Tom Ford » Je ne suis pas un artiste «
Véritable golden boy du style, le charismatique Tom Ford mélange avec brio mode et marketing. Rencontre avec un créateur » malgré lui « .
Il est beau, riche, célèbre et il aime ça. Car il n’a rien contre les clichés. Au contraire, logos, paillettes et talons aiguilles à l’appui, il en a fait son cheval de succès. Rush, Envy, les noms des parfums qu’il a concoctés pour Gucci, donnent le la de ses désirs : plaire, plaire, plaire. A tout prix et pour mieux vendre. Tout à la fois styliste affûté et homme d’affaires aguerri, Tom Ford collectionne les maisons. Celles qu’il habite et celles qu’il acquiert pour agrandir son royaume. Grand stratège passé maître dans l’art de manier les ficelles de la communication, cet homme de fer au regard de velours gère sa propre image comme celle des griffes (Gucci, Saint Laurent Rive gauche, Boucheron, notamment): à la confidence près.
Dans moins d’une heure, son chauffeur l’attendra, tout de noir vêtu comme lui, pour l’emmener vers son Eurostar, à la gare du Nord, à Paris, car il vit entre Londres et la capitale française. En attendant, il est tout à nous. Façon de parler.
Weekend Le Vif/L’Express : Comment vous sentiez-vous au début de ce mois de mars, à la veille de la présentation, à Paris, de votre seconde collection Saint Laurent Rive gauche?
Tom Ford : Beaucoup plus détendu que pour la précédente ( NDLR: celle du printemps-été 2001), qui a été une réelle épreuve! Je devais alors réussir, le temps d’un défilé, à définir ce qu’allait devenir Saint Laurent et répondre à tous ceux qui se demandaient si on allait encore trouver un tailleur superbe, un trench, des tenues pour le soir et quel genre. Cette saison, les conditions sont différentes. J’ai engagé un nouveau chef d’atelier, les gens de la maison et mon équipe nous nous sommes habitués à travailler ensemble, le réaménagement des boutiques est en cours… J’étudie actuellement les maquettes de notre futur magasin aux Etats-Unis, dont nous appliquerons le principe à toutes nos boutiques dès l’automne. Enfin, les premiers résultats des ventes de la collection d’été, à New York comme à Paris, sont très encourageants. Le message est donc passé.
Voir Yves Saint Laurent assis à côté de Bernard Arnault au défilé Dior homme dessiné par Hedi Slimane, ex-créateur de la maison Saint Laurent (1), l’avez-vous vécu comme un affront ou comme une échauffourée de plus dans la bataille entre LVMH et Gucci Group?
Personnellement, peu m’importe. Même si je considère un peu irresponsable, et déplacé, de soutenir une maison rivale. Mais ceux qui, chez Saint Laurent, ont travaillé avec et pour Yves ont été blessés et même choqués. D’autant plus qu’il n’est pas venu assister à notre propre présentation de la collection homme.
Vous vous lancez dans la joaillerie avec l’achat de Boucheron, vous venez de prendre le contrôle du maroquinier italien La Bottega venetta, vous vous êtes associé à 50% avec Alexander McQueen et vous seriez sur le point d’annoncer l’acquisition de Balenciaga… Vous voilà homme d’affaires à plein temps.
J’ai été le premier à parler du business de la mode et à être un designer impliqué dans les aspects financiers d’une marque. Certes, nous avons encore quelques importantes acquisitions en vue, mais mon job, c’est avant tout d’être un créateur et je consacre la majorité de mon temps à travailler sur les produits! Des belles pubs et des magnifiques magasins ne suffisent pas. L’essentiel, c’est d’avoir le superbe produit à vendre, celui qui est irrésistible, que tout le monde veut, dont on ne peut pas se passer et que les gens achètent. Sinon, vous ne faites pas de vente et donc pas de business.
Vous avez dit, un jour, que la mode était un métier cynique…
Mais je suis cynique! Je ne suis pas un artiste! Même si je le voulais, je ne pourrais pas créer. Les vrais artistes créent avec leur coeur. Ils peuvent en mourir. Moi, je suis cynique, je me demande si ça va vendre. Imaginez Pollock se poser cette question ! Je peux et je veux vendre. Je suis une sorte d’artiste commercial, pas un créateur. Jeune, je voulais être acteur. J’étais mauvais mais cela m’a donné les clefs pour convaincre, ce qui est essentiel dans notre société. Puis j’ai fait des études d’architecte, c’était un peu trop sérieux, mais cette expérience m’a été très utile car j’ai appris à me demander : pourquoi la porte, la salle de bains, la cuisine sont-elles là? J’ai adapté ce procédé à la mode.
Vous avez aussi été l’un des premiers à adopter les règles de la mondialisation, avec Gucci. Ne craignez-vous pas une certaine lassitude de la clientèle, qui toujours va trouver les mêmes produits, mis en place de la même façon, à Milan, à Tokyo ou à Paris?
