Après avoir piloté L’Oréal Paris, Youcef Nabi a repris les rênes de Lancôme. à 41 ans, cet ingénieur, génie du glam, y distille avec intelligence sa vision toute personnelle de la beauté. En toute discrétion.

Il est de ceux qui semblent prédisposés à attirer les contraires. À bousculer les apparences. Pour mieux dérouter les colleurs d’étiquettes toutes faites. Prudent, Youcef Nabi a même appris à se méfier des compliments. Ces petites phrases, flatteuses en apparence, qui vous cataloguent. Et vous barrent sournoisement la voie du changement.  » Mettre les gens dans des cases, c’est la pire chose qui puisse arriver dans une entreprise, assure le nouveau président de Lancôme International. J’aime l’idée que tout reste toujours possible, qu’un parcours est toujours ouvert. « 

La ligne de vie de celui qui, adolescent, se rêvait chirurgien plastique –  » la longueur des études m’a découragé « , avoue-t-il – n’est pas du genre linéaire. Youcef Nabi, que ses collaborateurs appellent Sue en coulisses, s’est de son propre aveu posé beaucoup de questions pendant les vingt-cinq premières années de sa vie avant d’assumer sa féminité, au gré de transformations physiques qui se sont progressivement imposées. Si le sujet n’est pas tabou, il n’a guère les faveurs du patron de la griffe à la rose, fier de revendiquer son droit à l’indifférence.  » Jugez moi sur ce que je fais, pas sur ce que je suis, insiste-t-il. Que je raconte ma vie à tout-va, que je m’expose sur Facebook n’aura aucune influence sur le fait que Lancôme marche ou pas. Je ne cultive pas le mystère, je me protège. Je ne suis pas une star de cinéma ou un créateur. J’appartiens au monde des affaires. Je limite mes interventions à ce que je peux communiquer sur le travail qui est le mien. Et ce travail en dit beaucoup sur ce que je suis, quand on creuse un peu. Comme pour les marques dans lesquelles je me suis investi, chez moi, rien n’est jamais figé. « 

S’il nous reçoit ce matin-là dans une suite du Ritz, à Paris, vêtu d’un tailleur pantalon sobre – il aime s’habiller chez Maria Luisa, l’enseigne parisienne pointue -, ses longs cheveux noirs noués en chignon sauvage, c’est bien pour parler du destin de Lancôme, dont il a pris la direction en juillet 2009. Un sacré défi pour ce cador du groupe L’Oréal qui a construit sa réputation de  » marketeur de génie  » – un qualificatif qu’il détesteà – dans la grande distribution. En quelques mois, il a bousculé la communication de la marque qui fête cette année ses 75 ans en  » signant  » Julia Roberts – la belle n’avait jusque-là jamais fait de pub pour des cosmétiques – avant de confier à Penélope Cruz, déjà égérie chez L’Oréal Paris lorsqu’il en assumait la direction, le rôle principal du tout nouveau spot de Trésor mis en scène par Mario Testino.

 » Chez Lancôme, nous avons la responsabilité sociale de montrer des femmes vraies, précise Youcef Nabi. C’est une forme de contre-culture qui résiste à la domination de la bimbo siliconée. Cette beauté construite, uniformisée par des images tellement manipulées que la personne photographiée est quasi méconnaissable. Bien sûr, nous retouchons aussi nos photos. C’est ce j’appelle du « nettoyage ». Mais nous ne modifions pas les proportions d’un visage.  » Pas question non plus de gommer les deux grains de beauté que Julia Roberts a sous les yeux.  » Ce ne sont pas des défauts, poursuit-il. Mais sa signature génétique. « 

