Ce qui définit une silhouette, c’est l’allure. Et ce qui donne de l’allure, c’est la chaussure. Profession de foi par Olivier Jault, créateur pour Jean Paul Gaultier, notamment.

Demandez à un chausseur sachant chausser de vous parler de souliers, s’il s’appelle Olivier Jault, créateur pour Jean Paul Gaultier et pour Repetto, également professeur à l’Institut Français de la Mode (IFM) à Paris, il se fera un plaisir de tout vous expliquer dans le moindre détail, là précisément où se niche Dieu. Cette prolixité enthousiaste n’est pas due à son statut d’homme de l’ombre, qui lui convient parfaitement, mais à sa passion viscérale pour cet objet en 3D destiné à habiller les pieds. Depuis cinq ans, donc, chez Jean Paul Gaultier, son rayon, c’est la pompe haute couture. A l’époque, il sait que la maison cherche un chausseur, il rencontre le créateur, qu’il appelle toujours Monsieur.  » Je lui ai présenté un dossier un peu dans son esprit, il a été charmant, a conclu : « OK, on y va » et c’était parti…  » A dire vrai, il n’y a pas de hasard, quand Olivier Jault était au lycée, il était déjà  » accro à quelques maisons « , dont celle-là. Il avoue qu’il traficotait de fausses invitations pour pouvoir assister aux défilés – il n’est pas le seul, l’histoire veut que les étudiants de l’Académie d’Anvers, les futurs Six, firent de même.

L’ÉCRIN DU CHAUSSEUR

Dans ce coin calme du XXe arrondissement, à Paris, Olivier Jault a installé son bureau, un rez-de-chaussée où le soulier est roi – même s’il ne dit pas ce terme, comme le faisait monsieur Vivier, trop de respect et puis, aujourd’hui, regrette-t-il, il est utilisé à toutes les sauces. Sur un mur, telle une oeuvre qui mérite l’accrochage, une silhouette Courrèges, son créateur préféré, accessoires compris, sac en bandoulière et babies posées au sol. A côté d’un vélomoteur, des escarpins collectors de la Maison Martin Margiela, des  » undersized special edition « , avec petits miroirs piqués aux boules à facette, pour fêter les vingt ans de cette griffe qu’il affectionne et dont il porte le pull camionneur avec baskets Gaultier, déclinés dans un tissu de costume à rayures tennis, pourquoi hésiter à se faire plaisir ? Sur le bureau signé Friso Kramer, une bougie Eau Noire de Dior se consume, à côté d’une céramique de Vallauris et d’une pile de livres. Le buffet ici et la penderie là-bas sont ceux qu’imagina Willy Van Der Meeren, Olivier Jault est  » fan  » de mobilier, et s’il est belge c’est encore mieux. Ado, il se serait d’ailleurs bien vu designer des meubles ou des Lamborghini, pourquoi pas, il n’avait pas pensé à la chaussure, c’est le hasard qui l’a rattrapé. La section Mode à l’Institut des arts appliqués Duperré, à Paris, promotion 1996, lui met le pied à l’étrier et une formation technique du cuir peaufine l’ancrage de sa passion… si bien que  » cette façon particulière et ce challenge très intéressant de troisième dimension  » guident désormais sa vie.

A l’abri de la poussière, sous un globe de verre, trône un escarpin vert tendre acheté lors d’une vente aux enchères, celles des archives de Roger Vivier,  » j’ai levé le bras, avec mes petits moyens et j’ai réussi à acheter quelques paires « . Elles sont venues compléter sa collection qui mérite l’adjectif  » monumentale « , il la débuta il y a au moins quinze ans. Que croyez-vous qu’il fasse quand il voyage ? Il visite les musées de la chaussure, à Toronto, Romans ou Izegem, Flandre-Occidentale. Il chine aussi, ça lui vient de sa mère  » qui adore les vieilleries « . En tout, il doit bien posséder 800 paires ; l’ensemble est répertorié, numéroté, photographié, mis en boîte ou dans des sacs Tati et rangé dans un box non loin de son atelier. Dans son catalogue maison, qui se feuillette avec soupirs d’admiration, on tombe sur les clichés de bottes en plastique moulé, petit talon bobine, signées Fiorucci. Olivier Jault s’est amusé à poser les vraies, en sept exemplaires, sur le dessus de sa penderie, dans un joli dégradé arc-en-ciel.

