L’ Asie n’est plus un mirage. Le plus ancien maroquinier du monde a ouvert un atelier à Hô Chi Minh-Ville, un Arsenal bis flambant neuf et 100 % Delvaux. Xin chao, dit-on ici pour saluer le visiteur.

Pour se rendre à l’Arsenal bis, il vaut mieux enfourcher une mobylette. Saigon, que personne ici n’appelle Hô Chi Minh City comme le voudrait la version officielle et communiste, c’est dix millions d’habitants et presque autant de mobylettes, 40 °C et un taux d’humidité certain, le Mékong n’est pas loin. Il est 8 heures du matin, le soleil mord déjà ardemment, c’est l’heure de pointe, direction la zone franche, district 7, Street 14, il suffit de franchir une barrière sans contrôle rigoureux, on y est, des allées droites, presque vides, un bâtiment de six étages. Au rez-de-chaussée, une porte vitrée, en guise de poignées, les deux D de Delvaux et juste derrière, un atelier flambant neuf. Sur le mur beige, les sept lettres de la plus vieille maroquinerie du monde se détachent, une photo de la dernière campagne de pub, joli choc spatio-temporel.

Air conditionné, atmosphère appliquée, qui se lézarde parfois quand la refendeuse, la machine à amincir le cuir, entre en action ou quand, plus tard, à l’heure du déjeuner, on lèvera les verres de sodas à Marcel et Lydia, artisans belges, plus de 40 ans de maison. Ils repartent ce soir, après quatre mois de Vietnam, d’écolage patient et d’amitiés qui se passent de traduction. À l’heure qu’il est, la Belgique dort encore, les Vietnamiens, eux, sont debout depuis 5 heures du matin, quelques mouvements de tai-chi, un  » phô  » en guise de déjeuner et en route. Les aspirants artisans portent un tablier gris, trois boutons, deux poches, une broderie Delvaux et un badge avec leur nom. C’est le jour de l’inventaire, la livraison du printemps-été est terminée,  » demain, on attaque la coupe de l’automne-hiver « . François Schwennicke est là, qui a posé son casque, rangé sa mobylette au garage et arpente cet atelier comme il le ferait ailleurs, à Bruxelles, à l’Arsenal, la maison mère. Il faut dire qu’il fait cela depuis toujours, et ce n’est pas une vue de l’esprit, avec ici, en plus, cette dimension propre à l’Asie – un certain rapport au temps, aux ancêtres, au raffinement.

L’ Asie, le luxe

Pourquoi Delvaux, pourquoi ici, pourquoi maintenant ? Réponse sans fard du General Manager de cette histoire belge et familiale.  » L’Asie est désormais le grand marché du luxe mondial, autant en être proche pour la production mais aussi pour le service après-vente, parce que nous sommes dans un bien durable, avec « suivi client ». Mais surtout, Delvaux est une petite société, il ne faut jamais l’oublier. Pour nous développer, nous devons élargir notre gamme de prix et trouver des systèmes « D » intelligents. La sous-traitance n’est pas une solution, si l’on veut maintenir notre différence sur la qualité, il faut que nous intégrions nous-mêmes la production. Nous avons donc trois ateliers, l’Arsenal à Bruxelles, un autre en France, ouvert il y a vingt ans et celui-ci, au Vietnam. Chacun d’eux correspond à un type de produit. Ici, dans cette filiale 100 % Delvaux, nos artisans fabriquent la ligne Toujours, dessinée par Veronique Branquinho, sur laquelle il y a énormément de travail dû notamment aux multiples poches, adaptées à l’utilisation quotidienne de la femme moderne. C’est une ligne pour tous les jours, mais avec tout le raffinement Delvaux. Plutôt que du veau, on a pris du taurillon, moins cher, un peu moins dense en fibres mais plus souple aussi, on le voulait ainsi. En Europe, chaque fois qu’on ajoute une poche, on a des sueurs froidesà  » Rapide calcul : un sac Samedi, c’est dix heures de travail. Et 730 euros en magasin.  » Fabriqué en Europe, il devrait coûter le doubleà « 

