Le champ de la mode belge

est bien défriché. L’aura

des Anversois couplée à la pOle position de Bruxelles voit éclore des générations

de génies au Nord comme au Sud du pays. Zoom sur un aréopage de créateurs à qui Paris

(et le monde) tend les bras.

Une bonne terre pour les jeunes pousses : l’image correspond pile-poil à l’état d’esprit de la création belge tel qu’il est dans la dernière moitié des années 1990 et au tournant du IIIe millénaire. Les responsables de cette fertilité créative ? L’ITCB et les Six d’Anvers bien sûr ( lire aussi l’article  » Anvers est l’endroit  » en pages 22 à 32) sans oublier la renommée û selon leur maturité et leurs moyens respectifs û, de la section mode de l’Académie royale des beaux-Arts d’Anvers et de l’atelier  » Stylisme et Création de mode  » de La Cambre (aujourd’hui La Cambre-mode(s)). Et aussi les initiatives (inter)nationales û Modo Bruxellæ, le Festival d’Hyères û, visant à montrer toutes les coutures de la créativité belge ( lire aussi l’article  » Bruxelles-Hyères : l’axe du futur  » en pages 72 à 82). A ces engrais glamour, il faut naturellement ajouter ce qui forge le caractère même de ces  » sacrés nouveaux p’tits Belges  » : l’individualité forcenée, la puissance de l’authenticité couplée à la gestion de l’air du temps, la capacité à rebondir et à travailler comme un titan, l’ambition teintée de bon sens, la réflexion sur soi-même û petit satellite de la planète mode, qui suis-je, où vais-je et dans quel état j’erre ? û, la résistance ou le repli intelligent face aux difficultés économiques, la force de se prendre des claques et de renvoyer l’ascenseur en serrant les dents, l’importance de la communication et du marketing affûté, etc.

Certes elles ont du cran, de la classe et du charisme, ces générations de génie  » élevées  » sur notre sol ou venues d’ailleurs, parce que la Belgique est désormais une belle étoile au firmament de la mode. Entre une crise du Golfe et un 11 Septembre très noir, tout va très vite, parfois trop même, pour certains jeunes maestros du fil et de l’aiguille. Mais la plupart fait front.

A Bruxelles, Xavier Delcour pose une empreinte particulière et superbe sur la mode masculine dès 1997 tandis qu’Olivier Theyskens, après un passage de  » comète  » à La Cambre, devient en un tournemain la coqueluche des podiums parisiens en 1998 ( lire aussi leurs portraits en pages 134 et 138).

L’année suivante voit jaillir, à La Cambre toujours, trois figures de proue d’un style belge et bruxellois de plus en plus ébouriffant. Ces lauréats de l’allure seront talonnés par d’autres talents tels que, notamment, Daniele Controversio en 2001 ou Valeria Siniouchkina en 2002, dont vous pourrez lire les  » états de service  » dans la dernière partie de ce Collector.

Diplômés donc, en 1999 et sous une salve d’honneurs, voici José Enrique Oña Selfa, auteur d’un prêt-à-porter qui réchauffe le sang ( lire aussi son portrait en page 132), Laetitia Crahay, intégrée depuis plusieurs saisons au sein de la grande maison Chanel où elle est responsable des bijoux et des accessoires et enfin, le Liégeois Crstof Beaufays. Placée entre réel et virtuel, la collection de fin d’études de ce fan de Martin Margiela défiait avec brio les lois vestimentaires habituelles.  » Dans ce métier, on reste quasi continuellement sur le fil du rasoir, mais les expériences que l’on accumule enrichissent l’individu. Et puis, j’y crois profondément.  » Actuellement, Crstof, qui vit à Paris depuis 2003, bosse avec la maison parisienne Auguste, spécialisée dans le cuir de luxe et désireuse d’apporter une patte  » créateur  » à son image.  » Ils m’ont donné carte blanche et la première collection (hiver 03-04) a été un franc succès, étayé par plus de vingt points de vente « , explique Crstof qui trouve encore le temps de professer la mode à l’institut Château Massart (Liège) et de plancher sur des projets mêlant scénographie û un autre de ses dadas û, et mode.

