Véganmania

© ILLUSTRATIONS : LUCIA CALFAPIETRA

Longtemps ostracisés par la société, les défenseurs de la cause animale à tout crin inspirent désormais. Au point que les carnivores achètent, eux aussi, des livres de cuisine 100 % légumes, mangent des steaks de soja et cherchent la mention  » cruelty free  » sur leurs cosmétiques. Après l’opposition frontale, place aux nuances et à la curiosité.

Plus qu’un effet de mode, le véganisme semble s’inscrire au quotidien dans un nombre croissant d’assiettes en Belgique. Un sondage d’iVOX pour EVA, publié en janvier dernier, indique que 44 % de nos compatriotes mangent moins de viande qu’il y a un an .  » Le phénomène est particulièrement en progression en Wallonie , note Pauline Dutron, de l’ASBL de promotion de la cuisine végétale EVA. Cette Région compte actuellement 1 % de végans, 6 % de végétariens et 9 % de flexitariens (lire par ailleurs). En 2016, les chiffres s’élevaient respectivement à 0 %, 3 % et 5 %.  » Le sud du pays rejoint ainsi la Flandre où l’initiative Jeudi Veggie (Donderdag Veggiedag) est organisée depuis 2000 déjà et soutenue par certaines villes telles que Gand ou Courtrai.  » Il y a un changement d’optique important, même si le monde wallon de l’élevage est très puissant « , indique Pauline Dutron. Autre preuve de l’intérêt du public, l’association prépare la deuxième édition belge du grand salon VeggieWorld (1), prévue pour les 17 et 18 novembre prochain.

On n’a plus d’un côté les carnivores et de l’autre ceux qui refusent tout.

 » Ce qui a vraiment changé les choses ces dernières années, ce sont les images d’abattoirs qui ont été diffusées. Ce n’était pas nouveau mais tout d’un coup, cela a trouvé un écho neuf, analyse Camille Adamiec (2), docteure en sociologie et chercheuse à l’université de Strasbourg. Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont fait qu’il y a eu une attention différente. Les scandales sanitaires ont aussi joué un rôle : la viande de cheval dans les lasagnes, les oeufs contaminés, la bactérie E. coli dans les steaks hachés… Ajoutez les informations nutritionnelles et sanitaires autour du potentiel néfaste des viandes rouges et cela crée une sphère importante qui pointe l’élément viande. Le discours végan est plus entendu, la pratique est légitimée.  »

La mention  » végan  » fleurit d’ailleurs partout : sur des emballages de produits indus- triels ou les cartes de restaurants, accolée aux collections de grandes marques de mode, chez les cavistes, dans les programmes de partis politiques mais aussi sur les covers de bouquins… La Plage est un éditeur historique dans le domaine et s’apprête à fêter ses 25 années d’existence. Laurence Auger, cofondatrice de la maison et directrice de l’édition, a suivi de près le long chemin qui a mené à la multiplication de titres proposant de construire des assiettes 100 % veggie ou qui s’interrogent sur les effets du lait sur la santé.  » Depuis les années 2000, particulièrement 2006-2008, c’est devenu plus facile pour nous d’entrer sur le marché. Maintenant, toutes les librairies ont un rayon de cuisine végétale. Il y a quelques années, on a pu commencer à écrire  » végan  » sur la couverture. Avant, les gens qui cherchaient ce genre d’ouvrages les reconnaissaient vite dans la manière dont c’était traité, mais ça n’était pas dit explicitement. On a attendu 2014 et Vegan de Marie Laforêt pour le faire. On commençait à recevoir énormément de demandes de lecteurs qui réclamaient un ouvrage de référence en la matière.  » Ce recueil s’est écoulé à 80 000 exemplaires. Un record, surtout pour un produit vendu 30 euros, dans un milieu de l’édition française où le tirage moyen d’un bouquin est, au bas mot, dix fois inférieur à ce chiffre.

