Des pièces iconiques qui racontent son passé, son présent et son futur. Ann Demeulemeester lance une collection hors normes et hors temps. Conversation à bâtons rompus avec une créatrice belge qui sait ce qu’elle aime.

Juste au coin, sur la place Leopold Dewael, la belle boutique d’Ann Demeulemeester donne le ton au quartier. Un espace parqueté qui a tout oublié de sa vie antérieure, quand il servait encore de laboratoire au ministère de l’Agriculture. Dedans, deux collections rangées sur portants, des rideaux blancs, une équipe de jeunes vendeurs forcément ann demeulemeesteriens. Et elle, au milieu d’eux, longs cheveux d’adolescente, tee-shirt blanc fatigué sur marcel et pantalon noirs, pas de trace de bijou ni de make-up à part ce trait d’eye-liner noir sur ses yeux si clairs. Après 22 ans de créations et le double de saisons, Ann Demeulemeester lance une  » collection blanche « , faite de modèles iconiques réédités, preuve que la mode n’est pas aussi éphémère que certains veulent bien le croire. C’est sa directrice, Anne Chapelle, qui en a eu l’idée. A force d’entendre les clientes américaines demander une  » collection cruise « . A force de constater qu’en milieu de saison ses corners dans les grands department stores étaient vides, tout vendu, et que, à la place, on mettait les vêtements des autres.  » Pourquoi ne pas répondre à cette demande à notre façon ?  » s’est dit Ann Demeulemeester.  » Et qu’est-ce qui pourrait être notre façon ? On me réclame souvent une robe, un pantalon de telle année, et les saisons se mélangentà Personnellement, je les comprends, ces questions ! Moi aussi, j’ai mes préférés, que je veux remplacer par les mêmes mais en neuf, parce qu’ils sont devenus une partie de ma vieà « 

Donc, une petite collection à part. Titrée  » Collection blanche « , comme un  » white canevas  » ou quelque chose qui y ressemble. Elle ajoute, en anglais, les adjectifs blanck (pour vierge), timeless (pour non daté) et puis, en français, ouvert àà  » Un label blanc qui traverse le temps, la date n’a pas d’importance, ce sont des pièces qu’on veut « re-avoir », dit-elle en roulant les r dans un français qui ne tient qu’à elle et qui parle d’elle, droit et franc. Ce choix s’est fait dans la légèreté,  » au sentiment « . En se posant juste une question :  » Quelle pièce a-t-on envie de porter ? »  » Quand je dis « on », précise-t-elle, je veux dire, moi et mon assistante créative.  » Car Ann Demeulemeester n’est pas seule. Et elle n’aura de cesse de le répéter. Elle dit même qu’elle pourrait mourir demain, que sa marque peut très bien continuer sans elle. Car elle a déjà préparé le futur. Et inventorié son univers. Elle a  » son petit musée à elle « , des  » mégaarchives  » que ses jeunes assistantes consultent pour mieux se plonger dans son  » vocabulaire « , ses  » codes « , son  » tout « .  » A la fin, ces collections, c’est la somme d’une équipe qui est trèsà  » Elle entrelace ses doigts,  » Comme ça « . Avec elle, sans une once d’angélisme, il est question de  » good vibes « .

Une page vierge

Jamais elle ne s’était imaginé ce chemin-là. Adolescente, elle était  » plutôt réaliste et un peu naïve « . Ajoutez à cela de la patience et une sacrée dose de bon sens. Mais ne croyez surtout pas que la voie était toute tracée. Si elle s’est inscrite à l’Académie royale d’Anvers, c’est parce qu’elle adorait dessiner, surtout des portraits, et, à l’occasion, esquisser les vêtements de ses modèles pour mieux les rectifier quand elle trouvait que cela ne collait pas. Elle croyait alors qu’elle passerait sa vie un crayon à la main. Faux, bien sûr. Maintenant seulement, à presque 50 ans, elle trouve enfin le temps d’ouvrir à nouveau ses cartons à dessins.

