Révolu, le cinq poches unique et unisexe qui nous unissait tous. Aujourd’hui, c’est chaque jeans en son temps et un temps pour chaque jeans. Du collector vieilli à la fraise de dentiste au premium californien brodé, savamment délavé, le denim de l’été reste glamour à souhait. Et s’il a l’air de s’assagir, en relevant sa taille et en serrant sa coupe, c’est pour mieux nous envelopper d’un indigo brut et sauvage plus sexy que jamais.

La voilà qui émerge en douce, avec son petit air de déjà-vu, volé au Bowie efflanqué des seventies. Cette allure de bad boy, façon Pete Doherty, respirant la simplicité… étudiée. Toile basique, coupe ultraserrée, taille montante, teinture  » raw  » indigo, voilà la dernière folie des accros du denim qui consomment leurs jeans  » crus « , comme d’autres leurs steaks à peine cuits.  » Bleu « , comme on dit.

Gentiment coincés dans les bottes tout l’hiver, nos bas de pantalons ont déjà vu venir la nouvelle dégaine à suivre dont le porte-drapeau débarquera d’un jour à l’autre dans quelques boutiques belges triées sur le volet. Parti à la conquête de Paris en septembre dernier, le chouchou des branchés s’appelle Cheap Monday. Créée de toutes pièces il y a deux ans à peine par le Suédois Örjan Andersson, la marque encore confidentielle surfe sur la nouvelle équation marketing en vogue, à un petit détail près : si la diffusion ultrapointue est bien limitée à quelques milliers d’exemplaires par pays, le prix de vente, lui, reste au plancher puisqu’il ne dépasse pas les 50 euros. Du plus jamais vu depuis bien longtemps au royaume du denim trendy.  » Nous avons lancé ces jeans en réaction à tous ces trucs hyperchers que l’on trouvait sur le marché, reconnaît Örjan Andersson. Je n’ai rien contre les jeans chers et j’en vends d’ailleurs dans mes magasins multimarques en Suède, mais nous avions remarqué qu’aucune marque décente ne fabriquait des jeans abordables.  » Mais pour l’acteur principal de cette nouvelle success story suédoise, le montant sur l’étiquette, à lui seul, n’explique pas tout.  » Il est certain que lorsqu’un jeans est si bon marché, on peut se l’offrir au même titre qu’on achète une ceinture ou un tee-shirt, l’achat est plus compulsif, ajoute-t-il. Mais le design aussi était différent. Le nom, le logo (NDLR : une tête de mort), le tissu en stretch non délavé, la coupe moulante alors que tout le monde faisait du baggy.  »

 » C’est le retour à la rock attitude, très Dior, finalement « , comme le décode Guillaume, attaché de presse de la très branchée boutique Colette, à Paris. Cette silhouette androgyne est d’ailleurs la marque de fabrique d’Acne (créée en 2001) et de Nudie (née en 1997), d’autres références suédoises, bien représentées dans ce temple de l’exclusivité.  » C’est comme s’il y avait eu un certain ras le bol de ce look californien ultraglamour et de ces jeans qui vous remontent les fesses, ajoute encore Guillaume. Le sexy à l’américaine ne se transpose pas si facilement en France.  » Certes, le baggy taille basse et le délavé perforé et brodé n’ont pas totalement disparu des cintres de la boutique parisienne. Mais ils sont moins présents.  » Il y aura toujours plusieurs styles, nuance encore l’attaché de presse. De plus en plus de gens ont 4 ou 5 jeans dans leur garde-robe car ce n’est plus seulement un vêtement de loisir que l’on porte le week-end. Il suffit de voir le nombre de créateurs qui s’y sont attaqués : Dior, Dolce & Gabbana, Gucci, Lagerfeld…  »