Véganmania
© ILLUSTRATIONS : LUCIA CALFAPIETRA

A chaque scandale alimentaire, Laurence Auger constate une progression des ventes, et la maison prépare un opus en association avec de grands chefs ; elle n’aurait même pas osé en rêver il y a dix ans de cela.  » La cuisine végane n’est pas une vogue, c’est un mouvement de fond et c’est la cuisine de demain. Les gens n’ont plus vraiment le choix compte tenu du contexte écologique, de la disparition des espèces, du coût de l’élevage pour la planète, etc. Avec la population mondiale qui augmente, la consommation massive de produits d’origine animale est un luxe que l’on ne pourra plus se permettre, en plus de l’éthique.  »

Un Caddie bien rempli

Et les industriels semblent s’accorder avec l’analyse d’un futur qui passera par une végétalisation de l’assiette. Beaucoup d’acteurs de l’agroalimentaire agissent en effet pour répondre à une demande croissante du public. Plus besoin de motivations éthiques, les opportunités économiques ont suffi à stimuler des poids lourds tels que Herta, qui ne rechigne pas à vendre du porc d’élevage sous toutes ses formes, mais a créé des saucisses végétariennes ainsi que d’autres simili-viandes de céréales et légumes. Le végan de 2018 peut dès lors faire ses courses au supermarché, il n’a plus forcément besoin d’aller dans les magasins spécialisés des grandes villes ou de surfer sur Internet. Et le curieux peut décider un soir de remplacer son traditionnel steak-frites par une version végétale, juste pour voir.

Tout est plus simple. Et les frontières s’estompent.  » Les choses bougent. Le débat s’élargit avec des paroles plus diversifiées, on n’a plus d’un côté les carnivores et de l’autre ceux qui refusent tout. On a dépolarisé le débat  » , explique Camille Adamiec. Le dialogue de sourds entre les  » barbares tueurs de vaches  » et les  » mangeurs de graines illuminés  » tend à disparaître… Même si la mauvaise foi est loin d’avoir été éliminée, de part et d’autre de l’argumentaire. On a encore pu lire récemment, dans les colonnes de grands médias – dont La Libre Belgique – une opinion à la rhétorique surprenante. Le politologue Paul Ariès, le journaliste Frédéric Denhez et la sociologue Jocelyne Porcher y abordaient la  » propagande végane  » et dénonçaient que le mouvement était mené par  » les idiots utiles du capitalisme  » , qu’il était  » dangereux « , que nous allions tous mourir de faim si nous les écoutions et que ne plus ingurgiter de viande reviendrait à  » priver l’humanité de l’échange fondamental du don et contre-don « .

Le débat est donc loin d’être clos, mais il est enfin ouvert.  » C’est désormais possible d’en discuter, c’est même difficile de passer à côté si vous êtes un peu attentif à ce qui se déroule autour de vous. Ce n’est plus juste une question de spécialistes ou une histoire d’éthique personnelle laissée à des  » marginaux un peu bizarres « , c’est un vrai sujet de société « , note encore Camille Adamiec qui s’est rendu compte récemment que la thématique touchait toutes les couches sociales :  » Ce n’est plus réservé aux privilégiés. La place de la viande est également remise en cause par des populations plus pauvres et moins éduquées.  »

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© ILLUSTRATIONS : LUCIA CALFAPIETRA

Une génération avertie

Dans le concept-store écoresponsable et végan Manifeste011 (3) dont elle s’occupe, à Paris, Maud Pouzin constate également l’ouverture du public.  » Les gens sont curieux. On voit notamment beaucoup d’étudiants en mode qui nous posent des questions sur les matériaux, sur la provenance. Ça faisait partie de l’intérêt du projet d’avoir un lieu où l’échange est possible.  » La question n’est donc plus  » pour ou contre  » mais plutôt  » comment « .  » On ne va plus demander pourquoi je ne peux pas manger de viande, les gens ont compris que c’était un choix et ce qu’il y avait derrière « , relève Pauline Dutron. L’étude sur les habitudes alimentaires menée par iVOX pour EVA indique d’ailleurs que près d’un Belge sur deux adapte désormais son repas si l’un des convives est végétarien…

