Passer un week-end dans le Grand Nord pour cuisiner la nature. Voilà le défi relevé par seize chefs parmi les plus avant-gardistes de la planète gastronomique. Escapade en Finlande, à Levi, pour assister à la troisième édition du Cook It Raw.

Premiers jours de septembre, Levi, Laponie finlandaise. La nature revêt déjà ses premières couleurs d’automne. Le vert des bouleaux passe au jaune, les tapis de myrtilles et d’airelles rouges sont à maturité. Ici, à quelque 200 km au nord du cercle polaire, on dit que plus les nuits seront froides plus le spectacle sera beau. Au milieu des bois, seize chefs parmi les plus cotés de la planète culinaire déambulent, des sacs en plastique à la main, à la recherche de matière première. Albert Adrià, le frère de Ferran, le grand cuisinier catalan, revient le premier de cette expédition, les bras remplis de cèpes.  » Ils vont servir pour mon dessert de ce soir « , annonce-t-il. Quique Dacosta, un autre Espagnol, a repéré des roses dans un jardin au bord d’un lac. Il va demander à la propriétaire s’il peut les cueillir. Parmi les têtes les plus célèbres de cette équipée singulière, on reconnaît le Japonais Yoshihiro Narisawa (Les créations de Narisawa), le Français Pascal Barbot (L’Astrance), le New-Yorkais Dave Chang (Momofuku) ou encore le Danois René Redzepi, patron du Noma et actuel no 1 un de la gastronomie mondiale. Tous sont là pour participer au Cook It Raw –  » cuisinez-le cru  » -, un happening culinaire qui en est à sa troisième édition, sous-titrée Into the Wild.

Le premier volet de ce laboratoire de la table a eu lieu en mai 2009, à Copenhague, dans le restaurant Noma, en marge du sommet du climat programmé en automne de la même année dans la capitale danoise ; le second, au Frioul, en janvier dernier. L’idée : rassembler plusieurs fois par an les chefs les plus avant-gardistes du monde pour travailler in situ et imaginer des plats significatifs du raw food, mouvement qui entend remettre la nature et l’écologie à l’avant-plan en privilégiant les aliments bruts et les saveurs primales.  » Lors de cette première rencontre, nous voulions voir comment nous pouvions cuisiner un maximum avec des aliments crus, de manière à redéfinir le rôle de l’énergie en cuisine « , se rappelle René Redzepi. Que ce dernier soit un des acteurs clés de ce brainstorming itinérant n’est pas le fruit du hasard. Le Danois a en effet, dès la fondation de son restaurant, entrepris une démarche totalement à contre-courant.  » À l’époque, lorsque je parlais de cuisine nordique, réalisée avec les produits indigènes et saisonniers de nos agriculteurs ou d’ingrédients sauvages, on s’est moqué de moi, en disant que j’aillais nourrir les gens avec du sperme de baleine.  » Cinq ans plus tard, la Scandinavie dans son ensemble est devenue une des destinations privilégiées du voyage gastronomique, la pureté des plats étant associée à celle de l’air qu’on y respire et des paysages qu’on y admire.

Cuisson en salle de bains

Avec ses deux cents jours de neige, Levi est une destination réputée pour le ski. Nombre de Finlandais y passent leurs vacances et y possèdent même un chalet en copropriété. Le plus proche aéroport, Kittila, est à 15 minutes de là. Pour ce Cook It Raw, troisième du nom, cuisiniers, journalistes et sponsors ont élu domicile au Levi Spirit (www.levispirit.fi), un village de vacances composé de villas en bois luxueuses, pouvant accueillir dix personnes chacune. L’aménagement standard compte 5 chambres, 3 grands salons et un séjour ouvert sur l’extérieur, une cuisine super-équipée, ainsi que sauna et Jacuzzi. Dès le début de l’aventure, le vendredi 3 septembre, les chefs, installés dans les villas 1 et 5, transforment rapidement leur logement en véritable atelier culinaire. Ainsi, l’Italien Massimo Bottura improvise dans sa salle de bains, deux unités de cuisson basse température sous vide. Pendant plus de 24 heures, des langues de renne y cuiront à 70 °C. Narisawa, lui, saisit les cuisses de lièvre, afin de préparer un consommé. Pascal Barbot s’est réservé les filets de l’animal qu’il va traiter en tartare, servi avec une crème de champignons crus. Ce plat sera l’un des moments phares du repas pluriétoilé que nous dégusterons le dimanche. Pour le reste, le menu dominical se compose d’une langue de renne et d’un risotto signés Massimo ; d’une entrée à base de poisson fraîchement pêché fumé le matin même au bord du lac par Inaki Aizpitarte et Petter Nilsson – ce plat étant accompagné d’un consommé de cèpes et de lichens, de betterave rouge cuite à la braise, d’airelles rouges et de mousse ; d’un navet cru mariné sous vide de Frederik Andersson ; et d’un dessert d’Albert Adrià. Des créations remarquablement inspirées par le lieu et la saison. Parfaitement dans l’esprit raw food.