Avec l’arrivée de ces grands noms de la mode dans le secteur du jeans, les prix aussi se sont emballés pour dépasser sans complexe les 1 000 euros la paire. Des montants qui ne doivent pas tout à l’effet label.  » Il y a des différences énormes dans les tissus, détaille François Schiemsky, grand patron des boutiques Francis Ferent, en Belgique. Dans la souplesse, obtenue par le Lycra présent dans les fibres, les techniques de délavages, le travail de vieillissement, le repassage… Ajoutez ensuite la coupe : à 2 mm près, c’est ce qui fera que vos fesses auront de l’allure ou pas. Le jeans, c’est ce qui est le plus essayé en magasin. S’il est bien coupé, il montrera ce qui est avantageux et cachera ce qui l’est moins. Les femmes d’ailleurs ne s’en laissent pas compter. Elles regardent et n’achètent que si cela leur va.  »

C’est que le jeans a, aujourd’hui, bien plus d’une image. Oublié l’increvable 5 poches mondial, hérité des cow-boys et ringardisé dans les années 1990. On choisit désormais son denim en fonction de l’humeur du jour. A l’instar de la célèbre  » petite robe noire « , il est devenu un pilier incontournable de toute garde-robe.  » C’est un vêtement génial car il est à la fois hors saison – on le porte toute l’année – et en même temps, il suit la mode de très près, précise Ingrid de Borchgrave, maîtresse de maison du lifestore I de B à Bruxelles. Il va à tout le monde car il existe toutes sortes de jeans. Idéalement, il doit être à la fois confortable et élégant, sans être hors de prix pour autant. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, nous aurons notre propre ligne dès l’hiver 2006.  » En attendant, Ingrid de Borchgrave mise sur le savoir-faire des Japonais, mondialement renommés pour la qualité de leurs toiles. Une  » appellation d’origine  » qui séduit surtout les amateurs pointus. Pepe Jeans ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisque le jeaneur londonien a choisi aussi de s’approvisionner en Orient pour sa nouvelle ligne Premium Indigo Eccentrics dont les premiers modèles sortent aujourd’hui en magasin. Quant au concept-store I de B du boulevard de Waterloo, c’est là qu’on trouvera, cet été, en exclusivité les célèbres denims d’Edwin.

Numéro 1 au Japon depuis 1983, ce fabricant fut l’un des premiers, après-guerre, à miser sur le développement, dans son pays, de ce produit pourtant très américain. Depuis, la marque n’a jamais cessé d’innover. Fin des années 1970 déjà, elle imagine un nouveau type de lavage à la main des tissus qui leur donne un look de  » déjà porté « . Dix ans plus tard, elle mettra au point un processus d’abrasion locale qui permet  » d’user  » artificiellement les pantalons. La révolution de la célèbre toile de Nîmes était donc en marche bien avant que n’arrivent sur les marchés tous ces jeaneurs californiens qui ont fait de ces techniques de destruction précises leur marque de fabrique et leur arme de vente.  » On assiste peut-être à un retour du jeans plus portable en journée, plus  » propre  » , avec une taille plus haute, mais les broderies, les trous et les strass n’ont pas disparu pour autant, insiste François Schiemsky. C’est plus subtil, surtout dans les délavages, moins déchiré, mais on en verra encore beaucoup, même l’hiver prochain.  »

Un coup d’£il aux modèles de cette saison signés Dolce & Gabbana suffit d’ailleurs pour s’en convaincre. Pour le duo italien, un bon denim se doit d’être  » égratigné  » pour respirer la vie.  » Les jeans sont comme l’eau minérale, précise Stephano Gabbana. C’est impossible de vivre sans. Les tailles basses, de vrais classiques Dolce & Gabbana, sont plus personnels grâce à des variations de couleurs, des lavages au sable ou des surpiqûres qui reprennent la couleur du logo.  » Produit phare de la marque, le jeans occupe une place de choix sur le podium des pièces les plus vendues, chez l’homme comme chez la femme.  » Interprété par des créateurs qui, comme nous, le  » vivent « , le denim est sans doute un peu différent de celui qui est produit en grande série, renchérit Domenico Dolce. Nous exprimons notre créativité en utilisant un denim vécu, déchiré, qui a un aspect  » abusé  » ou en l’enrichissant avec des détails précieux.  » Un terrain que le tandem italien partage avec les américains de For All Mankind (FAM) ou encore Rock & Republic.

