A la suite de sa mère, Annick Goutal, qui avait fondé sa maison de parfums au début des années 1980, Camille Goutal invente aujourd’hui les nouvelles fragrances de cette marque raffinée…

Paris, un immeuble bourgeois du xviie arrondissement et, nichée au fond de la vaste cour, une petite remise pour automobile aujourd’hui transformée en un deux-pièces un peu bric-à-brac, l’antre de la création des parfums Goutal. S’il n’y avait cette intense odeur de résine et d’encens dans l’air, qui pourrait d’ailleurs le deviner ? Un sofa de velours rouge un peu élimé, au mur quelques toiles de la formidable peintre des fleurs, Claire Basler, sur une table, au milieu d’un incroyable fouillis de papiers, un autre tableau un peu crevassé représentant un vieux lion, à droite un haut meuble de bois clair rempli d’assiettes et de tasses à thé : ce capharnaüm délicieusement bohème s’apparente plutôt à celui d’un brocanteur. Reste que, dans la deuxième pièce, un meuble gris et blanc envahit les trois quarts de l’espace. Il est composé de dix étagères, qui forment un amphithéâtre miniature où des centaines de fioles sont sagement rangées : un orgue à parfums.

 » C’est celui de ma mère, raconte Camille Goutal. Elle l’avait commandé à un menuisier dans ses débuts, puis elle ne l’a jamais quitté. Il a été de tous ses déménagements, passant de ses bureaux de la rue de Castiglione à son domicile de la rue des Jeûneurs, pour finalement me précéder jusqu’ici.  » Ce bel outil de travail devant lequel, à son tour, cette jeune femme s’assoit aujourd’hui quotidiennement a bien failli ne jamais exister. C’est qu’Annick Goutal n’était en rien prédestinée à la parfumerie. Pianiste émérite, c’est au métier de musicienne que ses parents pensaient la voir se consacrer. C’était compter sans son tempérament rebelle et son désir de multiplier les expériences. Repérée par les photographes au sortir de l’adolescence, elle file en Angleterre pour devenir mannequin, y connaît un joli succès, puis revient en France pour se lancer dans le métier de brocanteuse. C’est le hasard qui la fera changer encore de métier : Micheline, l’une de ses amies (et marraine de Camille), fabrique alors une petite gamme de soins cosmétiques de grand luxe qu’elle vend à domicile et demande à Annick si celle-ci ne l’aiderait pas à concevoir de nouvelles crèmes parfumées. Cette dernière se rend alors à Grasse. Elle a 30 ans et se prend au jeu de la composition olfactive avec enthousiasme. En moins d’une année, cette fonceuse lance son premier parfum, Folavril (jasmin sur un fond de mangue) et ouvre sa boutique rue de Bellechasse. Son premier grand succès, l’Eau d’Hadrien – en hommage au roman de Marguerite Yourcenar – est un subtil assemblage de citron de Sicile, de cédrat, de pamplemousse et de cyprès. Des notes d’agrumes ultrafraîches mais suffisamment complexes pour qu’elles sachent fidéliser hommes comme femmes. Vingt-cinq ans après ses débuts, l’Eau d’Hadrien et ses dérivés représentent toujours, à eux seuls, un quart du chiffre d’affaires de la société et ont su faire chavirer le c£ur de toutes les célébrités, de Madonna à François Mitterrand, en passant par Isabelle Adjani, Tom Cruise ou Elton John… Mais la vie n’est pas toujours un conte de fées. Malgré son succès, Annick n’est pas une bonne gestionnaire et, alors qu’elle lutte déjà contre le cancer qui l’emportera en 1999, elle est contrainte de vendre sa société à la maison de champagne Taittinger. Brouille, rupture, elle s’en éloignera quelques années jusqu’à ce que Brigitte Taittinger soit nommée à la présidence des parfums Goutal et parvienne à convaincre la fondatrice de reprendre les rênes de la création. Après sept ans de travail en commun, elle décédera quelques mois après le lancement de son dernier parfum, Ce soir ou jamais.