En vérité, les gens veulent les mêmes choses au même moment. Regardez autour de vous! Le monde entier voit les mêmes films, regarde les mêmes vidéos, est confronté aux mêmes nouvelles, au même instant. On ne peut pas lutter contre ce phénomène. Nous sommes en train de devenir une seule et identique culture. Dans quelques décennies, grâce aux mariages mixtes, nous ne serons plus qu’une seule race qui parlera une seule langue, paiera en une seule monnaie, conduira la même marque de voiture. Le monde entier sera connecté, on échangera tout, la question des différences culturelles ne se posera plus. Par un mouvement de balancier prévisible viendra un temps, dans cinq ou dix ans, qui saluera le retour d’une certaine individualité. Mais comment réussir à faire différent, autour du monde, au même moment? La réponse est simple. Même si le client pense acheter quelque chose de personnel, cela ne le sera pas. Matériellement, c’est impossible. Le phénomène de mondialisation est loin d’être terminé, même si certains envisagent sa fin. Et même si, parfois, on souhaiterait revenir en arrière.
Votre analyse du phénomène Gap, qui a pourtant beaucoup investi à l’international et qui connaît aujourd’hui une baisse de régime?
La marque est arrivée sur la scène dans les années 80, portée par la vague minimaliste et le goût pour des vêtements simples. Une paire de jean, un tee-shirt et une chemise blanche suffisaient alors. Aujourd’hui, nous sommes dans une époque où tout est mode, mode, hypermode! Ou tendance, tendance, ultra-tendance! Personne n’y échappe et tout le monde en redemande. Des entreprises comme Zara, qui utilisaient la même formule de collections basic, se sont à leur tour lancées dans cette course. Contrairement à Gap, qui n’a pas su prendre le tournant pour évoluer du bon côté.
Un autre mot qui est parti à l’assaut de la mode, c’est » luxe « . Qu’est-ce que cela représente pour vous?
Après une période très ostentatoire dont on sort à peine – le style ghetto clinquant avec ses débauches de diamants et de logos – le luxe devrait, à mon avis, dans les deux prochaines années, prendre une tournure plus simple, avec des produits qui semblent faits main, précieux et non identifiables. Mais pour moi, avant tout, le luxe est une notion de facilité. Ce qui est lourd, compliqué, difficile à porter, à mettre, à retirer est contraire à cette idée. Rien que pour prendre un avion, il faut faire la queue, porter sa valise, aller au satellite, attendre, la passer dans le scanner, la reprendre et, quel que soit son niveau de richesse, personne ne peut le faire à votre place! Dans la vie actuelle, le vrai luxe, c’est avant tout ce qui la facilite… Lors d’un essayage, si un vêtement est compliqué à mettre, s’il faut le passer par la tête, par exemple, je le tue! Il faut pouvoir l’enfiler sans difficulté, le retirer, s’asseoir sans gêne. Une robe qui se ferme avec plein d’agrafes, qui a envie de ça aujourd’hui? Et un modèle qu’il faut défaire pour aller aux toilettes? Forget, je le laisse tomber!
Quel est votre luxe personnel?
Dormir, car je suis insomniaque. J’ai beau faire de la gym, je ne réussis pas à dormir. Je crois que c’est lié au stress, mon pire ennemi. Mon père, qui dort trois ou quatre heures par nuit et lit le reste du temps, me dit que c’est normal que c’est une question d’âge. Et que cela va s’aggraver. Peut-être est-ce génétique? Je fais du yoga, des massages, du sport, tout ce qui est censé détendre, mais rien n’y fait! Mon plus vif souhait serait de réussir à régler ce problème. Et en plus, le sommeil fait disparaître le masque de fatigue sur le visage! J’aurai 40 ans en août prochain et, déjà, j’ai l’air de les avoir… à cause du manque de sommeil. Je fais très attention à ma forme, je suis en permanence au régime, je me pèse tous les matins, et si j’ai pris un kilo je ne mange pas de la journée. A Londres, j’ai mon propre trainer qui vient tous les matins à 7 heures. Et me rejoint les week-ends lorsque je suis à Paris ou à Milan, en période de collection. S’entraîner, et courir, même sur un tapis, reste la meilleure façon d’évacuer une partie des tensions.
Après avoir collé des logos partout, vous pensez qu’il est temps de les retirer. Ce mouvement perpétuel de la mode, c’est peut-être ce qui vous excite au point de vous tenir en éveil?
La nouveauté, c’est mon job. Chaque saison, en début de collection, je commence par lister ce que je ne veux plus voir! Et ensuite je me demande ce dont je vais avoir envie. Dans notre groupe, nous marchons à l’intuition, même lorsqu’il s’agit de stratégie. Et comme avec les vêtements, si je vais à l’encontre de mon feeling, c’est un désastre!
Est-ce qu’il vous arrive de ne pas savoir?
Rarement! Je suis très bon et très rapide pour prendre des décisions, heureusement car 80% d’entre elles demandent une réponse à la seconde. Cent fois par jour, je dois décider, j’ai donc une marge d’erreur! Mais je m’interroge souvent et il m’arrive de changer, à la dernière minute, comme pour ce défilé Gucci où j’ai remplacé tous les modèles de chaussures la semaine qui précédait le défilé. Les 20 mannequins ont dû se partager, à toute vitesse, les seules six nouvelles paires que j’avais réussi à faire faire. Mais la mode, c’est aussi ça! Ce doit être impulsif. Ce qui semble bien deux mois plut tôt, peut ne plus l’être ensuite.
