Dans le sud de l’Italie, depuis des siècles, la bergamote est reine. Les notes fraîches et fruitées du précieux agrume interviennent dans la composition de nombreuses fragrances. Dont celles de Dior, qui a noué un partenariat exclusif avec les producteurs locaux. Reportage.

Du bout de l’ongle, François Demachy gratte l’écorce grumeleuse de l’agrume puis hume, en connaisseur.  » La récolte s’étale sur une douzaine de semaines, explique-t-il, et il y a un monde entre les senteurs que le fruit dégage au début ou à la fin.  » En ce mois de janvier, la bergamote est précisément à son mitan et, comme souvent ici à cette période de l’année, un violent orage a éclaté quelques heures auparavant. Mais en Calabre, même en hiver, le soleil ne s’absente jamais longtemps. Les pieds dans les hautes herbes encore humides qui poussent tranquillement entre les arbres – ici, pas de plantations tirées au cordeau, le choix du bio et la cueillette à la main ne nécessitant pas de larges allées accessibles aux machines -, le nez des parfums Christian Dior poursuit :  » On passe progressivement de quelque chose de plus vert, plus agressif et plus riche en notes de tête, à un résultat qui présente plus de fond et s’évapore moins vite. L’exposition des plants a aussi une influence certaine.  » Et à San Carlo, un ensemble d’éléments donnent à la production des qualités exceptionnelles. Le terroir, d’abord, puisque ces 15 hectares, situés sur un isthme entre la mer Ionienne et les contreforts de l’Aspromonte, offrent un sol alluvionnaire unique.  » Il faut ajouter à cela que, parfois, le sirocco souffle jusqu’ici, ce qui accélère la maturation des fruits « , continue François Demachy, qui connaît bien cet ingrédient incontournable et l’apprécie particulièrement.  » Pas seulement moi, sourit-il. Il séduit tout le monde. Vous en mettez dans un oriental, un floral, un chypré, un masculin ou un féminin, et ça marche.  » Il entre donc dans la composition de plusieurs de ses créations emblématiques, comme les Colognes de la Collection Privée Christian Dior – Ambre Nuit, Gris Montaigne… -, dans ses voyages olfactifs plus personnels, dont l’Escale à Portofino, ou encore dans certaines des variantes pétillantes et acidulées qu’il signe, dont la toute récente Dior Addict Eau fraîche.

DE PÈRE EN FILS

Mais cette matière première aux origines mystérieuses, qu’on dit tantôt ramenée d’Orient par les Croisés au XVIe siècle, tantôt découverte par Christophe Colomb aux îles Canaries, est aussi primordiale pour plusieurs parfums mythiques de la maison, dont il est le gardien du temple : J’Adore, Dior Homme, Miss Dior et,  » c’est capital, parce que la bergamote intervient pour moitié dans sa composition « , l’Eau Sauvage, à laquelle la production de San Carlo est dédiée en priorité. C’est que ses notes fleuries et zestées conviennent parfaitement à ce jus à la fois racé et audacieux, né en 1966 et rapidement devenu un classique indétrônable parmi les masculins. Ce printemps, il s’offre d’ailleurs une nouvelle réinterprétation jeune et vive, l’Eau Sauvage Cologne.  » S’il arrivait que la récolte soit particulièrement abondante et dépasse les quantités nécessaires à cette fragrance-là et à ses déclinaisons, l’excédent rejoindrait alors la communelle mais resterait entièrement dédié à Christian Dior « , insiste le nez. Intransigeant quant au choix des composants nécessaires à ses créations – de la Calabre à l’Inde, il parcourt la planète et veille à la transformation des roses, du jasmin, de la fleur d’oranger, du patchouli ou du santal -, François Demachy a en effet mis sur pied ce système d’assemblage de plusieurs essences d’un même ingrédient pour garantir le résultat. Une pratique courante, en parfumerie comme pour le vin, mais pour laquelle il a trouvé un allié précieux en la personne de Gianfranco Capua. Quatrième génération d’une famille qui exploite des vergers d’agrumes depuis 1880, le Calabrais – déjà épaulé par ses fils – a signé un partenariat exclusif avec la maison de luxe, il y a maintenant plusieurs années.  » En associant les différentes variétés et plusieurs cueillettes, précise-t-il dans un français parfait, on arrive à une qualité constante, sur la base de la formule élaborée par François. Tous les jours, un petit lot est préparé puis stocké dans des conditions délicates de vide d’air, de réfrigération, etc. Cela permet de conserver mais aussi de doser le résultat final, selon qu’on le souhaite plus puissant et plus volatile, avec plus de notes de tête, ou au contraire plus sucré et plus persistant.  » Bref, de répondre précisément aux attentes de celui qui préside à la création des parfums Dior depuis 2006.

