Dans un monde parallèle, celui du luxe, le vrai, là où tradition et modernité marchent main dans la main, ce bottier parisien formé au compagnonnage défend un concept de chaussures exclusives pour hommes de pouvoir esthètes et facétieux.

Sur la semelle de tous ses modèles brille une étoile. Une bonne étoile, bien sûr. Celle sous laquelle il est né. Pierre Corthay est conscient de son bonheur, il le porte sur son visage et le répète souvent en termes simples et sincères :  » J’ai beaucoup de chance.  » Du talent, aussi, on ne parlerait pas de lui dans le cas contraire. Il nous reçoit pour déjeuner face à sa boutique, salon intime et feutré tout en bois vernis et moquette moelleuse surplombant des caves garnies de formes, petites sculptures nominatives pour pieds masculins.

Nous sommes au Volnay, repaire bistronomique du iie arrondissement parisien, à deux pas de la place Vendôme. On y mange très bien, on y boit délicat, une nécessité : l’homme est hédoniste avant tout. Il prononce souvent le mot confort, 15 fois en deux heures d’interview, on a compté. À le voir humer religieusement son Condrieu, terminer le plateau de fromages avec gourmandise et respect, on devine l’épicurien rigoureux. On ne badine pas avec l’accessoire. Plaisir et sérieux. Une combinaison qu’il met au service de ses chaussures, certes ultra- luxueuses, mais ni tapageuses, ni ennuyeuses, les deux écueils du genre. Pierre, chaussé en Corthay, fait main coloré donc, préfère parler art et bonnes tables que stratégie et résultats. L’essentiel, il le garde pour lui.  » C’est un trader drôle « , résume l’intéressé en décrivant son client.

Pour comprendre cet improbable alliage, il suffit d’observer le parcours de ce Montpelliérain d’origine, né de parents d’obédience hippie, acteurs pros – papa a joué pour Peter Brook – qui décidèrent de lui  » ouvrir l’esprit  » en l’inscrivant à l’école Steiner de Paris. Une expérience totale, une certaine idée du bonheur :  » On faisait de la sculpture, du dessin, les plus belles années de ma vie.  » Voilà pour la liberté de ton. Et le goût de l’artisanat, du savoir-faire comme on dit chez Hermès ?  » Le soir, en rentrant chez moi, je passais chez une cousine de mon père, prof aux Arts décoratifs. Une dame sans enfants, elle m’aimait beaucoup. Elle m’a appris à travailler le cuir. Je faisais des bracelets pour les filles. Mais au-delà de ça, j’étais fasciné.  » Contaminé.

Au point de se lancer dans le Tour de France, suivant la trace des Compagnons qui, depuis le Moyen Âge, donnent au patrimoine artisanal français sa vivacité et des arguments de poids au chauvinisme national. Marseille, Toulouse, Lyon, Strasbourg et on en oublie : pendant six ans, Pierre Corthay se fait bottier et arpente le terrain de l’apprentissage. Chez les maîtres : l’Anglais John Lobb, un must, puis le Parisien Berluti, pendant cinq ans,  » avec Monsieur Jean Bourlès, qui me coache, une chance inouïe « . Une de plus. Qui annonce la suite : installation à son compte en 1991, article laudatif de Suzy Menkes, la papesse mode du International Herald Tribune –  » j’ai vécu deux ans et demi sur cette réputation « . Le sultan de Brunei devient fan. Addict. Et mécène, en quelque sorte.  » Il me permet d’engager quelqu’un.  » Puis vint Robert Rubin, un riche homme d’affaires américain –  » le plus grand collectionneur de Jean Prouvé au monde « . Mais aussi propriétaire d’un club de golf privé, 1 million de dollars la cotisation. À ce prix-là ça vaut bien un petit cadeau aux membres. Ce sera des chaussures sur mesure pour fouler le green avec élégance.  » J’ai pu démarrer ma ligne de prêt-à-porter grâce à cette commande « , s’éblouit le bottier. Depuis, il a ouvert une boutique à Londres, une autre à Tokyo. Et est vendu en exclusivité chez Pierre Degand, à Bruxelles. La ville de Brel. Comme le chante ce dernier, Pierre Corthay peut se moucher dans les étoiles. À défaut de se moucher du pied. Ça gâcherait le plaisir. Et ce n’est pas très confort.

PAR BAUDOUIN GALLER

SON CLIENT ?  » C’EST UN TRADER DRÔLE. « 

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