En quoi l’argent, la célébrité, le pouvoir vous ont-ils changé?
Je suis devenu plus introverti parce que j’ai besoin de solitude. C’est un sujet de discussion récurrent entre Richard ( NDLR : son compagnon) et moi. Le soir, il veut sortir tandis que je préfère rester à la maison. J’ai peu de temps libre, et j’en ai marre de voir des gens. Mais j’essaie de ne pas trop changer. Richard m’emmène dans les transports en commun pour que je garde les pieds sur terre, on ne peut pas être en permanence dans sa voiture avec chauffeur à regarder par la fenêtre. On ne voit pas les mêmes choses.
La rue vous inspire?
Et la télé, les clips, les boîtes de nuit, les films… Les vieux, aussi. Une dame, vue dans le métro, qui n’a pas changé de façon de se maquiller depuis trente ans m’inspire tout autant. Tout ce qui attire votre regard au point de se dire » Qu’est-ce que c’est que ça? » Et qui donne envie de regarder à nouveau est source d’idée. La mode, c’est aussi une question de choc de la nouveauté.
Pourtant, elle se répète…
La combinaison peut être nouvelle. Tout ce qui a été bien le sera à nouveau. Si, un jour, notre oeil a été habitué à une certaine forme, à accepter telle silhouette, elle pourra toujours revenir à condition que ce soit au bon moment. Une forme n’est pas plus appropriée qu’une autre, c’est une question d’opportunité. Et d’attitude car, pour anticiper, il faut garder à l’esprit que tout peut être différent. Sinon vous risquez d’être surpris et mal préparé au changement.
Ce qui implique une bonne dose d’opportunisme. A quoi êtes-vous fidèle?
A une certaine netteté, même dans l’excès. Qu’il s’agisse d’une collection d’inspiration hippie ou flashy, reste ce fil conducteur minimal, qui réduit les choses à l’essentiel et qui s’appelle le style. Dans ma vie privée aussi, je suis fidèle à ma façon de vivre, de m’habiller.
Vous êtes riche, jeune et beau, vous collectionnez les maisons, le mobilier et le succès. Que cherchez-vous de plus?
Si je devais mourir demain, je n’aurais pas le sentiment d’avoir été » triché » par la vie. J’ai tout eu. De l’amour, des succès personnels, j’ai voyagé, j’ai de l’argent, je suis heureux et je ne voudrais pas être jeune à nouveau. Mais quand j’aurais 65, 75 ou 85 ans, peut-être me demanderai-je ce que j’ai fait de ma vie. Certes, j’aurai travaillé beaucoup, mais qu’ai-je fait pour les autres? Professionnellement je me sens accompli, mais humainement? Je ne sais pas. Pouvoir se dire » Ah! j’ai dessiné une belle paire de pompes! » n’est pas vraiment suffisant. Je crains que le bilan ne soit marqué par un certain égoïsme. Je ne sais pas si j’aurais jamais un enfant, mais je crois que j’aimerais en avoir un. En même temps, le monde est dur et je me demande si ça vaut vraiment le coup de mettre un enfant au monde qui devra traverser tout ça. C’est une décision difficile.
Etes-vous à ce point-là intime avec les femmes?
La plupart de mes amis sont des femmes, je les aime, j’en ai eu dans ma vie. Et, comme tous les homosexuels, j’ai besoin d’elles dans mon entourage. Mes premières aventures, à 14 ans, ont été avec les filles. Ma girlfriend a même été enceinte et s’est fait avorter deux fois. Aujourd’hui, j’aurais un enfant de 25 ans, j’y pense parfois… Jusqu’à 22 ans, je ne sortais qu’avec des filles, puis avec les deux. Je n’ai pas été traumatisé par la révélation de ma sexualité. J’ai aussi connu des femmes qui avaient des histoires avec d’autres femmes. La société a encore des réactions étranges et continue de faire tout un plat autour des différences d’âge ou de sexe. Aujourd’hui, je partage une relation avec un homme que j’aime, mais il m’arrive occasionnellement d’être attiré par une femme. Moi, je suis très sexuel, très sensuel. Certes, je ne dessine pas des vêtements pour aller au lit mais, grâce à eux, celui qui se sent attiré par l’autre l’est plus encore. Dans la vie, j’aime le côté animal, le sang chaud. Et avoir le coeur qui bat.
(1) Quand Gucci Group et Tom Ford prirent les rênes de la maison Saint Laurent en 1999, Hedi Slimane, créateur de la ligne hommes Yves Saint Laurent Rive gauche, préféra démissionner. Slimane fut engagé, peu de temps après, par la maison Dior, membre du conglomérat de luxe LVMH et grand rival de Gucci Group.
Propos recueillis par Colombe Pringle
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