Self-made-man de génie, le designer londonien compte parmi les créateurs les plus influents de sa génération. Il nous a reçus dans son somptueux repaire de Notting Hill, pour un brin de causette exclusif.

Un jeudi soir de 1981, les millions de téléspectateurs du programme culte Top of The Pops découvraient le groupe Funkapolitan, ses membres au look de pré-yuppies en goguette et son white funk mâtiné de new wave. Si l’histoire a retenu leur belle 41e place dans les charts pour As The Time Goes By et quelques premières parties de concerts de groupes mythiques comme The Clash, c’est sans doute aussi grâce à la présence pourtant discrète de leur bassiste, caché derrière trois frontmen déchaînés. Car ce jeune homme dégingandé s’appelle Tom Dixon, et deviendra bientôt l’une des personnalités les plus prisées du royaume de Sa Très Gracieuse Majesté.

Pour l’heure, sa carrière musicale a du plomb dans l’aile. Après un accident de moto, dont il gardera une dent en or, curieuse coquetterie qui illumine ses plus larges sourires, il se voit dans l’incapacité d’accompagner Funkapolitan en tournée. Lui qui avait abandonné ses études à la Chelsea School of Art – où il décrocha son unique diplôme à ce jour, un certificat en poterie – pour une carrière musicale, doit se trouver une nouvelle voie à suivre. Sans complexe, il passe alors du funk au métal, troque sa basse pour un chalumeau et s’improvise soudeur, recyclant l’esprit do-it-yourself du punk dans un strip club, où ses performances live font venir le Tout-Londres. Ses premiers clients sont issus de la sphère mode et s’appellent Patrick Cox, créateur, ou Mario Testino, photographe star. Mais il ne tarde pas à attirer également l’attention du plus grand dénicheur de talents du design, Giulio Cappellini, dont il intègre l’illustre écurie au milieu des eighties. La suite est connue, car depuis lors, Dixon n’a plus quitté le devant de la scène. Dans les années 90, sa fameuse chaise S s’invite dans les plus prestigieux musées du globe, il co-fonde le label Eurolounge et lui offre le best-seller Jack, avant de devenir directeur artistique d’Habitat, dont il incarnera le renouveau pendant dix ans, à partir de 1998. Sans oublier de constamment créer de nouvelles pièces, de poursuivre ses collaborations diverses et de bousculer les petites habitudes du secteur avec des événements bien sentis, accumulant presque malgré lui les honneurs et les distinctions.

En 2002, il trouve le temps de créer sa propre griffe et transforme le cuivre en or, produisant luminaires, mobilier ou accessoires éclectiques et chics, que l’on retrouve ensuite dans les espaces qu’il aménage, hôtels, boutiques ou tables huppées. S’il confesse n’avoir jamais eu de réelle stratégie, juste un succès  » inespéré « , Tom Dixon aura rejoint le firmament du design et réussi à s’y maintenir durant ses trois décennies d’activité. Pape d’une avant-garde  » so british  » et d’un art de vivre sophistiqué, homme d’affaires épicurien et trendsetter inclassable, Tom Dixon est un rebelle en costume trois-pièces élevé au rang d’Officier de l’ordre de l’empire britannique, qui joue le jeu de l’establishment quand ça l’amuse, toujours prêt à surgir où on ne l’attend pas. Plutôt méfiant à l’égard d’une presse qui lui fait trop souvent perdre son précieux temps, ce n’est que rarement qu’il accorde le privilège d’une rencontre dans son Q.G., au bord du Grand Union Canal, sur les docks de Portobello. Nous avons donc savouré cette invitation autant que les mets servis dans son resto branché, The Dock Kitchen, où il n’est pas rare de croiser Peter Gabriel ou les membres de Coldplay.

Comment avez-vous déniché un tel endroit ?

Content que les lieux vous plaisent. Nous devions déménager nos studios et je voulais franchir un palier, agrandir nos installations au-delà de simples bureaux, avec le studio et le restaurant. Et j’ai eu la chance de tomber sur ce Old Wharf Building, dont les propriétaires ont dû se séparer suite à la crise. L’effondrement du système financier nous aura été profitable.

Passer de  » simples bureaux  » à une telle propriété, c’est une étape considérable !

Oui, mais qui s’est développée progressivement, résultant d’une croissance naturelle plutôt que d’un grand plan corporate. A l’époque victorienne, c’était un centre de traitement de déchets, jusqu’à ce que Richard Branson le transforme en studios d’enregistrement pour Virgin.

Richard Branson, un entrepreneur-né avec qui vous partagez quelques points communs…

Oui, et maintenant, il est dans l’espace. Je pourrais aussi finir dans l’espace, qui sait ?

Et ça vous plairait ?