Pour l’heure, on est à la fin des années 1970, elle est encore à l’Aca, elle tremble d’excitation :  » Un monde nouveau s’ouvrait à moi « , se souvient-elle. Elle ne sait rien de l’architecture d’un vêtement, de la coupe, de la mode. Mais elle s’en fiche, licence totale : Ann fait tout à sa façon.  » Je n’avais ni histoire ni traditions qui pesaient sur mes épaules. Je pouvais commencer avec une page vierge. Cela m’a aidé à former mon propre style.  » 1981, elle est diplômée. Et dans la foulée, Dries Van Noten, Dirk Bikkembergs, Dirk Van Saene, Walter Van Beirendonck et Marina Yee, que personne n’a encore eu l’idée de surnommer les Six d’Anvers, un peu faussement et contre leur gré – chacun son chemin. Ann Demeulemeester veut encore apprendre, elle ne se sent pas prête. Elle se fait embaucher chez Bartsons, une maison belge spécialisée en imperméables. Elle y dessine des trench-coats, jusqu’à plus soif. A tel point qu’elle n’en créera plus jamais. Jusqu’à cette première  » collection blanche « . En attendant, elle crayonne le soir chez elle, songe à lancer sa propre ligne – ce qu’elle fera pour l’automne-hiver 1987/88. Soudain, elle interrompt le récit, dit que tout cela n’a pas d’importance, sauf ce mes-sage qu’elle veut transmettre aux jeunes créateurs qui sortent des écoles.  » Qu’ils ne croient pas que tout est possible, tout de suite. Il faut avoir de la patience et beaucoup de talent. Et ne pas penser qu’il faut tout faire soi-même : la force vient souvent de la combinaison des talents. « 

Une palette contrastée

Depuis, Ann Demeulemeester creuse son sillon, sans changer les codes, radicalement, de saison en saison. Chaque collection  » comme une boucle d’une chaîne « , qui ne pourrait exister l’une sans l’autre. L’exer-cice le plus tentant ? Détourner ce qui ne lui est pas naturel, se l’approprier pour que, in fine  » cela n’ait plus rien à voir avec ce que l’on n’aimait pas ! « . Elle pense aux imprimés fleurs de cet hiver.  » Il faut oser parfois faire des choses qui ne sont pas forcément à moi ! Etre capable de mettre dans notre univers une fleur qui a juste poussé dans mon jardin, la sécher, l’imprimer sur un tissu et en faire un vêtement qui est juste. Ça, c’est excitant !  » On goûte l’adjectif.

Et travailler le noir, est-ce aussi excitant ? Elle répète, patiemment, parce qu’elle est un peu lasse d’avoir à expliquer plus souvent qu’à son tour, qu' » il y a des milliers de noirs  » et que  » chacun est un peu différent. Pour moi, cela reste la couleur la plus poétique, c’est-à-dire celle des poètes, leur couleur ultimeà Mais aussi le contraire du classique, cela a un certain vrai chic que l’on ne peut pas facilement remplacer.  » Comme elle ne peut vivre sans contrastes : elle lui oppose toujours le blanc.  » J’ai besoin de sa virginité, de sa légèreté.  » Et puis quand ça lui prend, elle rajoute une couleur, comme le mauve pour cet hiver. Elle avoue avoir toujours eu  » une petite faiblesse  » pour lui. Elle le trouve  » naïf, extravagant et attaché à l’excentricité des artistes. « 