COMME UN LABORATOIRE

 » D’un pied de chaise, on peut faire un chapeau.  » C’est ce que Pierre Cardin a un jour affirmé au petit Gaultier débutant qui depuis s’est fait un plaisir de le répéter à Olivier Jault, qui applaudit.  » C’est vraiment ça, Jean Paul est capable d’aller chercher une inspiration sur un vieux truc qui n’a rien à voir avec l’accessoire. Pour la collection haute couture, je n’ai que lui comme interlocuteur, à partir du moment où il a émis des thèmes, des lignes, des couleurs, à moi de les décrypter et de lui proposer des dessins ou des vintage – il fait partie de ces gens qui aiment voir des choses anciennes, c’est un bidouilleur, bricoleur, trafiqueur…  » Prenez la collection de cet automne-hiver 14-15 qui met en scène des femmes vampires tout droit sorties de l’univers de l’écrivain Bram Stoker. Dès le début, Olivier Jault  » percute  » sur l’envie d’une chaussure en bois,  » pointue et dominatrice « . Il a repéré un fabricant italien  » magnifique « , spécialisé dans les semelles et les talons  » déments « , esquisse sa vision, fait réaliser une maquette, avec ce bout acéré qu’il appelle  » canine « .  » Jean Paul a aimé, il m’a demandé de dessiner des modèles, je lui ai proposé des escarpins, des salomés, des boots, des bottes puisque il s’agit d’une collection d’hiver. Cela dit, il est capable de proposer de sandales avec de grosses chaussettes quand il fait froid et des Moon Boots en plastique transparent en été. C’est un créateur pas du tout arrêté ni sur les physiques ni sur les a priori de la saison, c’est en cela qu’il est génial.  »

Et à la fin ? Cela donne une paire de plates-formes rouge et noire, avec talon de 14 cm, impeccablement lucifériennes. Mais entre les premiers croquis et le show, il y aura eu une maquette en 3D, dans les matières prévues ou non, puis un essayage, avec un vrai mannequin cabine, de chair et d’os, avec pied  » échantillon « , pointure 39 pour la couture, 37 pour le prêt-à-porter. Suivis par d’éventuelles modifications,  » plus haut, plus bas, une bride en moins, le décolleté blesse un peu, la talonnette est un peu trop en retour, mettez un petit élastique confort parce que cela déchausse…  » et la deuxième maquette, validée par un nouvel essayage dans le version définitive ou en noir,  » il y en a toujours dans la collection, que ce soit chez Gaultier ou Repetto « . Avec ce prototype finalisé, direction le studio, où tombe le verdict de Monsieur.  » Si Jean Paul dit :  » super, j’adore, magnifique, photo « , cela signifie que c’est vendu et que l’on n’y touche plus. Quand il me dit :  » Pas ça « , il va soit apporter des modifications, soit annuler le projet… Généralement, on est à un mois et demi du défilé. Lorsqu’il a validé tous les modèles, il précise ce dont il a besoin – cinq paires or, quatre noires, tous modèles confondus, boots, haut, plat, en tissu pour les robes du soir, en blanc pour la mariée… Il est archi branché sur le chair, le beige, le nude, en rapport à son univers du corset. Manque de pot, à chaque fois, ce n’est pas le bon ton, on retourne alors chez le tanneur pour refaire le coloris. En couture, il n’y a aucune limite, on n’est pas tenu par un budget bloqué, si cela dépasse, cela dépasse.  » C’est aussi cela, la magie de cette particularité française, où tout est possible.  » La haute couture est un laboratoire, on crée parfois des trucs abracadabrants ou innovants et après, cela peut ricocher et descendre dans la rue.  » Tel ce beau défi à l’apesanteur, ces escarpins qu’il dessina pour le défilé Black Swan, automne-hiver 11-12,  » il fallait avoir l’impression que la fille soit sur des pointes, en tout cas dans du vide, du rien, de l’air. J’ai trouvé amusant de travailler une chaussure sans talon, cela a déjà existé dans les années 50, il s’agissait de la réinterpréter.  »

