(1)  » The Lonely Planet Guide to Experimental Travel « , par Rachael Anthony et Joël Henry, éd. Lonely Planet, 276 pages. Internet : www.latourex.org

L’histoire se répète. Seuls ses acteurs changent. Dans les romans de Henry James, la jeunesse dorée américaine débarquait déjà en Europe pour son initiatique  » Grand Tour « . En quelques semaines, de sémillants teen-agers arpentaient le Vieux Continent à une cadence soutenue avant de s’en retourner au pays avec le sentiment du devoir accompli. Ils avaient foulé la terre des ancêtres, s’étaient frottés à son riche patrimoine, avaient goûté son légendaire art de vivre… Ils étaient fin prêts pour entrer dans la vie adulte. Sans le savoir, ces bataillons de flâneurs jetaient les bases d’une pratique érigée aujourd’hui en industrie : le  » fast tourisme « .

Bob vissé sur le crâne, appareil photo en bandoulière et accents plus ou moins exotiques sur les lèvres, ils sont des milliers aujourd’hui à faire escale quotidiennement dans les grandes métropoles européennes. Avec l’ambition de se perdre corps et âme dans les tréfonds de la ville pour en humer l’atmosphère souterraine ? Pas exactement. Ces visiteurs seraient plutôt animés d’un mental d’armée en marche, bien décidés à  » conquérir  » le territoire ami au pas de charge. Leur devise : voir un maximum de choses en un minimum de temps. Ils n’ont d’ailleurs pas d’autre choix, un avion les attend bien souvent le soir même ou, au pire, le lendemain. Destination : Paris, Berlin, Amsterdam ou Londres, autres étapes rituelles de leur marathon. Qui seront englouties à leur tour aussi sec.

Si des Américains continuent à choisir cette formule expéditive, ils ne forment plus le gros des troupes. Les Japonais les avaient déjà supplantés dans les années 1980 et 1990, prêtant d’ailleurs le flanc à cette caricature restée célèbre du Nippon mitraillant les édifices à tout va. De nos jours, ce sont les Chinois, les Coréens et les nouveaux Européens qui découvrent à leur tour en masse les joies du  » fast tourisme « . Entre 2000 et 2003, le nombre de nuitées de ressortissants chinois à Bruxelles est ainsi passé de 56 802 à 103 087. Et ce n’est qu’un début, nous assurent avec optimisme les experts du marché. Car à mesure que la République populaire s’embourgeoisera, le débit de l’exode ressemblera de plus en plus à celui du tumultueux Yang Tsé.

Qu’on ne s’y trompe pas, il n’y a pas d’un côté les Européens et de l’autre le reste du monde. Pour des motifs parfois forts différents, les communautaires ont pris eux aussi le pli du séjour express. Les trois sociétés qui sillonnent la capitale avec leurs bus à impériale si reconnaissables en savent quelque chose. Les Français, les Allemands, les Néerlandais et les Britanniques sont les premiers à s’y engouffrer pour des balades calibrées de 1 à 3 heures. Bizarrement, on ne voit que peu ou pas de Chinois sur ces circuits balisés. La raison est simple, ce marché prometteur leur échappe complètement. Encadrés par des tour-opérateurs asiatiques, les lointains visiteurs vivent chez nous à l’heure… de l’Empire du milieu : ils mangent chinois, ne côtoient que des Chinois – guides compris -, et dorment dans des hôtels tenus par des compatriotes. Une particularité parmi d’autres, comme de vouloir absolument visiter des monuments très précis dont l’intérêt architectural paraît tout relatif. C’est le cas de la butte du Lion de Waterloo. Un  » must  » paraît-il.  » Ou encore d’exiger certaines commodités, par exemple avoir à disposition une bouilloire dans leur chambre pour faire du thé « , renchérit Béatrice Walgraeve, coordinatrice de l’Observatoire du tourisme à Bruxelles.

Les Chinois se trouvent en quelque sorte dans la situation des Japonais il y a vingt ans et des Américains il y a un siècle. Pour leur premier – et souvent unique – voyage hors de leurs frontières, ils préfèrent amasser les souvenirs que goûter l’instant présent. Mais si l’on se réfère à ce qui s’est passé ces dernières années avec leurs voisins du Soleil-Levant, les mentalités finiront par évoluer. Et leur manière de bourlinguer aussi. Les Japonais prennent en effet de plus en plus de libertés avec les stéréotypes colportés à leur sujet.  » Ils voyagent davantage en couple et empruntent des circuits moins formatés que par le passé. Autre indice de mûrissement : on voit se multiplier les demandes d’un nouveau genre. Pour organiser des mariages ici en Europe par exemple « , constate la responsable.

Quid des Européens ? Qu’est-ce qui les a mis sur la voie de l' » excursionnisme  » ? D’abord le contexte social. La réduction du temps de travail, singulièrement en France, a libéré des plages horaires pour de courts déplacements. Ensuite une réalité économique. L’augmentation du coût de la vie incite à partir moins longtemps. Et enfin un changement de comportement. Le morcellement des vacances est devenu tendance. Il est en effet de bon ton, surtout parmi les classes favorisées, de saupoudrer ses congés, et partant ses déplacements, plutôt que de tout concentrer sur juillet et août.

En y réfléchissant bien, le  » fast tourisme  » est à l’expédition ce que la barre chocolatée est à la gastronomie. Sa version condensée, simplifiée, édulcorée à l’extrême. Un grignotage alléchant certes, qui fond dans la bouche, mais laisse souvent un goût de trop peu.

