Loin de la foule des lieux touristiques, le flanc oriental de la Corne d’or offre une jolie promenade, entre le passé, le présent et le futur de la plus vaste ville turque.

L’écrivain culte turc, Orhan Pamuk, y situe son Musée de l’Innocence, une mise en abyme du roman du même nom. Il se murmure que Fusün, la belle héroïne de l’histoire, a vécu le long de cette rue pavée de Cihangir. Les objets et les décors de l’intrigue amoureuse se déroulant à Istanbul entre 1970 et 2000 y sont préservés du temps qui passe, derrière des vitrines. La collection a en réalité été rassemblée par Orhan Pamuk lui-même, alors qu’il rédigeait son oeuvre. Ce musée surréaliste correspond bien à l’ambiance du quartier, aussi nostalgique que novateur. Dans Boussole, prix Goncourt 2015, le personnage de Mathias Enard élit également domicile sur la colline de Cihangir. Rien d’étonnant puisque ce  » village dans la ville « , qui fut jadis une forêt, inspire depuis longtemps les artistes et les intellectuels…

SAVEURS ET BROCANTEURS

Pour mieux apprécier l’ambiance, il est conseillé de mettre le pied dehors de bonne heure. Même s’il est en pleine mutation, ce coeur culturel et artistique d’Istanbul a su conserver une vie de quartier. Le matin, alors que les marchands de fruits et de légumes sortent leurs étals colorés, des femmes en tenue traditionnelle, la tête recouverte d’un fichu, se dirigent discrètement en groupe vers la mosquée Firuz Aga. On ne les reverra quasiment pas de la journée, sauf aux fenêtres de leurs appartements, en pleine conversation ou remontant un panier de victuailles le long de la façade, à l’aide d’une corde, un geste qui n’a pas changé depuis cent ans.

A l’heure du premier Çay, le thé noir local brûlant, les brocanteurs déballent la marchandise près des trottoirs. On y trouve de tout, du bric-à-brac poussiéreux aux antiquités européennes les plus prisées, sans oublier les boutiques de tapis orientaux. C’est le moment de passer à table, car le petit déjeuner – le kahvalti – est une véritable institution en Turquie. Le Kahvalti salonu – littéralement  » salon du petit déjeuner  » – le plus réputé d’Istanbul se trouve justement sur le chemin. Dans une ambiance décontractée, le Van Khavalti Evi sert une cuisine typique de la région de Van, dans l’est du pays. La spécialité est un assortiment d’une douzaine de mezze : fromage de chèvre aux herbes et cottage cheese, olives vertes et noires, crème de miel et noix, confitures, Nutella, tomates, concombres, oeuf dur et gözleme, la fameuse crêpe turque farcie aux épinards.

On peut alors partir à la découverte des antiquaires, sur la rue Cukur Cuma Caddesi, authentique à souhait, avec ses vieux pavés, ses anciennes maisons en bois et sa mosquée. Elle est bordée de boutiques éclectiques où dénicher un objet insolite ou rare, un sac rétro ou une collection de vieilles cartes postales jaunies. Vous y croiserez peut-être, parmi les nombreux personnages du quartier, le peintre Avni Akmehmetoglu, alias Baltahane, surnommé le Picasso turc, qui vous invitera à prendre un thé dans son atelier. Niché sur quatre étages dans un ancien hôtel particulier, A La Turca est l’antiquaire à visiter pour sa collection exclusive de kilims anatoliens et de tissus brodés de style ottoman, mais aussi ses meubles et accessoires anciens. Son propriétaire, Erkal Aksoy, est intarissable sur le sujet de l’art ottoman. Il vous contera certainement l’histoire de Cihangir, sixième fils de Soliman le Magnifique. La légende veut que le jeune homme se soit donné la mort à l’âge de 22 ans en apprenant la disparition subite de son demi-frère, assassiné en 1553 sous les ordres de son propre père. Pétri de remords, le sultan fit construire une mosquée, la Cihangir Camii, sur un promontoire naturel. Le chemin pour y accéder est tellement raide qu’il fut longtemps appelé la  » rue qui fait crier les ânes « , ce qui donne une petite idée de son inclinaison…

DES LIEUX TRÈS PRÉCIEUX

A deux pas d’A La Turca, on se fera plaisir en admirant les joyaux de Kamer Kiraç, l’un des bijoutiers les plus prisés d’Istanbul. D’origine arménienne, il a commencé son apprentissage à l’âge de 11 ans, avant de lancer sa propre ligne. Il fait désormais travailler une douzaine d’artisans dans un atelier du Grand Bazaar. Mais plutôt que d’installer sa boutique sur une grande artère commerçante, il a préféré un joli boudoir de la rue des antiquaires de Cihangir.  » C’est un endroit qui a une âme. Et je ne produis que des pièces uniques « , précise le joaillier. Ses créations, à base d’or, d’argent et de pierres précieuses ou semi-précieuses, sont inspirées de la période ottomane mais aussi de la Renaissance italienne. Kamer Kiraç y apporte parfois un  » twist  » moderne, comme ces anciennes pièces de monnaies romaines montées en bagues ou en pendentifs. Scarlett Johansson, Charlize Theron et Kim Kardashian comptent déjà parmi ses clientes…

