Tout feu tout femme

Alba Pregja © STUDIO JOLI JAUNE

Du secteur associatif au cinéma en passant par l’entrepreneuriat, pour celles qui ont la fibre engagée, c’est la Journée internationale des droits des femmes toute l’année.

La Journée des droits des femmes – et non la «Journée de la femme» comme l’ont renommée celles et ceux qui y voient l’occasion de promouvoir aspirateurs, bouquets de fleurs et autres cadeaux genrés. Ayant provoqué un premier mouvement de mécontentement il y a quelques années, les dénonciations de ces tactiques marketing pour le moins maladroites ont fait place récemment à des protestations plus institutionnalisées. Des groupements féministes à l’associatif, voire au sein de certains partis politiques, le 8 mars est désormais l’occasion de boycotts symboliques en marge des marches qui voient défiler partout dans le monde des femmes réclamant la parité entre les sexes. Laquelle, qu’il s’agisse des carrières, des salaires ou simplement des normes sociétales, semble loin d’être acquise, surtout si on regarde le calendrier et qu’on constate qu’une seule Journée des droits des femmes par an, ça en laisse par définition 364 dédiées aux hommes, ce que dénoncent les antagonistes de ces vingt-quatre heures symboliques. Ceux-ci préfèrent s’engager toute l’année, à l’image des femmes rencontrées pour les besoins de ce reportage. Car ainsi que le souligne l’entrepreneuse bruxelloise Alba Pregja, à l’origine du coworking féminin Womade, «s’il faut une date arbitraire pour conscientiser aux inégalités, pourquoi pas, mais cela doit être un combat de tous les jours». On ne naît peut-être pas engagé·e pour les droits des femmes, mais on peut le devenir, pour paraphraser de Beauvoir, et nos quatre interviewées donnent l’exemple.

Géraldine Doignon
Géraldine Doignon © SDP

Alba Pregja, 35 ans, fondatrice de Womade

Passée par les bancs de l’ULB et les bureaux du média international Politico, cette maman de deux enfants originaire d’Albanie déconstruit les croyances limitantes héritées du patriarcat, un cliché à la fois.

«C’est quand je suis tombée enceinte de mon premier enfant, une fille, que j’ai eu le déclic», se souvient Alba Pregja. Chez elle, le désir de prouver à sa petite Ella, 5 ans aujourd’hui, «que sa maman osait suivre ses rêves» mais aussi, qu’à son échelle, elle construisait «un monde meilleur pour elle» a débouché sur la création de Womade, un espace de coworking et d’incubation d’idées entièrement féminin. Comme une forme d’exclusion inversée, dans un monde aux airs de boys club gigantesque? Que du contraire: «A l’époque, il n’existait pas encore de lieu de ce type en Belgique, et expliquer mon projet n’a pas été simple parce que notre vision du monde est biaisée par des siècles de patriarcat. Plusieurs hommes ont déjà postulé pour rejoindre le coworking. Je ne dis jamais non et je les invite à visiter l’espace pour leur expliquer la synergie du projet. Ils peuvent louer l’espace et sont les bienvenus à nos événements, mais le coworking est réservé aux femmes. Cet entre-soi est important parce qu’il renforce la synergie qu’il peut y avoir entre nous. Les femmes qui viennent travailler ici ne le font pas tant parce que c’est 100% féminin que parce qu’elles aiment l’ambiance qui s’en dégage. On s’inscrit dans une forme d’entraide bienveillante et si une des coworkeuses célèbre un succès professionnel, ça motive toutes les autres qui n’ont pas encore réalisé leurs rêves et peuvent se nourrir de cette énergie.» Un changement de paradigme dont Alba reconnaît qu’il demande un peu d’effort à la mise en place. «Je regardais Cendrillon récemment avec ma fille, et ses demi-sœurs la cachent littéralement pour exister. C’est l’antithèse de la sororité: si une femme brille plus que les autres, cela ne veut pas dire que les autres n’existent pas. Pour moi, la sororité implique de comprendre qu’il y a de la place pour nous toutes», assure Alba. Qui s’étonne de rencontrer chez Womade des femmes «qui disent qu’elles ne sont pas féministes, comme si c’était un gros mot»: «Ça m’énerve, parce qu’il existe des différences de traitement selon le sexe, et il y a encore beaucoup de travail à faire pour les gommer. Pour moi, les femmes ont toutes le devoir de s’engager pour bousculer ce statu quo, en fonction de l’énergie et du temps dont chacune dispose.»

womadebrussels.com

Géraldine Doignon, 45 ans, membre active du collectif Elles font des films

Cette réalisatrice et professeur à l’IAD transpire la passion du cinéma, celle de raconter les gens. Et depuis cinq ans, de rendre ce milieu plus juste pour les femmes, qui n’ont toujours pas leur place sur la photo. Une place pourtant légitime, dans la lumière et en sécurité.