L’industrie du tourisme a dû néanmoins s’adapter à cette nouvelle donne. En proposant des produits sur mesure. Le BI-TC (Bruxelles international tourisme & congrès) met par exemple à la disposition des touristes d’un jour une série de petits guides proposant un éventail de promenades thématiques d’une bonne heure :  » tendance « ,  » le charme et le chic « ,  » les classiques « ,  » Art nouveau  » ou encore  » Bruxelles, ville verte « . Avec mention des cafés, restos et surtout commerces à ne pas manquer. Car les TGV (pour touristes à grande vitesse) adorent les boutiques. Louper les chefs-d’£uvre des Musées royaux des beaux-arts, passe encore ; mais omettre de fondre sur la boutique Marcolini pour une razzia en règle, pas question. Sans doute qu’à défaut de capturer l’âme de la ville, faute de temps, les pèlerins nomades cherchent à faire main basse sur quelques-uns de ses trésors comestibles…

A côté de ces équations quelque peu blanchies sous le harnais, on voit se développer également des formules plus décalées, plus novatrices. Cela va des circuits interactifs (le BI-TC propose ainsi depuis peu une balade avec audioguide mêlant commentaires de Bruxellois et bruitages urbains) aux kits taillés sur mesure pour les nombreux congressistes de passage (à l’image de la nouvelle MICE card du même BI-TC combinant transports et réductions dans une série de magasins ciblés), en passant par les visites atypiques, plus ou moins inspirées de l’air du temps. On songe ici aussi bien aux très instructives déambulations urbaines de l’ARAU qu’au très en vogue  » Da Vinci Code tour  » parisien, calqué sur le best-seller homonyme de Dan Brown.

Si l’institutionnalisation du tourisme éclair – qui sécrète ses antidotes (voir ci-contre) – peut donner le vertige, il faut rappeler que le phénomène ne tombe pas du ciel. Il fait écho au contexte général. C’est ce qu’explique Josette Sicsic, directrice de l’observatoire européen des comportements touristiques :  » On vit dans la société du jetable. Tout doit être consommé au plus vite. Le tourisme n’échappe pas à la règle. L’émiettement du temps libre, l’accélération des moyens de transport ont même amplifié le mouvement dans ce secteur. Ce qui est regrettable, c’est qu’avec le  » fast tourisme « , on reste à la surface des choses, on n’approfondit rien.  »

Certains évoquent encore d’autres effets pervers. Notamment sur les politiques culturelles des villes qui, pour capter les touristes furtifs – et leurs précieux deniers -, céderaient à la tentation du nivèlement par le bas.  » De nombreux événements nés du génie spécifique d’une ville, tendent aujourd’hui à se copier, se plagier, pour offrir d’un bout à l’autre de l’Europe, une animation et un spectacle similaires, donc banalisés et affadis « , fustige le magazine  » Touriscopie  » dans sa livraison de juillet 2004. Et de citer les  » Nuits blanches  » (parties d’Amsterdam), les gay-pride, les rollers parades ou encore les plages estivales.

Sociologues et anthropologues attirent enfin l’attention sur le risque de voir le tourisme urbain frénétique contribuer à diviser la ville en deux. Avec d’un côté ses axes et espaces surpeuplés, victimes de  » disneylandisation  » parce que touristiquement porteurs (Grand-Place, Ramblas, Montmartre, Picadilly, etc.) ; de l’autre, ses territoires plus pittoresques, mais délaissés, où se niche pourtant la vraie personnalité d’une agglomération.

Le plus piquant, c’est que cette évolution était prévisible. Il suffisait d’ouvrir l’auguste Littré pour découvrir qu’en français, le terme  » touriste  » (qui date de 1803 et dérive de l’anglais  » tourist « , qui signifie  » voyage circulaire « ) s’emploie pour désigner des  » voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et dés£uvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes « . En plein dans l’actualité, non ?

Chemin de traverse

Il existe une échappatoire aux voyages organisés, aux circuits formatés et aux sentiers assiégés. Elle s’appelle Latourex. En version intégrale : Laboratoire de Tourisme Expérimental. Né il y a quinze ans dans le cerveau d’un Strasbourgeois adepte des jeux de rôle, cet  » organisme scientifique non gouvernemental  » fait souffler un grand courant d’air frais sur le secteur.

S’inspirant de l’Oulipo, le fameux Ouvroir de Littérature Potentielle des années 1960, qui prétendait qu’imposer des contraintes formelles dans l’écriture stimulait l’imagination (Georges Pérec en fut le plus éminent représentant), le laboratoire alsacien propose de bousculer les habitudes de voyage en fixant en préambule quelques règles poétiques. Exemples : visiter une ville en suivant l’ordre alphabétique des rues ( » alphatourisme  » en langage Latourex), séjourner 48 heures dans un aéroport sans s’envoler ( » aérotourisme « ), faire le tour de sites touristiques majeurs dans le but de s’en approprier un fragment, boulon de Beaubourg ou pavé de la Grand-Place ( » kleptotourisme « ), ou encore inviter son partenaire à sillonner une ville le même week-end que soi, mais sans lui fixer rendez-vous, et tenter ensuite de se retrouver ( » érotourisme « ). Dépaysement garanti !

Farfelu ? Pas tant que ça puisque Lonely Planet, le très sérieux éditeur australien de guides de voyages, vient de publier une compilation des meilleurs trips alternatifs de Latourex (1). Si vous croisez demain dans le métro un homme avec une tête de cheval et un sac sur le dos, pas de panique, c’est juste un routard en mal de sensations !

Laurent Raphaël

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