L’inspiration du sous-bois

Mais pourquoi ces stars de la gastronomie mondiale ont-elles accepté de passer un week-end à cuisiner, ici, pour un parterre de journalistes, qu’ils pourraient rencontrer dans les conditions idéales de leur restaurant ? On comprend mieux, le lundi 6 septembre, en arrivant au Skylight, un ensemble de maisons d’hôtes à la campagne doté d’une grande salle de réception, le tout situé au bord d’une rivière enchanteresse. Toute la journée durant, les cuisiniers préparent les mets du grand repas Cook It Raw, se partageant le peu d’instruments à leur disposition. Daniel Patterson opte pour la cheminée de la grande salle pour y braiser ses betteraves. Dans une hutte au bord de l’eau, le Suédois Frederik Andersson prépare, à la chaleur d’un brasero, les pommes de terre d’un plat qu’il concocte avec le Brésilien Alex Atala et le Finlandais Hans Välimäki. En tandem avec Dave Chang, Davide Scabin, de Turin, prend le plus de risques. Il creuse un trou dans la terre et, des heures durant, prépare la braise qui lui permettra de cuire ses filets de truite saumonée. Pour cette préparation à l’étouffée, il réalise une sorte de papillote faite de mousses, de lichens, de brindilles. Un condensé de la litière forestière.

Pour tous les chefs, cette recherche des parfums de sous-bois est d’ailleurs une des grandes dominantes de cette expédition au c£ur des saveurs de la nature encore sauvage. L’écorce de bouleau, la mousse, le lichen, les jeunes pousses de résineux remplacent les herbes et épices traditionnelles, agrémentées de fruits des bois et de champignons.

Ce Cook It Raw lapon n’est donc pas tant concentré sur le cru, comme à Copenhague, que sur l’idée de travailler avec ce dont on dispose sur place. Et donc de diminuer l’énergie nécessaire pour transporter les aliments. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, en ce début d’automne, les légumes-racines – pomme de terre carotte, navet, betterave – occupent une place majeure dans les créations des chefs. René Redzepi, Magnus Nilsson et Claude Bosi cuisinent, par exemple, des carottes en cocote, sans eau ni matière grasse, avec de l’écorce de bouleau et des rameaux de résineux. Elles sont accompagnées d’un bouillon végétal, de pommes de terre cuites au gros sel et de fruits de bois et champignons crus.

Le soir venu, c’est néanmoins le plat de Yoshihiro Narisawa qui dégage la plus grande émotion. Intitulé  » la vie « , il frappe l’imagination par les grandes projections rouges (une réduction d’airelles, légèrement sucrée et parfumée aux feuilles de pin) jetées sur les assiettes blanches. Le filet de lièvre cru – le prétexte du plat – est cuit à la minute par un consommé de lièvre chaud. Le tout est contrasté par des saveurs de champignons, de fleurs d’une menthe fraîche.  » J’ai été marqué par cette nature encore vierge. À la différence du Japon, la pression humaine sur celle-ci est ici très faible, explique Narisawa. Il est important de protéger ce patrimoine pour le futur. Nous, cuisiniers, devons aussi en être conscients. Le rouge c’est celui du sang de l’animal que l’on chasse. Car la vie implique aussi la mort « , conclut-il poétiquement.

Coïncidence ou signe d’une époque, ce rouge du sang s’exprime également dans deux autres plats : en entrée, la rose (en chicon) sur une neige rouge (betterave et sang de renne) de Quique Dacosta ; et en dessert, la boisson rouge sang (orange sanguine et betterave rouge) accompagnant la neige blanche d’Albert Adrià. Le nom du plat ne peut prêter à équivoque : Sangre y Nieve, sang et neige.

Il est 2 heures du matin quand nous arrivons au bout de cette revue culinaire. Dehors, le ciel nous offre mieux qu’un feu d’artifice, un long festival d’aurores boréales. La magie du Grand Nord est totale.

Carnet d’adresses en page 86.

Recette en page 48.

Par Jean-Pierre Gabriel

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