Lentement mais sûrement, Christophe Coppens tisse sa toile poétique. Douze ans après sa première collection, le plus artiste des créateurs belges fait un tabac avec sa première collection haute couture, habille l’été d’une gamme d’accessoires ludiques et ouvre une boutique à Tokyo. Sans oublier de nouveaux projets artistiques en gestation… Le styliste bruxellois n’en finit pas d’explorer son prolifique monde intérieur. Dont il entrouvre la porte pour Weekend. Vertigineux.

Pénétrer dans son vaste atelier de la rue Antoine Dansaert, à Bruxelles, c’est comme faire irruption dans son inconscient au beau milieu d’un rêve. Le temple de Christophe Coppens est peuplé de créatures énigmatiques qu’on dirait échappées d’un tableau de Dali. Pour un peu, on jurerait qu’elles se sont immobilisées à l’instant même où on a poussé la porte, laissant la musique orpheline, et qu’elles reprendront leur étrange manège dès qu’on aura tourné les talons. Freud aurait pris un malin plaisir à faire parler ces têtes de poupées balafrées, ces jouets japonais, cet éléphant à l’abdomen évidé ou cette cage en bois en forme de palais indien traversée par le gazouillis de son unique locataire.

Le centre nerveux de la galaxie Coppens baigne dans une atmosphère surréaliste. C’est d’abord un atelier, témoin l’alignement de machines à coudre sur lesquelles s’affairent une poignée de petites mains, mais c’est aussi un laboratoire d’idées où s’esquisse, s’élabore, s’échafaude l’univers singulier du créateur. Dans ce chaudron mystérieux, l’artiste n’est jamais loin du styliste. Une personne mais plusieurs identités, plusieurs mondes. Christophe Coppens le magicien, ou plutôt l’illusionniste, puise dans un imaginaire qu’on devine bouillonnant les ingrédients d’une palette complexe qui va de la conception d’expositions à la haute couture en passant par ses collections d’accessoires, fer de lance économique de ses activités. La légèreté et la fraîcheur de sa collection prêt-à-porter printemps-été 2006, dominée par les notes de couleurs basiques et les motifs champêtres comme la coccinelle ou le trèfle, côtoient l’extrême raffinement, teinté d’extravagance, de ses créations haut de gamme. Deux facettes mais, de part et d’autre, le même souffle poétique. Comme dans un rêve…

Quand il déboule sur la passerelle qui surplombe le hangar, silhouette élancée dominée par un visage d’enfant sage, on pense au Capitaine Nemo surgissant dans le salon de son Nautilus. Même distinction, même démesure, même aura contenue, l’arrogance en moins peut-être. Le temps de changer de musique, de renvoyer un fournisseur qui a foiré une commande – avec fermeté mais sans acrimonie malgré l’énormité de la bourde -, et il nous rejoint au milieu de cette étrange ménagerie pour nous livrer les clés de son univers. Pour cet exercice d’introspection, on aurait aimé qu’il s’allonge sur un divan, mais le seul disponible est déjà occupé par des imprimés érotiques. Un parasitage libidineux qui risquait de méchamment court-circuiter l’analyse. Les chaises Kartell feront donc l’affaire. Alors, dites-nous tout Monsieur Coppens…

> Son Japon

 » Nous avons ouvert un magasin le 23 mars à Tokyo sur le modèle du shop de Bruxelles. C’est une étape importante qui ponctue huit ans de présence dans l’archipel. Le Japon est l’endroit idéal pour démarrer. Même si cette démarche frise souvent l’arrogance. On se dit que là-bas, c’est facile, qu’on gagne vite de l’argent, qu’ils paient à heure et à temps, etc. C’est vrai au début. Mais si l’on veut tenir la longueur, il faut quelque chose en plus que la simple nouveauté. Sur ce point, la mode belge a l’avantage de présenter des similarités avec la culture japonaise. On retrouve le même fond très classique, très traditionnel – dans les recherches ou les finitions par exemple – mâtiné de modernité. Tout ce qui se joue entre ces deux niveaux est très intéressant. A chaque déplacement, je découvre une autre couche. Et puis, j’aime aussi les gens, la nourriture, le respect. Je me sens très à l’aise là-bas.  »