J’aime cette idée d’exploration de nouveaux territoires, mais peut-être que celle des fonds marins pourrait s’avérer plus utile actuellement. Pour revenir à Branson, ça m’a plu d’imaginer que ce bâtiment a vu naître des idées qui allaient des disques aux avions, en passant par les robes de mariées. Nous nous trouvons exactement à l’endroit où avaient lieu les sessions d’enregistrement de Virgin puis d’EMI après un premier rachat ; ces murs résonnent encore des notes de groupes comme les Sex Pistols, les Rolling Stones, ou même les Spice Girls.

Vous avez vous-même entamé une carrière musicale. Que vous a-t-elle enseigné ?

La musique m’a appris qu’il était possible de monter un business rien qu’avec ses idées. Tu travailles ton instrument, tu écris des chansons et tu les joues en public, tout ça sans avoir jamais pris le moindre cours, ni obtenu aucun diplôme. Et subitement, c’est ton gagne-pain, tu en fais ta vie. Un petit groupe, c’est comme une PME, il faut tout gérer soi-même : les chansons, les transports, les salles de concert, la promo… Je m’occupais du graphisme, des affiches et de toute notre communication, ça m’a appris comment gagner de l’argent grâce à l’entertainment.

Et aujourd’hui, vous êtes toujours dans l’entertainment ?

Quand j’observe le Salon international du meuble de Milan, je me dis que le monde du design tient de plus en plus du divertissement. L’intérêt du public a changé, un peu comme pour la cuisine, qui est passée d’une activité fonctionnelle, domestique ou professionnelle, à un divertissement de masse. Les livres de cuisine sont numéro un des ventes et les émissions culinaires inondent les programmes TV. Aujourd’hui, les visiteurs du salon de Milan ne viennent plus seulement y faire des affaires, ils y recherchent des sensations visuelles, voir ce qu’il se fait de neuf. C’est devenu une question de storytelling et de marketing.

Comme votre installation pour Adidas au milieu des locomotives à vapeur du Musée des Sciences et de la Technologie, en 2013 ?

De plus en plus de disciplines se rejoignent, on catégorise moins. Milan est l’exemple même de l’événement qui a dépassé sa vocation business pour aussi devenir un show. C’est une évolution nécessaire, à une époque où la vente en ligne gagne du terrain, il faut donner au client plus que du shopping. Et ce au risque de couler, surtout dans le domaine du mobilier, qui prend de la place, coûte cher et se vend lentement. Il y a donc aussi une réponse pragmatique dans le fait de créer un environnement qui soit suffisamment riche pour attirer les gens et les faire venir… de Belgique, par exemple.

Vous aimez pouvoir observer la réaction du public face à votre travail ?

Ça date de mes débuts, quand je soudais, et que je devais vendre une pièce pour pouvoir commencer la suivante. J’ai pu mesurer à quel point il est gratifiant de voir une personne acquérir quelque chose que tu as fabriqué par plaisir. Beaucoup de designers ne rencontrent jamais la personne qui achète leur objet.

Pourquoi avoir choisi la soudure ?

J’ai toujours eu un faible pour les véhicules vintage et, à l’époque, j’avais une vieille moto que je voulais retaper. La soudure me semblait être une bonne compétence à acquérir pour entretenir mon garage, mais à ce niveau-là, on ne peut pas dire que ça ait vraiment marché.

A partir de quand cela a-t-il vraiment démarré pour vous, alors ?

Je ne me rappelle pas vraiment, c’est arrivé petit à petit. J’étais dans le business des clubs, et à côté, je bossais à la commande, pour des photographes qui cherchaient des sets, des décors de magasins. Un jour, avec des copains, on a décidé de monter une expo, dont l’objectif était à la fois artistique et commercial : on a entassé plein de matos de récupération dans un magasin, on a travaillé toutes les pièces sur place pendant une semaine, puis on les a vendues.

Pour la performance ?

Oui, mais aussi pour l’immédiateté, en droite ligne de la matière brute au client. Le studio et la boutique étaient en fait un seul espace, un peu comme maintenant sur les docks :  » Plus ça change, plus c’est la même chose  » (NDLR : en français dans le texte). Une très bonne expression.

Vous parlez français ?

Oui, je suis un quart français par ma grand-mère.

C’est par francophilie que votre restaurant est branché sur Radio Nova et que l’on vient d’entendre une chanson de Serge Gainsbourg ?

Pas du tout, je n’ai rien à voir avec ça ! Il n’y a normalement que de la  » pure british music «  en ma présence.

Vous êtes attaché à l’identité anglaise ? Est-ce important d’être ici à Londres et de travailler en Angleterre ?

J’ai longtemps eu l’espoir de m’échapper de Londres et d’aller vivre ailleurs, ne fût-ce que pour le changement. Pour la nouveauté. Mais Londres a toujours été bienveillante envers moi. Après tout ce temps, cette ville continue de m’étonner.

Vous sentez un regain d’engouement pour le design de la part de vos compatriotes ?