Reprendre le flambeau familial ? Camille n’y avait d’abord pas songé. Elle sortait d’une école de photographie et commençait à exercer son métier :  » Maman avait simplement demandé à Isabelle Doyen, avec qui elle travaillait depuis longtemps pour la conception de ses fragrances, qu’elle me prenne sous son aile. En réalité elle a fait bien plus que cela, elle m’a appris le métier. Et cela m’a plu « , ajoute-t-elle. De fait, le parfum a toujours été partie intégrante de son existence, et ce à quoi Camille s’attache aujourd’hui, c’est que chacun d’entre eux continue d’évoquer une histoire.  » Chez Goutal, les idées ne viennent pas du marketing, c’est la vie qui nous guide « , aime-t-elle expliquer. Ce fut le cas par exemple quand sa mère créa en 1983, un parfum à son nom, l’Eau de Camille.  » L’année précédente, elle en avait conçu un au nom de ma demi-s£ur Charlotte. J’étais alors une petite fille âgée de 7 ans.  » Et moi ? Tu ne m’inventes pas quelque chose ? » lui avais-je reproché.  » Mais bien sûr, ma chérie, quel genre de parfum veux-tu ? » Prise au dépourvu, j’avais jeté un £il par la fenêtre :  » Je voudrais l’odeur de notre jardin !  » Et c’est comme cela qu’est née cette eau aux senteurs de lierre, de jasmin et d’herbe coupée…  » C’est sur le même mode personnel que fut créé Quel amour !, l’un des premiers parfums lancés après le décès d’Annick.  » J’avais le souvenir, raconte Camille, de la surprise que m’avait faite mon amoureux, un jour où je rentrais de voyage, en tapissant tout l’escalier de mon immeuble de pétales de pivoines et c’est à partir de cette anecdote – car je me suis exclamée  » Quel amour !  » quand je l’ai retrouvé derrière ma porte avec un bouquet au complet – qu’Isabelle a conçu cette nouvelle fragrance.  » Voilà qui amène tout naturellement à se demander qui, dans cette partition à quatre mains, ou plus exactement à deux nez, assume la paternité des nouveaux jus ?  » Mais cela varie terriblement d’un parfum à l’autre !  » répondent de concert Camille et Isabelle.  » Parfois l’une commence la recherche et l’autre l’aboutit. Parfois nous explorons seules une piste jusqu’au bout. Nous nous complétons avant tout, et c’est cette différence de tempérament qui nous permet de créer pour d’autres marques.  » Car, on le sait peu, mais Isabelle et Camille, si elles consacrent la majeure partie de leur énergie aux parfums Goutal, ne s’interdisent pas de concevoir des bougies pour Christian Tortu, le Prince jardinier, ou, bientôt, pour le restaurant le Sensing du chef Guy Martin. Elles viennent même d’imaginer pour le compte d’une société suisse une étonnante série de parfums vendus sur Internet !

Quels sont leurs derniers projets ? Elles mettent, de concert, la touche finale à une série de trois parfums Goutal qui seront présentés à la rentrée. Mais Camille surveille de près d’autres développements : une ligne de maquillage qui viendrait compléter la gamme de soins aux actifs de rose lancée en 2004, et même le lancement très bientôt d’une petite collection de lingerie, qui sera réalisée en collaboration avec une créatrice et distribuée dans les dix boutiques boudoirs que compte la marque. En presque trente ans, la petite parfumerie de Saint-Germain-des-Prés est devenue une vaste société, sans perdre de vue son code génétique. Il y a un  » esprit Goutal  » qui perdure d’une génération à l’autre, ce goût des flacons délicats, des matières premières de belle essence, mais Camille, si fière qu’elle soit du parcours de celle qui l’a précédée, entend bien laisser son propre sillage :  » Quand j’entends l’expression  » Telle mère, telle fille « , je me dis qu’il y a dans cette phrase un monde qui s’ouvre et ne se referme pas.  »

Guillaume Crouzet

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