Plus de doute : la capitale allemande est bien devenue l’épicentre de la création européenne. Un phénomène dont on peut mesurer toute l’intensité depuis la scène mode jusqu’aux enseignes de restos ultratendances. Sans oublier le foisonnement architectural qui règne en maître.

Carnet de voyage en page 81.

A la question  » pourquoi Berlin ? », Tony se déchaîne.  » Où d’autre ? Je ne connais pas un endroit en Europe qui offre autant de possibilités « , s’exclame ce jeune artiste arrivé tout droit de Londres. Il précise  » Berlin est un vrai think-tank – un réservoir d’idées – multiculturel où naissent les tendances de demain. Ailleurs, à Tokyo, Paris ou Londres, la création est réservée à une élite. Si l’on n’en fait pas partie, on est marginalisé. A Berlin, ce sont les créateurs qui donnent le ton. Les loyers étant très bas, la ville agit comme un pôle magnétique. Il y a ici la plus grande concentration d’idées que je n’ai jamais rencontrée. L’ébullition est totale et perpétuelle.  »

Cela fait près de six mois que Tony a quitté les brumes londoniennes pour s’installer au c£ur de cité sur la Spree. Il habite dans le quartier de Prenzlauer Berg où comme il dit  » demain s’écrit aujourd’hui « . Pour exercer son art, il se rend tous les jours au Tacheles Art Center, un haut lieu de l’art alternatif berlinois. Cet ancien grand magasin du début du siècle promis à la destruction a été sauvé en 1990 par l’intervention d’un collectif d’artistes qui l’a squatté. Aujourd’hui, il est le symbole – un peu récupéré – de la contre-culture et de la liberté. Totalement taguée, la cage d’escalier qui mène aux ateliers des artistes donne la mesure du vent libertaire qui souffle ici. Partout fleurissent les allusions à la contestation d’une société dominée par le mercantilisme. Jusqu’à la caricature : Tony consulte ses mails – en version ADSL – sur un ordinateur encastré dans le chariot métallique d’un supermarché.

S’il fallait mettre un nom sur le mouvement de fond qui s’est emparé de Berlin, ce serait assurément celui de  » décroissance « . Cette tendance sociologique qui s’impose peu à peu dans les différentes capitales européennes a pris ses racines dans la capitale allemande. Tony l’analyse :  » On peut résumer cette lame de fond par un retour salvateur à une économie de moyens. L’idée est de vivre avec un minimum d’objets, posséder le moins possible et faire de sa vie une création perpétuelle. Les adeptes les plus radicaux de la décroissance ne possède pas de frigo, ils achètent leurs produits et les cuisinent au jour le jour.  » De façon un peu paradoxale, si l’on en croit Tony, ce serait Internet qui aurait généré ce modèle de vie en favorisant l’accès gratuit – parfois de façon illégale – aux contenus culturels.  » L’idée dominante est de passer du champ de la consommation à celui de la création « , conclut le jeune Londonien.

Globale ébullition

Pour comprendre Berlin, il faut la comparer à Paris. Alors que la cité allemande est huit fois plus étendue que la capitale française, elle ne compte que 3 500 000 habitants. Un ratio qui en dit long sur l’importance du tissu urbain. Déconcertant et peu homogène, il a fait naître une vraie  » street culture  » dans le chef des jeunes berlinois. Cette attitude d’ouverture sur la ville se traduit par une rencontre omniprésente entre l’art et la rue, que ce soit sous formes de graffitis ou d’£uvres d’art sauvages surgissant dans les ruelles les plus incongrues. Cette façon de s’inscrire dans le paysage urbain de façon dérobée culmine dans le phénomène des  » Höfe « . Il s’agit de cours d’immeubles, dont la plus connue est la Hackesche Höfe, formant des labyrinthes reliés les uns aux autres. A l’intérieur de celles-ci, on trouve galeries d’art déjantées, librairies spécialisées, lieux dédiés à l’architecture, bars alternatifs, boutiques de mode en devenir…

Autre élément capital, les prix en cours dans les bars et les restaurants ont littéralement boosté la vie nocturne pour en faire l’une des plus foisonnantes du moment. Il faut dire qu’avec un verre de whisky vendu à 2 euros, on se situe très loin des autres grandes villes où le même breuvage s’affiche entre 5 et 10 euros. Du coup, la nuit berlinoise est propice à toutes les rencontres : DJ, stylistes, designers, artistes maudits ou futurs docteurs en philosophie. C’est sur Oranienburger Strasse dans le quartier du Mitte – l’autre quartier branché avec Prenzlauer Berg – que l’on s’en rend le mieux compte. Le tout Berlin branché s’y rencontre dès 19 heures, avant de quitter le quartier vers 2 heures du matin pour se rendre en club. Des clubs à la musique pointue, dont certains prolongent leurs  » after  » au-delà de midi.