Cette fusion entre l’ancien et le moderne reflète l’esprit de Cihangir, épicentre de la jeunesse stambouliote en quête de liberté. Celle-ci se retrouve en début d’après-midi et jusque tard le soir à l’une des innombrables terrasses des environs. Les plus populaires se trouvent sur la Akarsu Caddesi, bordée d’immeubles rénovés aux tons pastel. L’avant-garde d’Istanbul y côtoie les expatriés du monde entier dans un microcosme cosmopolite et branché. C’est ici que s’exprime le mieux le style hipster made in Turkey, qui n’a rien à envier à ses équivalents de Brooklyn ou San Francisco. Cela fait quelques années déjà que le café turc a été remplacé par des cappuccinos ou lattés plus  » exotiques « . Chez Geyik, les grains originaires du Guatemala ou d’Ethiopie sont torréfiés sur place. Le soir, ce joli café au décor rustique se transforme en bar à cocktails, dans un pays où la consommation d’alcool est considérée comme suspecte et est fortement taxée. C’est l’endroit où voir et être vu, à tel point que la clientèle très soignée élit souvent domicile sur le trottoir.

Plusieurs concept stores éclosent le long des rues sinueuses et des trottoirs étroits. Müz fait office de pépinière et d’atelier de céramique. On peut y acheter une plante et choisir le pot ou le terrarium fabriqués à la main au sous-sol. On y fait aussi une pause entouré de verdure, à la table commune. Sa voisine Magritte, elle, combine la passion pour la brocante et les petits plats mijotés comme chez soi. Cette boutique hybride est nichée à l’entresol d’un hôtel particulier trois fois centenaire, dans les anciennes cuisines. Issu de la pub et du design, le trio derrière cet établissement l’a conçu comme un appartement. Les employés s’affairent aux fourneaux, l’odeur de cuisson chatouille les narines et, à l’arrière, un salon attend les visiteurs. L’ambiance est encore plus familière quand on sait que le mobilier industriel, les décorations murales, les luminaires et les objets anciens chinés à travers toute l’Europe sont à vendre. Les propriétaires de Magritte envisagent même d’y organiser une brocante une fois par mois.

L’ART DE LA DÉTENTE

Il est temps désormais de dévaler la pente vers Karaköy et les quais du Bosphore qui s’évanouit à nos pieds, teintant l’horizon de bleu. Un somptueux hammam nous y attend. Le Kiliç Ali Pasa Hamami, l’un des plus vieux et plus imposants d’Istanbul, datant de 1580 et signé du grand architecte ottoman Mimar Sinan. Une cure de jouvence de sept années lui a récemment rendu toute sa gloire. Le rituel traditionnel débute par un quart d’heure de détente sur le marbre chaud, pour attendrir l’épiderme. On admire alors les rayons du soleil qui percent à travers les motifs de la coupole. Une  » natir  » (assistante) vous invite ensuite à passer à l’un des bassins de la salle commune. S’ensuit un vigoureux gommage intégral, un bain mousse puis un rinçage à l’eau tiède. On peut ensuite se relaxer, allongé comme des pachas sous le dôme principal, haut de 17 mètres et d’un diamètre de 14 mètres. Une limonade fraîche fera baisser la température du corps avant de retrouver le monde extérieur.

Un tour à l’Istanbul Modern, le musée d’art contemporain, s’impose pour compléter le séjour. Cette institution privée a pris ses quartiers dans un ancien entrepôt idéalement situé sur les quais désaffectés de Karaköy. La collection fait la part belle aux artistes turcs. Le clou : l’installation de Hale Tenger, intitulée Strange Fruit, comme la fameuse chanson de Billie Holiday évoquant les lynchages aux Etats-Unis. Deux globes terrestres illuminés tournent dans une pièce entièrement noire. Le premier est une représentation géographique de la Terre ; le second, sa reproduction politique, suspendue à l’envers. Une façon, sans doute, de figurer le chaos international actuel. Non loin, le photographe Ali Alisir s’amuse à manipuler les images digitales pour dénoncer leur immatérialité. La collection comprend également quelques grands noms comme Olafur Eliasson, Yoko Ono ou le créateur Hussein Chalayan. En sortant, le soleil se couche déjà sur Istanbul, peignant le ciel en rose et embrasant la rive asiatique de mille feux. Un moment qu’on apprécie depuis la terrasse du resto du musée, en profitant du vol des mouettes gouailleuses et du chant du muezzin…

PAR STÉPHANIE FONTENOY

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