Ce Milanais, nommé il y a quatre ans à la direction créative de la très parisienne maison de couture, y conçoit avec le même bonheur collections féminines et masculines. Ces dernières affichent un luxe discret et un style affirmé, à son image.

Drôle d’endroit pour une rencontre. Son bureau est au quatrième étage d’un immeuble haussmannien très bourgeois, à Paris, mais la table derrière laquelle il assied sa longue silhouette musclée a la forme d’un boomerang. Dans son dos, une rangée de dossiers cartonnés qui ne déparerait pas chez un clerc de notaire, sous la fenêtre, la gamelle et le tapis de son chien, sur la cheminée le squelette d’un crâne de lion voisine avec une carte de v£ux du prince Charles et de Camilla (visiblement, elle ne porte pas une tenue Yves Saint Laurent sur la photo…) et, accroché très haut sur le mur, un immense bouclier massaï, dont on découvrira un peu plus tard dans la conversation qu’il s’agit en fait d’une planche de surf peinte par l’un de ses amis. Bref, Il suffit de passer quelques minutes dans l’antre de Stefano pour être convaincu que sous son vernis de bonne éducation se dissimule à peine un autre garçon, fort peu conventionnel. Un dandy chahuteur, à l’image des collections masculines qu’il dessine.

Weekend Le Vif/L’Express : Quel est l’esprit de la collection masculine Yves Saint Laurent dans les boutiques cette saison ?

Stefano Pilati : Je dirais  » facile à vivre « . J’ai voulu souligner un aspect que je trouve un peu oublié parfois dans la mode, celui de la spontanéité. Ce qui n’empêche pas l’élégance ! Je me suis inspiré de la façon dont les artistes s’habillent dans leur atelier. Avec une certaine ampleur, et même certaines pièces comme des pantalons ou des souliers parfois tachés de peinture.

Avez-vous pensé à des artistes en particulier ?

Je ne me réfère ni à un Picasso ni à un Pollock, c’est un esprit général, une attitude bohème. Pour traduire ce confort, cette aisance, j’ai surtout beaucoup travaillé des volumes amples, ce qui est toujours plus difficile que de faire un vêtement près du corps. Pour moi, la mode masculine doit s’affirmer dans un autre registre que la mode féminine. La richesse des broderies ou l’usage de certaines matières ostentatoires n’y sont pas synonymes de luxe à mon goûtà Alors qu’une certaine ampleur ou une couleur profonde dans un beau coton peuvent par-faitement l’être.

Ce chic discret n’est-il pas à rapprocher de la phrase d’Yves Saint Laurent, qui disait que  » le bon vêtement est celui qui s’oublie quand on le porte  » ?

Très certainement. Je n’habillerai jamais un homme show off. Vous savez, à la basede mon travail, il y a un fort sens de la générosité. Je dois habiller les gens sans agressivité. Je déteste l’agressivité, que ce soit dans la vie ou dans la mode. On doit suggérer des mé-langes de couleurs, de volumes, et, particulièrement dans la mode masculine, proposer des détails qui sont parfois presque subliminaux.

Comment avez-vous acquis ce sens du détail ? Etes-vous né dans le milieu de la mode ?

Je suis né à Milan, qui est l’autre capitale de la mode. Pour le reste, j’ai eu envie de faire ce métier très jeune, mais ce n’était pas du goût de mon père, lequel était contrôleur des impôts. Ma passion de la mode vient de mes deux grandes s£urs et surtout de ma mère, qui m’a donné le goût de m’habiller. J’étais son unique fils, et elle avait pour moi une conception de l’élégance très formelle. Il me fallait une tenue pour chaque circonstance. Mais je me suis vite pris en charge moi- même ! Je me rappelle qu’à 8 ans j’avais décidé de m’habiller tout seul et que j’avais obtenu l’autorisation d’aller acheter l’une de mes premières tenues chez Fiorucci, la boutique à la mode de l’époque.

Et c’était quoi ?

Un pantalon jacquard, un sweat-shirt rouge et des chaussures genre baskets pointues à boucle. Il faut bien débuter… ( Rires.)

Quand êtes-vous entré vraiment dans le métier ?

A 16 ans déjà, j’étais  » cravate rouge  » chez Armani, c’est-à-dire que je plaçais les invités pour les défilés. A 17 ans, j’ai débuté chez Cerruti en tant qu’assistant du directeur de la diffusion. Puis j’ai travaillé pour une usine textile qui était spécialisée dans le velours. C’est comme cela que je suis entré chez Giorgio Armani. Il avait demandé à la fabrique qu’on lui propose six versions d’un velours et j’ai fait 130 propositions… Ce qu’il n’a pas manqué de remarquer.

Qu’avez-vous appris chez lui ?

Chaque créateur avec qui vous collaborez apporte énormément dans votre formation. Miuccia Prada a été tout aussi capitale pour moi, mais Giorgio Armani m’a appris les bases. Comment on construit une collection, comment mélanger la modernité et l’expérience, comment justement dessiner une collection masculine qui donne du style à l’homme sans le déguiser.

Après avoir longtemps été dans l’ombre, et même ici, chez Yves Saint Laurent, du temps de Tom Ford, vous êtes sous les feux de la rampe depuis quatre ans. Comment avez-vous vécu ce changement de statut ?

C’est d’abord un cheminement assez logique. J’ai l’habitude de dire  » Tutti i nodi vengono alle pettine « , une formule italienne qui se traduit littéralement  » Tous les n£uds viennent au peigne « , autrement dit  » Arrive ce qui doit arriver « . Toutefois, je mentirais si je vous disais que ce changement ne m’a pas amené à me poser des questions.

Lesquelles ?

Par exemple, quand on est le porte- drapeau d’une marque, on peut se demander si l’on ne doit pas revêtir une sorte d' » uniforme  » pour être immédiatement identifiable. Regardez Karl Lagerfeld, ses lunettes noires et son catogan, Giorgio Armani et son tee-shirt bleu marine… Je me suis donc interrogé pour savoir si je ne devais pas adopter une tenue d’homme public. Mais je n’en suis pas capable. Je suis beaucoup trop multiple. J’aime être un jour en pantalon large, un autre étroit, un jour en Nike, un autre avec des derbys en cuir damassé… D’ailleurs je crois que c’est cette diversité vestimentaire qui m’aide à être prolifique dans ce que je dessine pour l’homme, de saison en saison et d’humeur en humeur.

Revêtez-vous vos propres créations ?

Bien sûr ! Quand je crée un vestiaire masculin, je le fais d’abord pour moi. Autant concevoir un vêtement de femme est l’abstraction absolue (et c’est passionnant), autant je suis en totale proximité avec ce que je fais pour l’homme. Et, croyez-moi, j’essaie souvent les prototypes à l’atelier…

Vous avez dit un jour à la journaliste française Marie-Claire Pauwels :  » On est plus provocant en étant classique qu’en étant punk.  » Le pensez-vous toujours ?

Oui. Et c’est un ex-punk qui vous le dit !

Propos recueillis par Guillaume Crouzet

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