Et si beaucoup de personnes  » converties  » ou en transition évoquent à un moment les vidéos chocs de l’association L214 dans les abattoirs et élevages, le militantisme a pris une autre forme.  » Il y a une jeune génération qui arrive. On est passé de la caricature du militant un peu fermé à la réalité à une génération qui propose des initiatives intéressantes, qui est enjouée, qui a une vision globale. Ces consommateurs sont nés en sachant que les ressources de la planète étaient limitées. Même moi, qui ai 35 ans, quand j’étais plus jeune, je n’en entendais pas parler… Pour eux, c’est intégré, affirme Maud Pouzin. A Paris, il y a par exemple le Smmmile Festival, où les gens peuvent venir écouter leurs artistes préférés tout en en découvrant davantage, s’ils le souhaitent, sur le véganisme – nourriture, conférences… Le tout dans un esprit très ouvert. Loin de ne s’adresser qu’aux végans, la prise de parole est large et rejoint le principe de la convergence des luttes contre toutes les formes de discrimination.  »

désirabilité en hausse

Une approche très  » soft power « , pour convaincre mais en douceur, qui rejoint celle de Sébastien Kardinal (4). L’auteur culinaire entend rendre ce genre d’alimentation ultradésirable à coups de #foodporn et de recettes gourmandes :  » La nourriture végétale n’a rien à envier à la cuisine classique en termes de décadence et de plaisir, dit-il. C’est important pour moi de casser l’image des années 80 avec les légumes vapeur et le tofu nature, qui était l’antithèse de l’hédonisme.  » La technique de cet adepte de la  » communication positive  » qui ne se définit pas comme prosélyte : donner d’abord envie de mordre dedans à pleines dents, discuter ensuite.  » Je travaille par l’estomac et le plaisir. Si quelqu’un goûte et trouve ça bon, il y a des possibilités qu’il s’intéresse à la manière dont c’est fait et qu’il découvre des produits dont il n’aurait peut-être pas entendu parler autrement. A partir de là, peut-être que viendront d’autres interrogations. Si l’on assomme quelqu’un avec les fondements du véganisme sans apporter de solution, il va s’enfuir en courant. Mon approche est plutôt de ne poser aucune question et de proposer quelque chose à la place. Si la problématique apparaît, elle n’est alors plus un problème puisque la solution est là.  »

A en croire l’invasion de houmous aux tables des apéros d’omnivores et les mets végétariens de plus en plus aboutis au menu des restos  » classiques « , la technique douce est efficace. Les photos de bouddha bowls viennent donner des allures d’arc-en-ciel aux fils d’actualités des réseaux sociaux. Elles côtoient pacifiquement les burgers de boeuf juteux. La végétalisation a semé les graines de sa présence durable, de l’assiette au dressing, avec détour par la salle de bains, pour se faire beaux et belles… sans déranger les bêtes.

(1) veggieworld.de/fr/event/veggieworld-brussels (2) Mangez sain n’est pas si sain. Raisonner l’alimentation-santé, par Camille Adamiec, Hachette Pratique. (3) www.manifeste011. com (4) Ma petite boucherie vegan, par Sébastien Kardinal, Editions La plage.

Petit lexique

Les végétariens… ne mangent pas de viande, de poisson et de fruits de mer. Ils consomment en revanche souvent des produits laitiers et des oeufs.

Les végétaliens… ont une alimentation exclusivement végétale, ne comportant aucun élément d’origine animale. Ils se détournent donc des produits laitiers, des oeufs, mais aussi du miel.

Les végans… pensent le rapport à l’animal au-delà de l’assiette. Ce sont des végétaliens qui refusent les produits d’origine animale dans toutes les sphères de leur quotidien. Pas de vêtements en laine, de crème de nuit à la glycérine animale ou au collagène, ni de visite familiale au zoo. On a souvent tendance, à tort, à considérer  » véganisme  » et  » végétalisme  » comme des synonymes alors que le premier se rapporte à un mode de vie global et que le second ne concerne que les habitudes alimentaires.

Les flexitariens… n’excluent pas totalement les produits d’origine animale. Ils partagent les préoccupations des végans quant au traitement des animaux et/ou sont motivés par des raisons écologiques, sanitaires… Cela les pousse à limiter fortement leur consommation de viande mais ils ne s’en privent pas lorsque la situation les y invite – lors d’un repas de famille ou un lunch professionnel, par exemple – ou s’ils en éprouvent l’envie. Dans l’étude iVOX citée, étaient considérés comme flexitariens ceux qui mangeaient au moins trois repas végétariens par semaine.

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