DÉLOCALISATION INTERDITE

Avant d’en arriver-là, le fruit dont la chair, verdâtre et acide, ne présente pas d’intérêt mais à l’écorce si précieuse devra subir bien des transformations. Dans l’usine Capua, qui fonctionne selon le principe d’un consortium, arrivent chaque jour les bergamotes issues des terres ancestrales mais aussi celles des 1 200 petits agriculteurs se répartissant quelque 1 300 hectares dont sont tirées 120 tonnes d’essence par an. Dans cette région pauvre d’Italie, c’est pour beaucoup un revenu appréciable… et sur lequel ne pèse pas la menace d’une délocalisation vers un pays où la main-d’oeuvre serait meilleur marché : capricieux, l’hybride d’orange amère et de citron vert ne pousse quasiment qu’ici – 95 % de la production mondiale provient de la région. Pas même en Sicile, tellement proche de Reggio, la ville la plus importante de Calabre, qu’on a l’impression de pouvoir la rejoindre à la nage, et où les citronniers sont pourtant luxuriants.

 » Le partenariat mis en place avec Dior a permis de pérenniser cette activité locale, confirme Gianfranco Capua. En offrant un prix constant, on garantit un salaire fixe aux cultivateurs et on évite qu’ils ne laissent leurs champs à l’abandon, comme ce fut parfois le cas par le passé. Ce qui arrivait alors, c’est que quand la demande était grande, tout le monde se mettait à la bergamote, dont le cours chutait immanquablement. Du coup, plus personne ne se préoccupait des plantations.  » Or, cette culture-là exige des soins constants, les arbres ne commençant à produire qu’après plusieurs années et pour une période limitée. Sans rotation étudiée, c’est vite le chaos.

ARTISANAT HIGH-TECH

Ce matin-là comme tous les autres en haute saison, des centaines de caisses sont débarquées à l’usine après que les camions soient passés chez chaque agriculteur, qui met sa récolte du jour à disposition, à l’entrée de son domaine. Les fruits sont d’abord triés et lavés, notamment pour débarrasser leur peau de la poussière noire due aux éruptions de l’Etna, tout proche. Ils passent ensuite dans la pélatrice, sorte de longue vis sans fin hérissée de piques qui va râper l’écorce, libérant ainsi l’huile très volatile qu’elle contient, cette dernière étant récupérée par jet d’eau. Puis viendra l’étape de la centrifugeuse, permettant de séparer la partie aqueuse de l’huile essentielle, qui sera alors envoyée sur l’autre site de Capua, un labo ultramoderne où s’enchaîneront les procédés de dosage et de conservation par le froid.

Des techniques de pointe qui ne changent pourtant rien, si ce n’est l’échelle de production et le gain de temps, à l’huile parfumée que proposaient les artisans dès 1750, quand Nicola Parisi, en pionnier, se lança dans l’exploitation du précieux agrume. C’était le début des eaux de Cologne, qui malgré leur nom germanique, sont profondément enracinées en Italie par leur composition.  » A l’époque, et jusque dans les années 40, ponctue le propriétaire du consortium calabrais, l’extraction se faisait  » a spugna  » : on comprimait l’écorce sur une éponge et, une fois celle-ci pleine, on la tordait pour en récupérer l’essence.  »

Dans un coin de l’usine, loin du raffut des pélatrices, Amadeo s’est installé sur son petit tabouret et, des deux pouces, presse les fruits évidés sur son éponge naturelle, perpétuant la tradition dans le calme et la concentration. Il a fait cela toute sa vie, et a été ravi que Gianfranco Capua lui propose de reprendre son activité, de manière sporadique, une fois venue l’heure de la retraite.  » Les quantités qu’on récupère de la sorte sont minimes, ajoute encore François Demachy. Et le coût est quatre fois plus élevé. Aussi n’y recourt-on que pour l’Eau fraîche, parce que c’est celle que portait Monsieur Dior.  » Joli hommage à l’histoire de la parfumerie, surtout si l’on sait qu’Amadeo est un lointain descendant de Nicola Parisi.

PAR DELPHINE KINDERMANS

1 200 petits agriculteurs se répartissant quelque 1 300 hectares dont sont tirées 120 tonnes d’essence par an.

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