«Ça a été un véritable choc pour moi.» Il aura suffi d’une photo, en juin 2017, pour que Géraldine Doignon se mobilise pour plus d’égalité dans le monde du cinéma. Un cliché qui rassemblait pour les 50 ans du cinéma belge ses représentants, soit 41 hommes et… 6 femmes. Cette violence symbolique, elle ne l’avait pas vue venir, n’ayant jamais été confrontée au sexisme de son milieu. «Avant cela, je travaillais dans mon coin, l’envie de faire des films et la volonté farouche d’y arriver chevillées au corps», dit-elle. Indignée, elle se coordonne avec d’autres réalisatrices belges et elles publient leur propre photo de famille ainsi qu’une tribune, «un droit de réponse qu’on s’est octroyé pour que ne soient pas oubliées celles qu’ils n’avaient pas voulu mettre en lumière (….) L’idée était vraiment de dire: on ne veut plus de cette situation.» Depuis, elle joue collectif, avec pour objectif de sécuriser son monde professionnel et faire tomber les obstacles. «Trop de femmes quittent ce milieu pour se protéger. Parce que ce milieu est sexiste et les conditions de tournage fragilisent les femmes et augmentent les facteurs de risques. Aussi parce que la maternité donne un sérieux coup de frein aux carrières. Les films de femmes trouvent aussi moins facilement de producteurs, de diffuseurs», dénonce Géraldine. Qui confie comme ambition «de mettre en place une sorte de code de la route, un cadre, qui établirait ce qui est acceptable – ou pas – sur le lieu de travail. Et de cette manière, évacuer les abus». Formations, études, statistiques: tels sont les chantiers qu’elle coordonne avec ses pairs, en y consacrant en moyenne une journée par semaine. Pas rien quand on est mère de deux enfants, également investie dans leur école pour former au regard critique. Mais ce combat est aussi devenu source d’inspiration: «Toutes ces histoires sur des situations qu’on ne dit pas ou trop peu sont devenues le terreau de mes propres projets cinématographiques.» Car finalement, «le plus grave, c’est qu’on ferme la porte à presque tous les récits de femmes». Et de pointer un manque cruel de diversité dans le monde du cinéma, peu représentatif de la société, ni même des écoles d’art. Même si elle se réjouit du chemin parcouru, des collaborations avec les ASBL, du soutien des pouvoirs publics, mais aussi des acteurs privés. «On est parvenues à se rendre indispensables. Et désormais, on ne peut plus nous ignorer.» Et, même si la route est encore longue, elle se félicite du bilan: le monde du cinéma est en train de changer et cette grande famille de s’affranchir de ses démons.

Mariama Bah
Mariama Bah © ID / BART DEWAELE

ellesfontdesfilms.be

Mariama Bah, 38 ans, médiatrice culturelle au Gams

Arrivée en Belgique en 2017 après la mort de son mari, Mariama a dû affronter nombre d’obstacles pour reconstruire une carrière semblable à celle qu’elle avait en Guinée. Et a choisi de la dédier à celles qui, comme elle, ont vécu l’excision, via le Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles.

