Aux limites de Schengen, la capitale lituanienne chérit les trésors de son existence millénaire, tout en s’accrochant à la locomotive européenne, quinze ans après son indépendance. Peu de voyageurs viennent pourtant faire connaissance avec la belle Balte. Une erreur.

C’est presque miraculeux. Là, au coeur de la ville, un bout de terre courbe l’échine, comme un parc d’attractions naturel, une historique montagne tout sauf russe. Au sommet, le souffle manque : les pavés sont traîtres, la pente brutale. Mais surtout, le panorama est grandiose.

D’un côté, Vilnius déploie ses vieux murs gonflés de souvenirs dans un Old Town séculaire. L’autre versant de la colline de Gediminas narre une histoire plus récente : art moderne le long de la rivière Néris, venu en 2009 célébrer la nouvelle capitale européenne de la culture, des shopping centers de démesure figeant le saut radical de cet échappé de l’URSS vers le capitalisme, quelques monstres de béton soviétiques rappelant ce qu’il y avait avant.

Une tour rescapée des âges se dresse aujourd’hui comme un phare au milieu de ces houles temporelles. C’est un étrange rêve qui aurait poussé Gediminas, Grand-Duc de Lituanie à l’époque médiévale, à installer sa capitale sur la butte. Aujourd’hui nouvel emblème de la ville, la tour chatouille de son drapeau jaune-vert-rouge les cumulus neigeux, devant une poignée de touristes frissonnants mais enchantés par la croisière.

PETITES BOMBES

Cabotage dans les ruelles alentour. C’est brut d’âme, ça sent le feu de bois. On tombe sur des passages riquiqui abrités par des voûtes pierreuses, puis des carcasses de façades détruites par les bombes, qui contrastent avec les bâtisses pêche et vert d’eau très proprettes. A l’angle de la Didžioji gatvë, de petits kiosques charmants proposent gouaches et faux colliers d’ambre à un prix exagéré pour la Lituanie, petite nouvelle de la zone Euro depuis janvier dernier, qui jouit d’un niveau de vie très bon marché. Pour un portefeuille belge, en tout cas.

Au fil des déambulations, les arcades classiques et la complexité baroque s’entremêlent au gothique et au style Renaissance dans un unique patchwork, sacré patrimoine mondial de l’Unesco en 1994. L’Université de Vilnius est d’ailleurs l’archétype de ce kaléidoscope stylistique. Et recèle certains secrets : une erreur de navigation et un couloir emmènent dans l’arrière-salle d’un restaurant voisin, d’où l’on ressort tout interdit, avant de jeter un dernier regard au plus ancien campus d’Europe de l’Est. La vieille ville est ainsi : elle offre de petits prodiges à chaque coin de rue.

Justement, la Porte de l’Aube est célèbre pour ses miracles. Littéralement. Dominant l’arc, le portrait d’une Vierge Marie argentée protégerait ses fidèles, et quelques passants arrêtent encore parfois leur traversée le temps d’un signe de croix. Certains Lituaniens le répètent, bombant le torse : les derniers païens d’Europe, c’était eux. Ils ont bien bûché, depuis sept siècles : discrètes, rondelettes, ocres ou insomniaques, les églises catholiques découpent l’horizon par grappes. De véritables bijoux. Emerveillé, Napoléon rêvait même, paraît-il, de rapporter celle de Sainte-Anne avec lui, en France, au creux de sa main.

VIVE LA RÉPUBLIQUE

 » Le chien a le droit d’être chien.  »  » L’Homme a le droit de ne rien comprendre du tout.  » Traduites en vingt-trois langues, les maximes longent le trottoir de la Paupio gatvë : bienvenue à Užupis. Bohème et pétillant, parfois un peu souillon, le quartier est le QG des poètes, peintres et autres esprits libres de Vilnius. Ou plutôt, leur République : l’irrévérencieuse Užupis a déclaré son indépendance il y a presque vingt ans, un 1er avril.

Pour lire cette rafraîchissante Constitution, il faut traverser ses ponts, où les amoureux viennent sceller leur cadenas comme à Paris. Un cheval à bascule, des moulins à vents métalliques et quelques autres fantaisies pimentent la découverte du  » Petit Montmartre  » de l’Est, délicieux plongeon dans un microcosme créatif nettement plus underground que la Galerie nationale des beaux-arts, dont il serait tout de même dommage de bouder la collection d’art moderne lituanien la plus intéressante du pays. La Literat? gatvë, ou  » rue des littéraires « , porte quant à elle une exposition d’un autre genre, un joli musée à ciel ouvert où s’alignent les oeuvres d’artistes lituaniens dans une scénographie faussement brouillonne évoquant un mur d’escalade.

