, l’immeuble de Louis Vuitton (10 étages et 3 340 m2 de luxe), à Omote Sando, a été imaginé comme un empilement de cinq  » malles « , parallélépipèdes de métal imbriqués selon un jeu d’espaces complexes. Quant à l’immeuble de Prada, surnommé  » l’Epicentre « , c’est l’un des monuments les plus photographiés de Tokyo. Ce diamant géant de six étages de losanges sertis de béton et de plaques de verre bleu évoque une véritable ruche avec des alvéoles apparentes. Il est l’£uvre du duo d’architectes suisses Herzog et de Meuron, déjà auteurs du musée londonien, la Tate Modern.  » Ici, on peut affirmer que l’hommage rendu à l’architecture devient un instrument de marketing « , conclut avec raison Koichi Watari.

Michèle Lasseur

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