Oui, même si l’on reste encore loin des Scandinaves, et pas aussi enthousiastes qu’à Singapour ou Taïwan. L’intérêt se renforce, mais comparé à la mode ou à la cuisine, ce n’est pas encore une préoccupation majeure.

Après avoir si souvent anticipé les tendances, vous considérez-vous toujours comme un pionnier ?

Je ne sais pas. Quand je vois comment d’autres secteurs évoluent, et à quel point ils vont plus vite que moi… La technologie, l’ingénierie, les voyages, la musique ou même l’immobilier ont dû relever pas mal de défis ces dernières années, il a fallu trouver des solutions. Une fois de plus, l’industrie musicale constitue un bon exemple, car elle a incroyablement changé. Les artistes n’ont plus les mêmes sources de revenus, on est passé des disques aux concerts et au merchandising. C’est à la fois excitant et effrayant, il y a beaucoup d’enseignements à en tirer. Moi, j’ai réalisé des choses de mes propres mains, puis je me suis consacré à la vente avec Habitat, mais j’ai aussi collaboré avec des marques de luxe italiennes. C’est pour ça qu’en lançant ma griffe en 2002, j’avais envie qu’elle ne ressemble à aucun autre business que j’avais déjà pu expérimenter.

Etait-ce aussi la raison pour laquelle vous lui avez enfin donné votre nom ?

C’est en tous cas la première fois que je le fais de façon consciente. J’ai voulu agir comme s’il s’agissait d’une griffe de mode, car ce secteur développe toujours une bonne communication. On a beaucoup à apprendre des autres disciplines et cultures.

Qu’avez-vous appris au contact des entreprises italiennes ?

Elles m’ont fait comprendre l’importance de la relation entre les repas et le travail ! Si les compagnies italiennes ne représentent plus toujours l’avant-garde du design, elles restent excellentes en ce qui concerne le lunch.

Comment ça ?

Ils m’ont appris qu’une entreprise était bien plus intéressante quand elle avait une cantine, où le personnel peut prendre le temps de déjeuner, alors que dans les pays anglo-saxons, on avale un sandwich devant son ordinateur. J’ai toujours préféré le fonctionnement italien, où tout le monde, de l’ouvrier au patron, s’accorde une heure à midi pour aller manger. C’est une manière très différente d’envisager la vie au travail, et tout ça m’intéresse autant que le design en lui-même.

Vous êtes pourtant arrivé à un point où vous pouvez faire tout ce qui vous passionne…

Non. Honnêtement, je ne peux pas. J’ai peut-être plus de libertés qu’auparavant dans le cadre de mes activités, mais il m’est difficile d’aller au-delà, parce que je fais tout moi-même ; c’est excessivement contraignant. Regardez d’autres designers de ma génération, comme Marc Newson : il est capable de designer un vélo, puis d’enchaîner avec une ligne de vêtements. Pas moi. En essayant de tout créer et produire à peu près seul, je me suis imposé pas mal de limites. Mais cela me permet aussi d’avoir un peu plus de consistance, notamment en termes de message.

Vous avez souvent insisté sur la nécessité de ne pas produire des choses  » inutiles « …

Oui, enfin, c’est un peu plus compliqué. Ça m’apprendra à faire attention à ce que je dis et à la façon dont on interprète mes citations. Disons qu’aujourd’hui, la question de la longévité de mes produits me préoccupe plus que celle de leur validité. Les gens n’ont pas besoin de mes articles. Peut-être qu’ils ont envie de les acheter, mais ils ne leur sont pas indispensables – dans l’absolu, ils pourraient même se passer de chaises. Evidemment, ça ne justifie pas toute la surconsommation que la production d’objets peut générer, a fortiori dans l’industrie du luxe. Puisque je peux difficilement nier avoir contribué à l’accumulation de choses inutiles sur cette planète, je vise désormais la qualité  » long life « . Et personnellement, je suis très heureux de voir mes pièces sur le marché de la seconde main – où elles ont d’ailleurs parfois plus de valeur qu’au départ – et de me dire qu’elles pourront traverser deux, trois, voire quatre générations.

Vous avez été élu créateur de l’année au salon Maison & Objet en 2014, un prix parmi d’autres ?

Je ne cours pas après les récompenses individuelles – je ne sais jamais quoi faire avec les trophées -, mais il est très agréable d’être reconnu pour cette nouvelle carrière dans l’accessoire ; Maison & Objet est plus axé sur la décoration tandis qu’à Milan, il est bien plus question de design. Au niveau des parfums, des goûts, du son, il reste de nombreuses façons de compléter un intérieur, qui sont autant de dimensions à explorer. J’ai déjà lancé un certain nombre de pistes, on verra où elles aboutiront. En tous cas, je ne m’ennuierai pas avant un moment.

PAR MATHIEU NGUYEN

 » Comme la cuisine, le design est devenu un divertissement.  »

 » Plus ça change, plus c’est la même chose.  »

 » J’ai brandé ma marque comme une griffe de mode.  »

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