Remarquées d’abord pour leur fitting exceptionnel, ces petites marques qui affichent moins de dix ans au compteur se sont souvent vu propulser à l’avant-scène grâce au coup de pouce médiatique de stars américaines. Jennifer Aniston, Cameron Diaz ou Will Smith ont fait parler de FAM comme Anastasia ou Serena Williams de Rock & Republic pour qui Victoria Beckham signe d’ailleurs une ligne luxe reconnaissable sur les poches à sa couronne argentée brodée. Mais une fois passé l’effet d’annonce, elles n’ont cessé d’attirer l’attention grâce à tous ces vieillissements sophistiqués facturés par les professionnels de l’usure chic de 3,25 à 50 dollars la paire (1). Comme ces vins nourris aux copeaux de chêne pour en exacerber l’arôme vanillé artificiellement, le jeans s’invente aussi des millésimes bidon. Chez BlueBlood –  » parce que les jeans de bon cru affichent une ligne de vie  » -, on peut désormais choisir entre la version  » Neuve « ,  » 18 mois  » ou  » 3 ans  » d’âge de leur modèle Selvege classic. La même marque n’hésite d’ailleurs pas à faire appel à un  » vrai dentiste  » pour forer des cavités microscopiques dans ses toiles de coton teintées…

Mais la recherche d’exclusivité ne s’arrête pas là.  » Les consommateurs sont en quête de produits proposant un très haut niveau de savoir-faire, d’authenticité, de créativité et de design, souligne Peter Koral, fondateur et président de la marque For All Mankind. Ce qui fixe la limite, ce n’est pas le prix, mais notre imagination. Tout est possible lorsque vous parlez d’un produit de luxe et de denims premiums comme les nôtres.  » Poussant la barre toujours plus haut, le jeaneur s’apprête donc à sortir une ligne encore plus haut de gamme, en collaboration avec Alfredo Settimio, le styliste italien de The Great China Wall qui enrichira chaque paire d’ornements à rivets, de cristaux Swarovski, de studs ou de paillettes. Dans le même esprit, FAM s’était offert, en octobre dernier, les services de Zac Pozen, l’enfant terrible de la mode new-yorkaise. Ses modèles qu’il définissait lui-même comme  » sexy, limite et emblématique d’un certain glamour futuriste vécu au quotidien  » s’étaient envolés des rayons en quelques jours à peine…

Loin d’être un pionnier en la matière, Pozen n’a fait que suivre les traces d’autres grands noms de la mode.  » Si je veux faire du denim, autant demander l’aide d’une des meilleures compagnies du secteur plutôt que de m’improviser dans ce domaine, expliquait Karl Lagerfeld lors du lancement de modèles en partenariat avec Diesel (2). Comme le rappelle encore Wad, le trimestriel pointu de mode et de culture urbaine, Junya Watanabe a fait régulièrement appel à Levi’s pour finaliser une collection pour la boutique londonienne de Comme des Garçons. L’été dernier Naoki Takisawa chez Issey Miyake a également travaillé avec Lee sur la création de jeans en exclusivité pour le marché japonais. A son tour, Christian Lacroix, qui compte relancer sa ligne de denim sur le marché américain, s’alliera lui aussi à un grand nom du secteur.  » Le jeans, pour moi, c’est le comble de la modernité, confie le créateur. C’est d’ailleurs dans sa région d’origine, dans les environs de Nîmes, que j’ai eu cette révélation. J’étais dans les arènes, ce jour-là, et en regardant tout autour de moi, je me suis aperçu que tout l’univers était bleu ! Déjà, à la fin des années 1980, je voyais ce produit comme un bon complément de la haute couture. Un moyen de rester vigilant. Ce partenariat ( NDLR : en cours de finalisation lors de notre rencontre) va me permettre de développer ce secteur, de créer des modèles tout en strass et en paillettes, dans un esprit très Vegas, comme je peux aimer les faire.  » Quant à Alexander McQueen, il lancera lui aussi une première ligne de denims griffés, coaché par le spécialiste des licences italien Sinv Spa.

