L’air de rien, le dessin prend tout doucement sa revanche sur la déesse photo. Gros plan sur l’illustration de mode, nouveau media branché de la planète Fashion.

Quelques pages de magazines devraient se faire remarquer dans les jours à venir… Hedi Slimane, directeur artistique de Dior Homme, a fait appel au jeune illustrateur canadien Paul P. pour la campagne publicitaire, printemps-été 2006, de la célèbre marque française. Pas vraiment une surprise puisque le créateur adulé est homme à flirter avec les milieux artistiques. Et avec son temps. Lui-même photographe, Hedi Slimane n’est pas étranger à la scène rock et à tout ce que l’art peut imaginer sur ce monde. Ainsi, il a confié à l’artiste Ugo Rondinone la création de cabines d’essayage pour la boutique Dior Homme de New York et a joué récemment les commissaires éclairés pour une exposition sur le photographe américain Robert Mapplethorpe. Cette fois-ci, c’est la campagne publicitaire de Dior Homme qui se met au diapason artistique. Paul P., même pas 30 ans, a imaginé cinq illustrations au fusain d’une précision toute photographique. Dans cette nouvelle campagne, photographies en couleurs et dessin en noir et blanc sont associés. Comme un juste retour des choses. Une petite conversation entre amis. Ici, c’est le trait sensible qui domine et Hedi Slimane ne s’y est pas trompé. Il surfe sur un retour en vogue de l’illustration. Et encore plus du trait. Car si les adeptes d’Illustrator sévissent depuis quelques années déjà, autant dire que le trait sensible, voire romantique, était presque oublié. Une véritable nouveauté dans un monde où la photographie a tout dévoré.

Cela peut faire cliché, certes, mais telle est la réalité : des magazines aux livres, en passant par les campagnes de publicité, la photo est partout. Les décennies passées lui ont taillé une place au soleil et ont fait d’elle la reine du papier glacé. Alors oui, le cliché est roi. Mais il n’est pas pour autant seul maître à bord. Ces cinq dernières années, on a vu peu à peu émerger une autre forme d’image : l’illustration. Oubliés les René Gruau, les Georges Lepape ou les Paul Iribe qui ont illustré la mode du xxe siècle ? Que nenni ! Ils reviennent en force et inspirent leur petit monde. Pour preuve, la plupart des magazines féminins font travailler désormais des dessinateurs pour illustrer leurs sujets et certaines marques lancent même des campagnes de publicité illustrées, comme Eric Bompard pour ses cachemires ou les fameuses silhouettes longilignes de Canderel. Mieux, certains magazines optent pour des séries de mode totalement illustrées ou des photos retravaillées à grand renfort d’illustration. C’est le cas des français  » Jalouse « ,  » Purple « ,  » Numéro  » ou bien encore du magazine  » Oui « , spécialisé dans le secteur du mariage (toujours à la pointe de la tendance, Weekend Le Vif/L’Express a aussi réalisé, dans cette édition, toute une production de mode consacrée au jeans, inspirée de ce grand mouvement : lire pages 12 à 25).

Ce retour du trait, Cédric Morisset, commissaire de l’exposition  » Trait très mode  » qui s’est déroulée à Paris en 2005 et rédacteur en chef du magazine  » Which,  » l’explique simplement :  » Il est évident que l’illustration et la mode suivent de très près les mouvances de l’art contemporain. Dans les années 1970 et 1980, l’art a vécu sa grande période photo. La mode a fait de même en parallèle. Seulement, à partir de 2000, les rédactions se sont lassées du  » tout photo « . Elles ont eu envie de mettre en avant une liberté d’interprétation. Et ce n’est pas anodin. L’illustration d’autrefois, celle pratiquée par René Gruau par exemple, reproduisait fidèlement le vêtement. Au contraire, l’illustration d’aujourd’hui interprète un univers de mode. En plusieurs décennies, on a assisté à un changement radical. Style très girly pour les uns, ambiance onirique pour les autres ou néo-figuration, il n’y a pas une illustration, mais des styles variés et marqués.  » De fait, les illustrations d’aujourd’hui ne sont pas des reproductions. Impossible même, parfois, de reconnaître l’une ou l’autre robe. On évoque un univers avec poésie, avec humour, avec, comme seul prétexte, le trait.

Ludivine Billaud, 32 ans et formée à La Cambre en sérigraphie et textile, exerce ses talents d’illustratrice quand on la sollicite. Quand elle parle de son travail, c’est précisément en évoquant cette notion d’univers de mode.  » L’illustration est une forme d’écriture, affirme-t-elle. Quand on me propose de travailler, c’est souvent pour que je donne ma propre vision. Pour le magazine  » Dazed & Confused  » par exemple, ce sont des photos du défilé Versace qui m’ont inspiré un univers pour créer une image.  » Même chose pour les portraits réalisés par Ludivine pour le  » Numéro B  » orchestré par Bernhard Willhelm. Il ne s’agit pas simplement de retranscrire la silhouette des créateurs, mais bien d’évoquer leur univers à part entière.  » La technique n’est qu’un prétexte, poursuit la graphiste. Je dessine, je découpe, je photographie. Tout peut m’inspirer.  »