Cette effervescence, on la retrouve tout autant dans la scène food et les bars que dans la mode ou dans l’apparition symptomatique de  » small design hotels  » au c£ur de la ville. Les restaurants donnent particulièrement le ton de l’évolution du goût du jour. On est à mille lieues de l’image des fameuses  » currywurst  » qu’un voyageur peu informé pourrait s’attendre à trouver exclusivement. Des influences japonaises et globales asiatiques imprègnent les différentes adresses. Parmi celles-ci, on retiendra la très exemplative RNBS. Parfaitement mise en couleur, cette microcantine est sous-titrée  » feel good fast food « . Avec un mélange de nouilles, de soupes et de rouleaux de printemps décalés, l’endroit décline une parfaite fusion asiatique d’où les exhausteurs de goût ainsi que les arômes artificiels sont exclus. Idem pour Nu, noodle-cantine panasiatique au décor brut rehaussé de fresques mangas. Sans oublier Smoothees, intitulé  » your vitamin dealer « , qui officie dans le même registre avec une déco à la clarté ressourçante.

Il ne faudrait pas manquer non plus Grasshopper, un bar à jus inspiré et surtout Kauf Dich Glücklich, une adresse alternative qui revisite le salon de thé à coup de vieux canapés usés et d’icônes régressives. Une approche surréaliste que l’on retrouve également à l’Absinth-Depot, où l’on peut faire son choix parmi une vingtaine de marques différentes d’absinthe dans un cadre suranné. On notera aussi que même le snacking s’affiche différent à Berlin. Depuis peu, la ville a lancé un projet d’échoppes de rue nomades appelé  » bboxx « . Il s’agit de petites constructions en béton colorées et design qui s’implantent de façon éphémère dans les quartiers en vue. On peut y manger une nourriture au goût du jour et même, quand le temps le permet, y fumer le narguilé sur le toit.

Côté mode, Berlin a gagné ses lettres de noblesse en juillet dernier. La ville a été prise d’assaut par une série de défilés dont le fameux  » walk of fashion  » qui a permis à une dizaine de créateurs de présenter en rue leurs dernières collections  » made in Berlin « . Un événement qui s’est inscrit dans le cadre d’un week-end entièrement dédié à la mode, durant lequel pas moins de cinq salons dont le célèbre  » Bread and Butter  » se sont succédé. Les différentes boutiques de la ville reflètent également ce dynamisme mode. Il suffit de se rendre Rosenthaler Strasse pour s’en rendre compte : les enseignes fashion se ramassent à la pelle. Mention pour le magasin Jacuzzi qui livre une version brute et urbaine de la mode berlinoise.

Une ville archilookée

L’hôtellerie s’est également mise au goût du jour en distillant une série d’hôtels design. Le Ku’Damm 101 qui rend hommage à Le Corbusier, le père de l’architecture contemporaine, vaut le détour. Avec une palette de couleur précise, les concepteurs suisses Kessler & Kessler ont réussi un hôtel dont chacun des six niveaux est basé sur trois tons de la même couleur : vert Véronèse, bleu céleste, bleu profond, mauve, beige et gris. Le tout meublé avec des grands classiques du design comme le siège 7 d’Arne Jacobsen.

La ville attire les concepts les plus novateurs. Avec un sens aigu du marketing, les grandes marques implantent des magasins en phase avec les impératifs libertaires de la cité. Le meilleur exemple en est donné par les trois griffes Swatch, Comme des Garçons et Camper. Plutôt que d’y avoir implanté des boutiques conventionnelles, ces labels internationalement connus ont conquis les Berlinois à la faveur de  » Guerilla shops « , soit des magasins situés dans des bâtiments historiques laissés bruts au c£ur desquels aucune transformation n’est accomplie. Le meilleur exemple est celui de la boutique Swatch dans la Munz Strasse. Inauguré à la fin du mois de juillet dernier, ce magasin unique au monde fait valoir des fresques murales signées par des artistes locaux. L’endroit propose un concept évolutif avec des présentoirs encastrables comme des legos permettant de modifier sans cesse la configuration du lieu. L’endroit accueille aussi les meilleurs DJ berlinois.

La créativité omniprésente a envahi aussi les éléments fondateurs du paysage urbain berlinois. A l’image de la Fernsehturm – l’emblématique tour de télévision – l’architecture est bien une signature incontournable de la ville. Le gratin de l’architecture contemporaine a imposé ici sa griffe. C’est surtout vrai sur la Potsdamer Platz, la place symbole de la reconstruction après la chute du Mur qui a accueilli les réalisations de Renzo Piano – le DaimlerChrysler Center – ainsi que celles d’Helmut Jahn – le Sony Center et son toit en forme de chapiteau. Parmi les autres perles, on notera la DZ Bank de Frank Gehry – l’architecte à qui l’on doit le musée Guggenheim de Bilbao – dont la façade imposante dissimule un atrium tout en courbes argentées.

Un parcours dédié à l’architecture passe inévitablement par le Diplomatenviertel, soit le quartier des ambassades. Un lieu qui semble avoir inspiré une compétition serrée entre la Finlande, la Suède, le Danemark, le Mexique et les Pays-Bas pour ériger le bâtiment le plus novateur. La palme, subjectivement accordée, sera attribuée à Rem Koolhaas, l’architecte néerlandais.

Avant de quitter Berlin, on visitera, aussi, le Mémorial de l’Holocauste. Construit entre 2003 et 2005 selon les plans de l’architecte Peter Eisenman, il est constitué de pas moins de 2 711 stèles accessibles à tout moment par les visiteurs. Extrêmement sobre, l’£uvre renonce à toute symbolique. Un devoir de mémoire que l’on complétera par la découverte de l’extension du Musée Juif, un bâtiment aux lignes brisées portant la griffe de l’architecte américain Daniel Libeskind.

Michel Verlinden Photos : Renaud Callebaut

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