A côté de cette vague bruxelloise dont l’excellente écume n’en finit pas d’éclabousser la plage de la mode belgo-internationale, c’est une réelle lame de fond qui secoue les rivages d’Anvers… Entre 1995 et 2000 (en fonction des âge, obtention du diplôme, stage(s), élaboration des structures commerciales, lancement des collections, etc.), l’enseignement prodigué par Linda Loppa et son équipe de l’Académie d’Anvers, engendre en effet une ribambelle de noms et de savoir-faire sensationnels qui, pour la plupart, font fabriquer, en partie ou en majorité, leurs produits sur le sol national.

Jurgi Persoons, dont la collection initiale remonte à 1996 et le premier défilé parisien à 1999, réinterprète les classiques d’une manière radicale, tout en sachant faire évoluer le style haute couture trash de ses débuts vers une féminité faussement BCBG, et donc réellement pointue. Quant à Stephan Schneider, jeune créateur allemand tombé amoureux d’Anvers et de son esprit mode, il mobilise l’attention de la presse parisienne dès sa sortie de l’Académie, en 1994. Dessinant pour l’homme et la femme, Schneider imprègne à ses vêtements une fantaisie sereine, une nostalgie  » adulescente  » (il aime les ambiances des salles de gym et autres références scolaires) qui, pourtant, ne galvaude pas la personnalité de celles et ceux qui les portent.

Considéré comme l’un des meilleurs créateurs pour hommes actuels, Raf Simons suit un stage chez Walter Van Beirendonck, survole l’Aca d’Anvers (il voulait d’abord devenir designer de mobilier) puis marque le coup dès 1995 à Paris, avec une collection très appuyée punk-rock. Synonyme de succès planétaire, vecteur d’un nouveau style belge acéré et splendide comme la lame d’un Laguiole, Raf Simons, épuisé par les cadences folles que le milieu impose, marque un break en 2000. Avant de revenir en 2001 avec une vision à la fois plus large et sereine des choses. Nouvelle structure, projets insistant sur la transversalité des disciplines artistiques telles que la musique ou le cinéma û  » je ne pourrais pas me limiter au vêtement, celui-ci me sert de passeport pour développer certains messages et ma vision de l’esthétique « , souligne Raf Simons û, mais aussi collaboration avec des magazines pointus mais intelligents genre i-D… Ce passionné de vêtements, mais pas de vedettariat, déclare que  » les créateurs qui valent et tiennent le coup sont de vrais bourreaux du travail. Ils n’ont que faire des piapiateries pseudo-chics de podium.  » Un sentiment parfaitement partagé par Veronique Branquinho, autre pièce maîtresse sur l’échiquier de la mode contemporaine, et compagne de Raf Simons six ans durant. Belle tige née à Vilvorde, diplômée d’Anvers en 1995, la demoiselle inspirée par la dualité, voire la complexité de la personnalité féminine, séduit illico les instances de la mode via sa première collection de l’été 1998, inspirée notamment de Laura Palmer, héroïne du feuilleton  » Twin Peaks  » et des égéries de David Hamilton. Considérée comme l’une des valeurs du stylisme contemporain, adulée par les fashionistas aux quatre coins du globe, Veronique Branquinho affirme qu’elle veut créer des vêtements réels pour des gens qui le sont tout autant. Une volonté qu’elle concrétise avec maestria û ses collections masculines amorcées cette année exaltent la même allure inoubliable et dénuée de chichis û, et qui constitue l’une des raisons majeures de son succès.  » Aujourd’hui, mes jeunes filles ont mûri « , constate celle dont les collections reflètent, à ravir et sans orgueil déplacé, son développement personnel. Liée à la mode sans en devenir l’esclave û  » le créateur belge agit d’abord avant de parler de ses exploits  » û, Veronique a ouvert, en août, son premier magasin éponyme à quelques encablures du ModeNatie ( lire aussi l’article en page 148).

