Trait libre

Une palme à Cannes, deux Césars, plusieurs prix à Angoulême. Marjane Satrapi monopolise les honneurs. Le 2 février prochain, elle recevra le titre de docteur honoris causa de l’UCL et de la KULeuven. Un divan, une cigarette, un électron libre.

Paris, xie arrondissement. Un atelier, perché au cinquième étage, une pièce à peu près vide, presque monacale, cela fait un mois à peine que Marjane Satrapi et ses comparses y crèchent. Deux grandes tables à tréteaux, des crayons de couleur affûtés, des feutres arc-en-ciel, d’élégants pinceaux, le parfait matériel du dessinateur, y ajouter une bibliothèque blanche avec BD, dictionnaire et livres d’art, de Bruegel (pour  » son sens de l’absurde et son humour « ) à Félix Vallotton (pour tout, surtout  » ses gravures sur bois « ). Vincent Parronaud, le complice de Persépolis (le film), lunettes noires et barbe assortie est assis là, à travailler. L’autre bureau, c’est celui de Marjane. Cheveux de jais, regard vivant, brûlant, robe à motifs géométriques, collants opaques sur boots à talons compensés. De coquetteries, aucune, à part peut-être son grain de beauté, de folie sur l’aile droite du nez. Pour le reste, coffee and cigarettes, sans presque prendre la peine de respirer – dans son atelier, il fait bleu.

Marjane Satrapi, 40 ans, dessinatrice, scénariste de BD, réalisatrice, aura aussi le 2 février prochain le titre de docteur honoris causa de l’UCL et de la KULeuven. Et pour l’occasion, elle se retrouvera aux côtés d’un jésuite italien (Paolo Dall’Oglio), d’un universitaire palestinien (Sari Nusseibeh), d’un professeur soudanais (Abdullahi Ahmed An-Na’im). Un quatuor à cordes sensibles, réuni autour d’un thème – la multiculturalité.  » C’est un honneur, dit-elle, surtout pour mes parents et ma famille.  » Un souvenir d’Iran refait surface : sa grand-mère paternelle était morte, son oncle avait affiché la liste des petits-enfants et écrit  » docteur  » à côté de Marjane. Elle avait pensé,  » n’importe quoi  » ou quelque chose du genre. Aujourd’hui, elle rit, elle l’est vraiment. Elle fanfaronne :  » Docteur Mar-jane Satrapi ! Vous avez un problème ? Venez me voir !  » Salto arrière, elle répète que  » recevoir un titre d’une université, c’est une grande reconnaissance pour son travail artistique, intellectuel, littéraire « .

Rien ne la destinait à la BD, ou si peu, même si elle fréquenta un temps les Beaux-Arts à Téhéran, entre deux périodes d’exil.  » Quand je suis arrivée à Paris, je me suis retrouvée dans l’Atelier des Vosges, où il y avait des dessinateurs de BD, et voilà.  » Et voilà quoi ? Elle résume :  » J’étais trop bavarde ; tous les jours, je leur racontais des histoires, ils voulaient me faire taire, ils m’ont suggéré d’en faire une BD. J’ai commencé et j’y ai pris plaisir.  » En noir et blanc magistral, d’un trait plutôt minimaliste, sans perspectives fouillées – ce n’est pas son fort, elle phagocyte sa vie, les êtres qui lui sont chers, ceux qui font cercle autour d’elle. Elle tire sur sa cigarette, cite Léon Tolstoï :  » Si tu veux parler au monde, parle de ton petit village « . Marjane Satrapi, mélange foutraque d’impulsion et d’instinct, d’intellectuel et de réflexion, d’humour et de liberté. Aucune prétention donc. Ni sociologue, ni politicienne, ni égérie des exilés iraniens nés sous la dynastie des Pahlavi, grandis à l’ombre de la révolution islamique et de la guerre Iran-Irak. Non, juste une artiste qui se raconte, par bribes intimes et personnelles, subjectives et nombrilistes, sacrément universelles pourtant.  » Il n’y a pas de création en dehors de l’expérience personnelle. Je ne pense pas qu’il y ait d’histoire tout court en dehors de nous. Même si après, c’est plus ou moins déguiséà  » Avec elle, il est souvent question de narration, de rythme, de composition, de mot juste, de travail, de  » beau travail « .

Depuis le début de l’été dernier, l’heure est au scénario, à l’adaptation cinématographique avec acteurs de Poulet aux prunes (Prix du Meilleur Album, Angoulême 2005). Rien à voir avec de la BD, tout avec une narration originelle/originale. Marjane Satrapi et Vincent Parronaud,  » une âme qui souffle dans deux corps « , travaillent en duo,  » par couches superposées « , quelque chose qui se  » mêle tellement qu’on ne peut pas dire qui fait quoi « . Ils ont  » beaucoup regardé comment les autres font « , se sont répété qu’ils  » ne savaient pas « , même si Vincent a déjà signé des courts-métrages, même si l’aventure de Persépolis est derrière eux,  » mais un vrai long-métrage, ce n’est pas pareil « . La différence ? Une incarnation de chair.  » J’ai la trouille « , confie Marjane Satrapi. Mais comme  » la vie est trop sérieuse pour qu’on la prenne sérieusement « , elle a décidé d’en rire. De rire de tout, d’ailleurs. C’est sa manière à elle, Marjane Satrapi, d’être polie.

Anne-Françoise Moyson

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