De la couleur fil rouge, elle remonte à son inspiration première et à cette chanson qui lui trottait dans la tête,  » que je ne perdais pas « , précise-t-elle. Un vieux machin de Bob Dylan, Knockin’ on Heaven’s door, qu’elle trouve définitivement  » anti-guerre, simple et tellement positif « . Elle avait  » l’impression qu’on avait besoin de cela juste maintenant. J’ai dit à mon équipe :  » On va faire Knockin’ on Heaven’s door « , et à la fin, on a une collection.  » Cela a l’air si simple, présenté ainsi. Mais cela ne l’est évidemment pas.  » C’est beaucoup de travail. Mais nous, on peut travailler avec des émotions et l’on sait de quoi on parle. Mon assistante me comprend. Et mon mari aussi, très fort.  » Inutile de préciser que sans lui, sans son alter ego, sans Patrick Robyn, elle ne serait pas où elle est. Quand ils se sont (re)connus, elle avait 17 ans.  » Quand on se rencontre si jeune, on devient adulte ensemble, on évolue ensembleà Je ne sais plus où je commence et où lui finit. Mais l’art, c’est de continuer à être intrigant l’un pour l’autre, de se surprendre. Et d’être créatif. C’est un acte d’amour.  »

Un bijou qui dit tout

Puisque l’on parle de Patrick Robyn, forcément, on évoque la plume, bijou emblème d’Ann Demeulemeester. Car la légende veut qu’il en portait une sur lui quand ils se sont rencontrés.  » Je ne peux pas dire que ce n’est pas la vérité. A un certain moment, dans ma vie, cela a été une forte association avec un stadeà amoureux.  » Elle ferme les yeux. Elle a allumé une cigarette, avale une volute de fumée et remarque, simplement, qu’il y a des objets porteurs d’émotions. Que ce n’est  » pas important  » de raconter  » une petite anecdote  » de son émotion à elle mais que  » cette plume continue à porter une émotion vers d’autres, ça, ça compte ! « . Et elle précise :  » C’est humble, une plume, cela vient d’un oiseau, libre. C’est fragile et c’est beauà J’ai tous les éléments pour en faire un bijou sublime !  » Depuis, elle crée de vraies collections de bijoux, elle en est d’ailleurs à sa quatrième. Toujours, elle regarde les matières comme si c’était la première fois qu’elle les découvrait. Le diamant, par exemple, pourtant si loin de son univers, elle le concède. Elle y a vu une étoile ou mieux,  » une très belle pierre trouvée dans les bois « . Et elle l’a montré  » à sa façon « ,  » libre « , juste glissé dans un pendentif rond, comme une amulette de verre, sur chaînes d’argent combinées et plutôt lourdes,  » parce qu’une chaîne, c’est le contraire de la liberté, c’est beau et difficile « . Et elle souligne :  » Quand ce n’est pas évident, cela me tente « .

Comme un air de magie

Aujourd’hui, elle ne se pose plus la question qui la tourmentait quand elle était étudiante à l’Académie,  » qu’est-ce que je fais là ?  » Elle a trouvé.  » J’essaie de donner, alors forcément, je reçois.  » En guise de cadeau :  » tous ces petits moments qui me font dire  » oui, voilà, c’est pour ça que je l’ai fait, maintenant je comprends « . Des points de suspension, dans un souffle, elle fait :  » Le positivisme a retrouvé sa place dans ma tête.  » Ces moments qui lui donnent la chair de poule ressemblent à celui-ci, après son défilé Homme de l’automne-hiver 08/09, pour lequel Patti Smith s’était invitée comme mannequin surprise, Ann salue, retourne en coulisses et tombe en arrêt devant tous ces jeunes garçons de 20 ans, formant un cercle autour de Patti, qui joue de la guitare.  » C’était magique, ils portaient encore mes vêtements, on aurait dit qu’ils les trouvaient confortables et ils écoutaient une vieille femme adorée en semblant penser que c’est un art de vieillir bienà  » Des regrets ? Ce mot ne franchit même pas sa bouche.  » J’ai toujours essayé de faire au mieux, de prendre les décisions qui sont justes. Et je ne regarde jamais en arrière.  » On pense tout bas qu’il faudra se souvenir de ceci, retenir le conseil de sa grand-mère flamande :  » Ce qui est fait est fait, regardons en avant.  » Ann non plus ne l’a jamais oubliée, cette petite phrase-là.  » Le futur est ouvert. Et c’est beaucoup plus excitant ainsi ! « 

Anne-Françoise Moyson

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