«En tant que réfugiée, trouver du travail a été un défi, parce que mes diplômes n’étaient pas reconnus en Belgique et que je n’avais pas d’expérience professionnelle dans le pays. Un jour, on est allé jusqu’à me dire que ma voix n’était pas adaptée au profil des clients belges, et ça m’a donné envie de changer de voie et de faire partie des personnes qui mettent la multiculturalité de la Belgique à profit. C’est comme ça que je suis passée de l’administration des affaires au secteur socio-culturel, parce qu’il me semblait offrir un terreau fertile pour faire changer les mentalités. Le temps que je finisse ma formation, un poste s’est libéré au Gams et j’y ai postulé.» C’est qu’en Guinée déjà, Mariama, qui a elle-même été excisée à l’âge de 6 ans, luttait contre les mutilations sexuelles. «C’est une pratique qui cause énormément de problèmes de santé, mais en même temps, c’est important de ne pas donner l’impression aux communautés concernées qu’on les rabaisse ou qu’on déshumanise leur culture. Je suis fière d’être Peule, mais ça ne m’empêche pas de questionner des pratiques qui nuisent à la santé», explique celle pour qui cet engagement est une forme de guérison. Même si Mariama n’est pas immune au burn-out militant: «Ce n’est pas simple tous les jours, parce que ça fait écho à mon histoire et certains témoignages sont très difficiles à entendre, mais je ne lâche rien, parce que même si c’est trop tard pour moi, ce n’est pas trop tard pour les autres». Et pour cette maman de cinq enfants, l’engagement est aussi l’affaire de toute une année. «C’est tous les jours qu’il faut mener le combat pour les droits des femmes, car il y a encore énormément de chemin à parcourir», martèle celle qui a d’abord enseigné à ses fils qu’il ne fallait pas pleurer, avant de réaliser son erreur. «En tant que femmes, on reproduit parfois inconsciemment le schéma d’oppression dans lequel on grandit, c’est important d’oser questionner notre rôle dans la société.»

Nadine Plateau
Nadine Plateau © SDP

gams.be

Nadine Plateau, 82 ans, cofondatrice de la Maison des Femmes et de Sophia

Professeure de langues de formation, dès les années 70, cette enseignante aujourd’hui à la retraite décide de mener une vie militante en parallèle à sa carrière.

«J’ai eu 20 ans dans les années 60, des années porteuses sur le plan du rejet de l’autorité, des hiérarchies et de la domination. J’ai été proche des groupuscules de gauche mais je ne me sentais pas totalement concernée, si ce n’est sur le plan de la justice sociale. C’est d’ailleurs cette trame qui m’a animée dans le féminisme», explique cette militante qui n’est pas près de raccrocher et qui s’est d’abord engagée sur la question de l’avortement. «J’ai eu une enfance privilégiée, j’étais pleine d’illusions et lors des discussions avec les groupes de femmes, je me suis aperçue à quel point j’étais colonisée par une idéologie, une culture patriarcale et sexiste emmagasinée de manière tout à fait inconsciente. J’étais pourtant affectée de la même manière que les autres femmes. Cette prise de conscience ne m’a plus lâchée!»

Au sein de la Maison des Femmes, sortie de terre en 1974 à Bruxelles, «ce sont la qualité des rencontres, l’effervescente, le dynamisme, le plaisir de construire quelque chose ensemble qui m’a marquée. C’était vraiment la joie quotidienne d’être ensemble et de se dire ‘Voilà, on peut changer le monde’, même si on le changeait de manière extrêmement minime». Et d’ajouter sur la sororité: «Ce n’est pas parce qu’on est femmes qu’on est sœurs. C’est parce qu’on est des femmes avec un projet commun d’agir ensemble qu’on est des sœurs. La sororité, dans l’espace de la Maison des Femmes, s’est construite dans la conscience du pouvoir que nous donnait le collectif dans notre vie individuelle et dans la conscience du plaisir de cet entre-femmes.»

© National

L’engagement de Nadine Plateau ne s’est pas arrêté là, puisqu’elle a aussi fondé le réseau belge des études de genre, Sophia, dans lequel elle s’est engagée des années 90 à 2007. Aujourd’hui, la militante s’inscrit dans un processus de désengagement progressif: «A un certaine âge, on peut laisser la place aux autres. Et puis, il y a un moment où il faut se taire ou parler ailleurs. Depuis les années 2000, je retourne à mes préoccupations d’adolescente et de jeune femme: les questions de racisme, d’impérialisme, de colonialisme en travaillant avec des petits collectifs.» Et de conclure: «C’est très difficile d’articuler le travail, l’action de ces petits collectifs et le mien, comme je n’ai plus d’association derrière moi pour tirer, mais c’est là que j’ai envie de continuer.»

sophia.be

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