TRANSCENDER LES LIMITES

Olivier Jault feuillette le catalogue de sa collection personnelle, retrouve une spartiate qui l’inspira pour des plates-formes avec guêtre, façon cage, qu’il proposa pour la couture de Gaultier, automne-hiver 12-13.  » Ce sont des bottes François Villon, imaginées pour Ungaro dans les années 60. L’idée de la création, c’est de transfigurer, de transposer, de repenser…  » Cette cage, c’est aussi un défi technique qui l’intéresse. Quant au confort, il n’a pas voix au chapitre, du moins pas en couture.  » Les seules pompes confortables, ce sont les Birkenstock et les Crocs, soit les plus laides du monde, assène-t-il. J’ai tendance à dire qu’il faut souffrir un petit peu pour avoir de l’allure. Cédez aux sirènes du confort, et vous vous retrouvez en charentaises… Ce n’est pas mon job de travailler sur le confort mais de réfléchir surtout à ce que cela ait une esthétique conforme à ce que l’on recherche et que cela tienne aux pieds. D’où la nécessité d’avoir une culture technique et historique. Le fait est qu’il y a des contraintes et qu’on a affaire à des fabricants ou des fournisseurs qui vous diront : impossible.  » Mais pas en Italie, là, ils cherchent à trouver la solution, à répondre aux desiderata des créateurs et c’est ce qui fait avancer le schmilblick ! Les plates-formes de monsieur Ferragamo ne sont rien d’autre que le résultat des chopines de la Renaissance.  »

A chaque défilé, Olivier Jault tremble. Et si les tops tombaient ? Et si l’escarpin déchaussait ? Et si le talon était mal cloué ? Du coup, il vérifie tout, en tandem avec la chef de produit. Et pour parer au pire, surtout dans les conditions de la couture, qui  » demande beaucoup de mannequins, il y a entre cinquante et soixante passages, elles sont toutes perchées haut, avec des vêtements compliqués à enfiler et à porter… « , il a recours aux  » petits trucs  » du métier – un bout de scotch par-ci, quelques griffures sur la semelle par-là, et advienne que pourra. Conchita Wurst, invité à défiler en juillet dernier, a eu l’extrême élégance d’enfiler ses escarpins classiques, talons vertigineux, sans se plaindre ni grimacer, il a du métier, le jeune homme que monsieur Gaultier a rêvé en Zizi impératrice.

Que l’on se rassure, si le créateur ex-peroxydé invite de telles égéries décalées, cela ne l’empêche pas de faire de la haute couture tout ce qu’il y a de plus sérieux.  » Il est pour moi le digne héritier de Saint Laurent, le coloriste, analyse le chausseur. Il m’a un jour demandé des bottes blanches, « oulala les majorettes », ai-je pensé, mais le résultat était somptueux. Parfois je m’interroge : « Pourquoi veut-il une soupière sur la tête et une boîte de conserve en bracelet ? » et en fait, cela devient incroyable, élégant, malicieux, créatif, c’est vraiment un bidouilleur de talent.  »

Olivier Jault rappelle souvent à ses étudiants de l’Institut Français de la Mode, module Accessoires où il enseigne depuis sept ans, qu’une collection de vêtements,  » on peut la faire dans sa petite chambre de bonne ou dans sa cave, il suffit d’aller au marché Saint-Pierre, d’acheter des tissus et de s’y mettre « , mais avec la chaussure, cela ne fonctionne pas ainsi, elle exige une technique particulière et surtout, des intervenants multiples.  » Elle demande encore et toujours la main humaine, répète-t-il émerveillé. Et plus on monte en gamme, plus c’est obligatoire, on ne peut pas y couper.  » Il faut regarder les siennes, de mains, voltiger sur le contrefort, la semelle, la tige, le talon de l’un des bijoux de sa collection. Penser qu’il faut tout de même être un peu fétichiste pour habiller les pieds des femmes. Et puis boucler la boucle avec sa définition d’une  » belle chaussure  » :  » Elle serait si parfaitement travaillée par la main de l’Homme que cela ne se verrait pas « , dans son monde, la virtuosité foule le sol.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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