Même inspiration hétéroclite pour le jeune Charles Anastase. A 26 ans à peine, ce créateur franco-britannique est devenu le chouchou de toute la presse. En 2000, le magazine  » Crash  » publie huit pages d’illustrations de mode signées par ce jeune prodige. Illico remarqué et encensé, il présente aujourd’hui une collection de prêt-à-porter à Paris et ses illustrations font le tour des magazines branchés et des galeries d’art. Dernièrement exposé à la galerie Baumet-Sultana, à Paris, Charles Anastase explique dans un communiqué :  » J’ai passé beaucoup de temps à collaborer avec différentes personnes ces trois dernières années comme Beck, Calvin Klein, APC, le magazine  » Doing Bird « , les créateurs Wendy & Jim. Cette exposition est l’occasion de me reconcentrer sur un travail plus solitaire : mon journal intime. C’est un journal dessiné où les mots sont remplacés par des images, des portraits de gens proches. Chacun des portraits des gens que j’aime est un chapitre d’une histoire qui raconte ma mythologie personnelle.  » Et sa mythologie personnelle, Charles Anastase la dessine et l’imprime. Sur des tee-shirts, mais aussi sur des services à thé en porcelaine de Limoges, ses silhouettes éthérées flottent avec mélancolie. On y reconnaît quelques belles habituées des magazines, comme Joanna Preiss. Mais Charles Anastase dessine aussi ses amies ou revisite ses souvenirs d’enfance. A mi-chemin entre plusieurs mondes, entre le secret et la réalité, entre la mode et l’art, entre le vrai et le fantasmé, il fait partie de cette jeune génération d’illustrateurs en tête de la création contemporaine.

Cet engouement pour l’illustration est aussi vrai au niveau international. Tous les spécialistes du genre s’accordent sur le fait que plusieurs écoles d’illustrations marquent le territoire : l’école française, l’école britannique, l’école espagnole et l’école américaine.  » En France, on ne peut pas véritablement parler d’un style, explique Cédric Morisset. Rien à voir entre le style girly d’une Carlotta ou les dessins néo-figuratifs d’Alexandra Compain-Tissier. Ces illustrateurs ont des parcours très variés. Certains sont graphistes ou stylistes, tandis que d’autres sont issus de l’art contemporain. Même chose du point de vue de la technique. Marie Perron utilise par exemple une palette graphique puis travaille à la main, tandis que Monsieur Z travaille uniquement sur ordinateur avec Illustrator. D’autres découpent, photographient ou dessinent uniquement à la main. Jean-Philippe Delhomme, quant à lui, peint et propose un regard très décalé sur la mode. Ce sont toutes ces différences qui marquent les personnalités des illustrateurs. Et c’est bien là l’intérêt : on identifie plus facilement le style et l’univers graphique d’un illustrateur que celui d’un photographe. L’illustration est plus lisible.  » Là serait donc la clef. Et les publicitaires l’ont bien sûr remarqué.

Michel Lagarde, agent d’illustrateurs depuis plus de quinze ans et directeur d’Agent 002, agence parisienne spécialisée dans l’illustration de mode, explique ainsi que  » les grands annonceurs n’hésitent plus à mettre en avant l’illustration. Non seulement parce qu’elle permet de faire plus de choses qu’en photographie, mais aussi parce qu’elle marque beaucoup plus la personnalité. La mode s’est éprise de l’illustration, comme le luxe en général. Dernièrement, c’est Bernardaud qui a fait illustrer ses campagnes de communication. Et ce qui est tout à fait nouveau, c’est qu’on mette en avant le nom de l’illustrateur. C’est le cas avec Monsieur Z que je représente. Aujourd’hui, non seulement son style est repérable entre mille, mais des produits dérivés se développent. Cartes postales, papier peint, tasses ou bien encore accessoires de mode, on rentre dans une logique de production plus importante « . Et ce n’est pas par hasard, Monsieur Z est en effet l’un des précurseurs de ce renouveau de l’illustration en France. En 2001, il affichait déjà ses silhouettes dans les pages de  » Wallpaper « .

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’illustration aujourd’hui, n’a rien à voir avec la place qu’elle occupait autrefois. Ludivine Billaud confie que  » l’illustration était encore confidentielle il y a quelques années. Aujourd’hui, le marché est en passe d’être saturé. Même les affiches de film s’y mettent. C’est peut-être la fin « . Rien à voir avec l’opinion développée par nos deux spécialistes du genre. Pour Cédric Morisset,  » les illustrateurs, français notamment, trouvent un écho très favorable au Japon. C’est l’un des marchés principaux de l’illustration. Et autant dire que la presse européenne est très loin du compte. Au Japon, des illustrations sont d’ailleurs fréquemment en couverture des magazines. Et on peut même rajouter que les illustrateurs y sont exposés et publiés beaucoup plus facilement « . Michel Lagarde, lui, rappelle que  » c’est véritablement Paul Poiret qui a lancé l’illustration de mode en France au début du xxe siècle. Il travaillait notamment avec Georges Lepape dont les parutions illustrées dans  » La Gazette du Bon Ton  » de l’époque font encore référence. C’est une revue emblématique. Pour lui, comme pour René Gruau quelques années après, tout était illustré. Les pages de mode comme les publicités. Si l’illustration a été sous-exploitée pendant une quinzaine d’années à la fin du xxe siècle, on est presque dans l’excès inverse aujourd’hui. Mais tout reste relatif. Les livres sur le sujet sont un peu plus nombreux ces dernières années, certes, mais les publications illustrées dans les magazines restent marginales. Peut-être 5 % des pages, et encore !  » La preuve que ce retour du dessin reste somme toute assez modéré et qu’il faudra encore de la force au trait pour parvenir à nouveau à s’imposer.

Amandine Maziers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content