Duo de chic et de charme A. F. Vandevorst (à savoir Filip Arickx et An Vandevorst) ont pris le temps (et ils ont eu la patience) de forger leur expérience, entre autres auprès de références du stylisme belge tel que Dries Van Noten (pour An) et Dirk Bikkembergs (pour Filip). Dès leur première collection à Paris en 1998, le couple surprend par sa façon de traiter le vêtement ; partant d’un point de vue assez traditionnel, A.F. Vandevorst fait ensuite évoluer ses créations vers une originalité pleine de poésie et de mystère. Ces porte-parole de l’habit personnalisé sont aujourd’hui occupés à restructurer entièrement leur société afin d’élargir encore les collections. Ils signent en effet et aussi des accessoires, chaussures, maroquinerie, lingerie, en misant notamment sur des interlocuteurs hyperspécialisés.

Parmi les multiples fines lames  » from Antwerp  » capables de se tailler une réputation redoutable dans le paysage de la mode belge contemporaine, épinglons encore le Sarde Angelo Figus : diplômé en 1999, il  » pète le feu à Paris  » l’année suivante, valse avec brio des vêtements hommes aux lignes femmes et signe en ce moment une mise en scène décalée au MoMu d’Anvers, dans le cadre d’Europalia Italie. Ou encore Tim Van Steenbergen, cuvée 2000 de l’Académie d’Anvers, admirateur du modus operandi d’Olivier Theyskens et, depuis le printemps dernier, auteur de collections magiques agencées comme des scénarios de film.

Difficile, décidément, d’opérer un tour complet de ces personnalités stylées, raisonnablement insoumises et courageusement indépendantes û la jeune génération de créateurs croit dur comme fer à leur système de PME et de structures modestes boostées par de bons collaborateurs û, dans un monde de plus en plus vampirisé par les mégagroupes de luxe et les grandes chaînes du vêtement. Si les susnommés £uvrent pour d’autres, c’est toujours en leur nom propre et généralement selon des durées déterminées. Bernhard Willhelm, autre big talent de la scène de mode scaldienne, signe, par exemple, et c’est un régal, la collection de la vénérable griffe romaine Capucci.  » Entreprendre une collection revient à commencer un voyage, qu’il soit dirigé vers des horizons lointains ou de type introspectif « , dit-il. Ce qui n’empêche pas l’énigmatique Bernhard d’aussi présenter, à travers des mises en scène inattendues, ses collections perso où, régulièrement, le conte de fées flirte avec la névrose. Rappelons aussi que Raf Simons et Veronique Branquinho, suivis en cette piste par A.F. Vandevorst, ont tour à tour signé deux collections chez Ruffo Research, la Mecque italienne du cuir classe. Et laissé, là, une empreinte bien à eux.

 » Depuis mes débuts dans la mode, j’ai eu la chance infinie de pouvoir £uvrer de manière autonome grâce à ma petite société Intermasco où se retrouve notamment d’anciens condisciples de l’école d’Anvers « , note l’excellent Bruno Pieters. Sorti d’Anvers, voici quatre ans, ce Brugeois au profil de jeune premier qui a entre autres fait ses classes chez Margiela, a d’abord cartonné en haute couture : on se souviendra de ses plissés plein de panache et ses broderies réalisées entièrement à la main. Avant d’amorcer, au printemps de cette année, un virage réussi dans le prêt-à-porter qu’il veut simultanément sophistiqué et décontracté.  » Je fais tout fabriquer en Belgique, la maille y compris, car nos fabricants ont l’art et la manière de comprendre ce que veulent les créateurs. En outre, mon passage vers le prêt-à-porter s’est passé sans problèmes : tous les acteurs de la mode m’ont suivi avec enthousiasme et on ne s’est planté nulle part ; ni au moment du défilé, ni dans le suivi de la production et des commandes, ni dans les contacts avec les clients et la croissance des points de vente. C’est chaque fois un défi et une consécration pour tous ceux qui travaillent avec moi. Toutefois, j’estime que le meilleur est encore à venir.  »

Confiants dans le (sur)lendemain, même s’ils savent pertinemment que tout peut basculer d’une saison à l’autre, éloignés avec bon sens du star-system modeux, ces  » Anversois têtes-de-bois  » savent également dire non aux propositions émanant de maisons de mode qui jettent souvent leurs jeunes créateurs après une saison sous prétexte que la collection n’a pas décollé. Et, quelles que soient leur ambition et leur appréhension du vêtement, ils méritent largement, ceux qui sont arrivés et ceux à naître, de s’inscrire en lettres d’or dans les annales et l’avenir de la mode belge.

Marianne Hublet

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