Comme un poisson dans l’eau dans les labos

Au plaisir qu’il a depuis toujours de  » raconter de belles histoires  » – un talent qu’il cultivait déjà lorsqu’il était chef de produit pour Mennen et Jacques Dessange -, s’ajoute celui d’avoir enfin les moyens de s’offrir la crème de la crème des découvertes technologiques des laboratoires du groupe L’Oréal.  » C’est aussi le boulot d’une marque de luxe de défricher le terrain « , plaide Youcef Nabi. Un univers rationnel et pointu dans lequel ce passionné de biochimie se sent comme un poisson dans l’eau.  » À la base, je suis ingénieur agronome, rappelle-t-il. Cela peut paraître très éloigné de ce que je fais aujourd’hui, mais que voulez-vous, ingénieur en beauté cela n’existe pas ! Cela m’aide énormément lorsque je vais dans les labos, d’autant plus que cette formation, je ne l’ai pas subie. J’ai même pris beaucoup de plaisir à la suivre. Lorsque j’ai en face de moi un chercheur, je sais que je suis crédible quand je lui parle parce que je comprends ce qu’il m’explique. Ce qui n’est pas toujours le cas des types seulement sortis d’une école de commerce qui ont tendance à demander des choses complètement fantaisistes aux équipes de recherche. « 

Passé lui aussi par l’Essec (une haute école de commerce française) pour décrocher un diplôme complémentaire en marketing, Youcef Nabi est pleinement convaincu que la beauté ne se vend pas comme un téléphone portable.  » Pour qu’une publicité soit mémorable dans ce monde-là, il ne suffit pas de surdimensionner le visuel du produit, d’enlever une ride ou d’amincir le cou du modèle, revendique-t-il. Une photo, c’est comme un tableau. Il faut que la composition soit réussie. C’est tout un art que m’a enseigné mon père, ingénieur comme moi mais peintre à ses heures perdues. « 

Concilier raison et émotion, c’est un peu la marque de fabrique de ce scientifique passionné de cinéma et de science-fiction, féru de psychologie, de mode et d’art contemporain.  » Je fais énormément confiance à mon instinct mais aussi au réseau de collaborateurs qui m’entourent, ajoute-t-il. Ce qu’il faut, c’est taper juste. J’aime bien l’idée de stretcher l’image de Lancôme, à condition toutefois de ne pas trop s’éloigner du barycentre ( NDLR : point d’équilibre).  » Là où d’autres brandissent des tendances, l’ingénieur rationnel convoque le principe des moments d’Archimède, histoire de bien garder les pieds sur terre.

à ceux qui lui susurrent que Lancôme a pris un sacré coup de vieux, il refuse de plaquer sur l’élégante vieille dame un emplâtre branchouille de façade.  » Ça ne sert à rien de faire des trucs edgy dans l’espoir de marquer les esprits si l’on est à côté de sa cible, explique Youcef Nabi. Au fil des ans, Lancôme s’est dénaturée, est devenue une marque dure. Elle est allée là où elle n’avait pas de légitimité.  » Quand il choisit d’adosser Lancôme à une griffe de mode, le temps d’une collection capsule pour les fêtes, il ne cherche pas la rupture mais parie sur l’univers de la styliste américaine L’Wren Scott, en totale harmonie avec la palette de rouges et de gris créée pour la rentrée par Aaron de Mey aux manettes du maquillage de la marque depuis deux ans déjà.  » Le fait de ne pas être une griffe de mode nous donne une liberté exceptionnelle, répond-il aux esprits chagrins qui voient dans cette indépendance le talon d’Achille de Lancôme. Aucun créateur ne nous dicte sa vision de la féminité. « 

Dire Paris sans le crier

Lui qui avait coutume d’orchestrer chez L’Oréal Paris plus de 40 lancements par an est devenu un fervent défenseur du  » less is more « . Un lancement stratégique pour 2010 – Teint Miracle qui promet, ni plus ni moins, de réfléchir une partie de la lumière absorbée par la peau -, une campagne avec Penélope Cruz  » à tomber de beauté  » pour les 20 ans de Trésor, un nouveau rouge inspiré du bâton Versailles, créé en 1949 et dont le design rappelle l’architecture de la tour Eiffel.  » La résonnance avec le passé, curieusement, peut vous apporter plus de modernité « , remarque Youcef Nabi. La French touch de la marque sera aussi poussée en avant. Sans avoir recours au cliché du béret basque ou du drapeau tricolore. Un plafond mouluré éclairé d’un bleu particulier suffit à dire Paris sans le crier. Une touche d’aura qui fait rêver.

Par Isabelle Willot

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