> Son enfance

 » Je n’ai pas trop envie de parler de ma vie privée. Il n’y a pas grand-chose à dire. J’ai été à l’école à Saint-Nicolas et j’habitais à Bornem, pas très loin. J’étais un très mauvais élève. Les matières m’intéressaient très peu. En revanche, après l’école, je suivais des cours tout le temps, de théâtre, d’histoire de l’art, de littérature. L’envie de créer était déjà présente. A la maison, le grenier était à moi et j’organisais des expositions pour mes proches. J’étais assez solitaire. Mais c’était une solitude recherchée, pas du tout pesante. Je m’ennuyais très vite dans les contextes où j’étais censé me sentir bien à cet âge. C’est resté par la suite. Quand je suis allé à Bruxelles pour faire le Conservatoire, j’ai pensé que je ne m’ennuierais plus. Mais après trois semaines, j’ai réuni des étudiants et organisé des répétitions le soir après les cours. J’ai monté quatre pièces en trois ans. Je faisais les costumes, les textes, tout. C’était nul, beaucoup trop ambitieux, mais ça m’occupait. »

> Son Moi

 » Quand on est conscient de ce qui se passe autour de soi, il est difficile de ne pas voir la souffrance. Mais ce n’est pas pour ça qu’on ne peut pas trouver son chemin. J’ai toujours su tirer parti des souffrances qui émaillent la vie. Notamment à travers la création mais aussi pour moi-même en tant qu’homme. Je convertis les obstacles en énergie positive. L’installation  » Dollhouse  » était une façon de digérer tout le malaise que je ressentais à l’époque autour de moi. Ça m’a permis de tourner une page. Je ne vais pas passer le reste de ma vie à découper des poupées en morceaux. La vie est trop belle pour se complaire dans la souffrance.  »

> Ses tabous

 » Je n’ai pas vraiment de tabous. Je pense qu’il est bon de goûter à tout et puis de faire le tri en fonction de son éthique personnelle. La mienne repose pour l’essentiel sur le respect et l’honnêteté. Pas de tabous ne veut pas dire toutefois que rien ne me choque. Mais j’essaie toujours de comprendre le contexte. Tout vient de quelque part et tout va quelque part. Je pense que l’homme est fondamentalement bon. Mais il est fragile. Il suffit de quelques événements pour le faire basculer. Se retrouver dans la rue peut nous arriver à tous. Je suis donc d’autant plus heureux d’être bien entouré et d’avoir la chance de rencontrer des gens très intéressants.  »

> Son inspiration

 » Je prends des notes tout le temps. J’ai toujours des petits carnets sur moi et j’écris tout ce qui me traverse l’esprit. A un moment donné, quand il est temps de donner corps aux idées, je regarde tout ce que j’ai couché sur papier – des croquis grossiers, des mots ou des combinaisons de couleurs -, et je vais en extraire un thème, ou en tout cas une direction générale. A partir de là, on commence à creuser, à chercher les tissus, à affiner la palette de couleurs, les patronages, etc. Une bonne partie de mon inspiration me vient des livres que j’achète dans les librairies ou sur e-bay. Ce sont souvent des bouquins d’illustrations ou des biographies. Parfois, je suis un peu moins en verve. Ça m’arrive surtout quand il fait beau à l’extérieur et que je dois venir travailler le dimanche. Je peux être las de la pression et souhaiter simplement m’asseoir à une terrasse. Mais ça ne dure que deux ou trois semaines. L’envie revient toujours. En revanche, j’ai peur de perdre ma vivacité d’esprit. D’avoir envie de mener à bien des projets mais de ne plus disposer des ressources nécessaires, de ne plus avoir le regard suffisamment frais.  »