 » Mon seul regret est de ne pas avoir inventé le blue-jeans « , aurait dit un jour Yves Saint Laurent. Qu’en pense aujourd’hui celui à qui revient ce privilège ? Chez Levi’s, on reconnaît que la marque, trop sûre de son succès, a eu tendance, à la fin des années 1980 à s’endormir sur son modèle 501, né en 1853 et qu’elle croyait indémodable.  » Mais il reste, en dépit de tout, le jeans le plus vendu au monde, insiste Werner Van Gansbeke, directeur marketing Benelux et Scandinavie. Il a aussi évolué : il est devenu plus large, il se porte aussi davantage sur les hanches. Aujourd’hui, notre stratégie est très claire. Quand le consommateur entre chez nous, nous voulons qu’il se dise : ici, je devrais trouver mon jeans parmi les 150 options proposées.  » Chez Levi’s, la cible est plutôt jeune (15 à 24 ans) et résolument masculine (75 %), même si le label se tourne cet été vers les filles avec trois nouvelles coupes (Red Tab 570, 571 et 572) adaptées à leur morphologie. Le secret ? Une coupe plus ronde au niveau des hanches, une taille plus haute dans le dos – fini le slip qui se dévoile contre son gré lorsqu’on se penche ou qu’on s’assied -, sans oublier les poches  » push-up  » qui galbent les fesses. Le tout bien près du corps et  » raw  » à souhait comme le veut la nouvelle tendance.  » Depuis les années 1960, Levi’s a toujours eu une image rock, poursuit Werner Van Gansbeke. Aujourd’hui encore, des musiciens comme les membres de Girls in Hawaii, Ginzu, Hooverphonic ou encore Tom Barman de dEUS portent nos jeans. D’un point de vue marketing, Levi’s n’a jamais quitté le haut de la pyramide, le triangle où se retrouvent les influenceurs, les leaders d’opinion. Nous nous voulons à la fois authentiques – nous serons toujours là – et pionniers, à la pointe de l’innovation.  » Une philosophie qui a servi de ligne conductrice à la conception de la nouvelle génération du Levi’s Engineered qui sera disponible dès l’automne prochain.  » Les jeunes d’aujourd’hui sont en quête d’authenticité et d’individualité, rappelle Rikke Korff, déjà créatrice de la ligne originale. Ils veulent sentir la main humaine dans un produit résolument tourné vers l’avenir. Ils veulent aussi avoir le sentiment de  » bien faire « , raison pour laquelle nous avons choisi de travailler avec du coton 100 % bio. Et nous le livrons brut,  » raw « . Parce qu’au fond, c’est ça le jeans. Sexy et clean.  »

Chez G-Star aussi, on s’apprête à retailler un costard au mythique Elwood qui a fait le succès de la marque néerlandaise. Pour ses dix ans d’existence, le célèbre modèle ergonomique – qui, lors de sa sortie, s’était positionné comme l’alternative rêvée aux 5 poches périmés – se laissera lui aussi porter par l’air du temps venu du Grand Nord : livré brut et foncé, il s’offrira une édition limitée collector, rétrécie comme il se doit.

Et si tous ces modèles exclusifs ne vous suffisent pas, il ne vous reste plus qu’à vous faire coudre un jeans à votre image en passant par une capsule au look futuriste qui prendra vos mesures au micron près. Science-fiction ? Pas du tout. La machine baptisée Bodymetrics, installée au Bon Marché à Paris, vous scanne en 8 secondes. A vous de choisir ensuite la forme, la longueur et la teinte du denim de vos rêves qui vous sera alors livré quelques semaines plus tard. On est prêt à parier qu’il ne vous quittera plus. Une vraie seconde peau. Indigo.

(1) In  » Time Style & Design « , été 2005.

(2) In  » Wad « , n°25, été 2005.

Isabelle Willot

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