Saigon, le hasard

Et si cet Arsenal bis s’est implanté ici,  » c’est un peu par hasard « , raconte François Schwennicke, que l’Asie fascine depuis longtemps. Il énumère les avantages et les coups de pouce du destin : la facilité de pouvoir y monter une entreprise sans partenariat, la minutie des artisans, leur habilité manuelle, leur savoir-faire ancestral  » dans un Vietnam qui n’a pas connu la révolution industrielle où la machine a remplacé l’homme  » et surtout, un chef d’atelier vietnamien tombé du ciel qui porte le nom de Khoi Vinh. Mais ça, ce n’est pas tout à fait du hasard,  » cela a même été l’élément déclencheur du projet  » : sa femme avait ouvert la boutique Delvaux à Los Angeles dans les années 80, avec succès, lui gérait l’atelier service après-vente de Rolex pour la Californie, ils avaient tous les deux envie de revenir vivre à Saigon après l’avoir fui en 1975, le dernier jour de la guerre du Vietnam, que l’on appelle ici la guerre américaine.  » Comme les idées les plus folles sont toujours un peu naïves au début, j’ai dit à Khoi : « J’aimerais ouvrir un atelier dans ton pays natal, as-tu envie d’y aller avec moi ? », c’était il y a deux ansà  » Ensemble, lors de voyages préparatoires, ils cherchent le lieu,  » je voulais un endroit qui soit beau, à l’image de Delvaux « . Ils repèrent ce bâtiment tout neuf,  » avec une possibilité d’extension « , 1 000 mètres carrés, un espace brut, juste bétonné au sol, tout est à faire mais  » dans une ambiance volontariste propre à ce pays où tout se développe bien plus vite qu’en Europe « . Une licence d’exploitation obtenue le 15 septembre 2009 et tout peut débuter. Avec un architecte vietnamien, un entrepreneur local, des chariots et des tabliers à fabriquer sur mesure, les machines à coudre, les refendeuses et les presses en route sur cargo-container et le recrutement  » via une autorité qui place les travailleurs. Nous l’avions précisé : nous voulions des gens habiles manuellement mais sans expérience de maroquinerie, sinon ils sont mal formatés, parce que, aujourd’hui, 95 % des usines de maroquinerie travaillent à la chaîne. Pas nous ! Ici, comme dans nos deux autres ateliers, chacun a une responsabilité complète du produit « . C’est là que se love la différence avec un D majuscule.

Le 4 décembre 2009, l’atelier ouvre ses portes. Avec des artisans venus de Bruxelles, pour l’écolage et les aspirants artisans qui travaillent alors trente heures sur un sac, au lieu des dix habituelles,  » mais cela fait partie du processus d’apprentissage « . Ils sont trente-neuf aujourd’hui, surtout des jeunes femmes qui laissent nonchalamment tomber leurs tongs et travaillent pieds nus, ou parfois en chaussettes, et qui à l’heure de la sieste étalent leur nattes, à côté de leur poste de travail pour se reposer au summum de la courbe ascendante d’un soleil généreux. À la table de l’équipe des piqueuses, Lydia,  » chez Delvaux depuis 1974 « , spécialiste du Brillant, de A à Z et des commandes spéciales. Patiemment, depuis quatre mois, elle a transmis son métier, son savoir-faire.

C’est l’heure des adieux. Ce soir, elle repart pour la Belgique, avec son mari Marcel, artisan chez Delvaux depuis 1958. Ils quittent Saigon et laissent derrière eux des amies, Yen, 23 ans, surnommée Fifi et Tha, 32 ans, appelée Memew, parce qu’elle n’arrivait pas à imiter le miaou du chat, cela les avait tant fait rire. On ne s’étonnera guère d’apprendre qu’elles appellent Lydia, Mama et Marcel, Papa. On voit bien qu’ils ont le c£ur chiffonné.  » C’est dur de partir et difficile de les quitter « , dit-elle dans un souffle. Elle ne veut pas se laisser aller à la tristesse, alors elle  » tue le temps « , tire les fils de la poche prévue pour le GSM, explique tout en travaillant d’une main sûre –  » Tenez, la poche est repliée comme ça, puis elle est montée, les bords vont être filetés, c’est-à-dire noircis et après elle va se placer sur la doublure où elle sera piquée. Là, vous voyez, c’est le mousqueton pour porter les clés et il y en a dans tous les sacs, ce sont ces détails qui démarquent Delvaux. « 

Marcel, spécialiste de la façon et du Brillant surtout, s’occupe lui aussi avant le départ et prépare  » les petites pièces  » pour le chef de table. Au bout de l’atelier, la pareuse est à l’£uvre, qui ponce le cuir, pour l’amincir, dans un bruit sourd qui soudain s’arrête net, les lumières s’éteignent, c’est une coupure d’électricité, personne ne s’en étonne, tout repart dans l’instant. Au fond, les presses, avec leurs emporte-pièce correspondants à chacun des modèles, un amas de déchets de cuirs, des chariots avec les sacs Samedi et Mercredi en pièces découpées. À gauche, le stock, à température constante, la peau aime l’air conditionné et un degré d’hygrométrie stable. Sur les étagères, les cuirs aux couleurs de la ligne Toujours pour l’hiver, le rouge  » groseille « , le beige  » galet « , le fauve  » cognac « , le bleu  » horizon « .  » Ce n’est pas un grand stock, parce que nous sommes livrés tous les quinze jours de Belgique, précise François Schwennicke. Mais c’est assez pour la production de cet hiver, le noir et le brun foncé doivent encore rentrerà  » Plus haut, tous les fils, dans les mêmes coloris, du plus petit au plus gros – une pièce manque et toute la production hoquète.

À l’heure du déjeuner, la cantine a un petit air de fête d’adieu, les artisans vietnamiens se sont cotisés pour offrir ce qu’il y a de meilleur à Lydia et à Marcel – une salade de poulet, des beignets de crevettes, un curry de b£uf, de la gelée d’algues à la noix de coco. Il y a des discours, des mercis, de la fierté réciproque puis une photo de groupe et un dernier souhait, comme une prière toute asiatique –  » que le succès aille au-delà de vos espérances « .

Par Anne-Françoise Moyson

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