> Son atelier

 » Dans mon atelier, j’ai voulu partager le moment entre la création et le produit en montrant tout ce qui m’inspire. Comme ces jouets que je viens de ramener du Japon par exemple. J’ai toujours acheté des objets, des livres et des souvenirs lors de mes déplacements, mais je les gardais chez moi, je ne les montrais pas. Mon choix est souvent instinctif. Il reflète l’humeur de l’instant. Ce sont parfois des choses étranges, parfois des choses très conventionnelles. J’ai un côté surréaliste. Normal, je suis belge. Cela dit, je ne me sens pas spécialement flamand ou belge dans la mesure où ce qui m’influence est plutôt universel. Quand j’avais 18 ans, j’étais fasciné par Louis II de Bavière. Et aujourd’hui, je suis plutôt sensible à la création contemporaine sous toutes ses formes.

> Son univers

 » Mon univers est moins multiple qu’on le dit. C’est un malentendu. J’ai essayé beaucoup de choses et j’ai toujours été très curieux, mais aujourd’hui, toute mon attention est concentrée sur deux activités : mon travail de créateur et mon travail artistique. Je distingue les deux car je pense qu’on ne peut pas faire de l’art avec la mentalité d’un créateur de mode. L’art demande une certaine distance. Etre créateur, c’est un exercice quotidien sur des matières, des formes, des couleurs, mais dans une structure commerciale. Je ne connais que deux ou trois stylistes qui se rapprochent de l’art, je pense notamment à Comme des Garçons, à Hussein Chalayan ou à Martin Margiela. Si je m’étais plié aux exigences du marché, je serais déjà beaucoup plus loin. Mais voilà, comme je fonctionne à l’impulsion, mon parcours est plus diffus, moins linéaire. Mais du coup aussi plus riche. Ma formation de metteur en scène de théâtre me sert par exemple pour la présentation, les éclairages et la narration. Tout ce que vous faites vous nourrit.  »

> Son double Je

 » L’art n’est pas meilleur que la création, c’est juste une discipline plus pure. L’avantage de séparer les deux activités, c’est de préserver ma liberté dans mon travail artistique et, du coup, de ne pas avoir à faire de concessions. Je ne ressens même pas le besoin de montrer ce que je fais. Ou alors avec parcimonie. Je ne l’ai fait qu’une fois jusqu’ici avec le projet  » Dollhouse  » ( NDLR : une installation articulée autour de sept maisons de poupées hallucinées). Cela dit, il y a des passerelles entre les deux univers. Des sources d’inspiration personnelles vont influencer mes créations de mode. Et la collection de haute couture présentée pour la première fois à Paris l’an passé tend déjà plus vers l’art que le prêt-à-porter. Elle était baptisée  » Dream your dream « , en référence à ce moment flou quand on se réveille et qu’on se souvient encore vaguement de son rêve. L’occasion aussi pour nous de montrer ce qu’on est capable de faire, techniquement et… artistiquement.  »

> Ses rêves

 » Je mets toute mon énergie dans le travail. Mais j’espère un jour concrétiser mon rêve d’enfance : créer un grand jardin. Enfant, j’étais déjà responsable du jardin familial. J’ai des carnets remplis de petits fragments de jardins, de murs, de fontaines et d’une foule d’autres détails. Reste à trouver le temps de mettre ce projet en route… La nature, c’est la création ultime. Tenter d’influencer la nature est très grisant. La frontière entre nature et intervention de l’humain me fascine. On peut manipuler des imprimés, manipuler des couleurs mais, ici, tout se joue à un autre niveau. On peut choisir des espaces, aménager des terrasses, mais le hasard tient une place importante. J’aime cette dimension. L’inspiration se nourrit de cette incertitude. »

Propos recueillis par

Carnet d’adresses en page 118.

Laurent Raphaël

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