Mais après quelques jours de flânerie, l’évidence cogne : pour goûter au génie poétique si caractéristique de Vilnius, il faut le suivre dans la rue, tribune de choix de ses méditations surréalistes et franchement drôles. Comme dans cette allée déserte :  » Ainsi le morceau de viande retourna dans la forêt.  » Le long de l’autoroute :  » Greyt future « . Près du château de Barbakanas, merveille campée au milieu des habitations :  » Vilnius full of S P A C E « . Ou enfin cette flatterie, à l’entrée d’un parc, qui peut à la fois se traduire par  » Vous voilà beaux maintenant  » et  » Vous êtes déjà beaux « . Ravis, on pénètre dans Vingio Parkas.

VERDURE ET ZEPPELINS

C’est une étape obligatoire. Non seulement, c’est fantastique de voir un si grand parc – la moitié d’un Central Park pour 540 000 Vilnois, soit quinze fois moins d’habitants qu’à New York – planté près du centre-ville, mais en plus, il a sacrée allure. Rollers et vélos semblent y avoir l’éclate du siècle, presque autant que ces gamins qui tournent en rond dans un carrousel minuscule. Autour de son amphithéâtre, où sont déjà passés Björk et Depeche Mode, les arbres dessinent des angles obtus, vestiges d’une fameuse tempête dans les années 70. Il y a même des victimes de la Première Guerre mondiale qui dorment sous les mousses, quelque part par là.

S’il fallait encore un argument pour s’envoler à Vilnius, ses espaces verts closent définitivement le débat. Combien de capitales ont l’horizon garni d’arbres et non de gratte-ciel ?  » Vilnius n’est pas entourée de forêts, précise notre guide, c’est une ville au milieu d’une grande forêt : la Lituanie.  » Surtout, ne pas manquer le jardin des Bernardins et sa mythique  » fontaine qui chante  » (l’été seulement), ainsi que la superbe vue du parc régional de Verkiai, que les courageux pourront facilement rejoindre à vélo – un pass de trois jours pour les Villo vilnois coûte moins de 3 euros. Pour nous, la balade s’arrêtera là : les pieds pétillent et les ventres se tordent. On atterrit dans une pseudo-crypte qui sent le moisi.  » C’est la seule table qu’il nous reste « , commente la serveuse, toute guindée dans ses habits folkloriques.

A gauche, des dessins païens. A droite, un couple de Français. Le restaurant Forto Dvaras, au milieu de la rue  » des touristes « , pourrait être vu comme un piège grotesque, mais vous allez comprendre.

L’addition est de 12 euros, pour un petit festin : un litre de gira, leur cidre de pain de seigle artisanal où flottent des raisins bouffis de sucre, des lamelles de pain frit noyées sous une sauce à l’ail en guise d’entrée, et le plat de résistance, les mythiques cepelinai. La moitié des locaux les conseillent, la banane jusqu’aux oreilles. En forme de  » zeppelins « , ces quenelles de pommes de terre sont traditionnellement farcies de viande de porc et servies avec crème sure et lardons bien gras. C’est très lourd, mais ça tient au corps : les ouvriers avaient l’habitude de les avaler par quatre avant de trimer. Ainsi, les cepelinai sont un peu le plat national, avec les oreilles de cochon grillées. Un tableau noir près de la sortie compte le nombre de zeppelins déjà cuisinés par l’établissement : 3 457 896.

Dehors, Vilnius se teinte de nuances ambrées. Comme chaque nuit, les trois grandes croix blanches sont illuminées au sommet du parc Kalnai, remarquable poste d’observation de la ville endormie. Un violoniste fait danser deux hommes extatiques, puis leurs rires se perdent dans le brouhaha du square de la Cathédrale. Des déités géantes observent en silence le pèlerinage évoluant devant leur socle, très différent de ceux auxquels le lieu de culte est habitué : le marché de Noël. Un terrible arbre-cabane habillé de guirlandes vertes y fait office de sapin postmoderne – une concurrence ridicule face au clocher de la Cathédrale, qui semble caresser les étoiles.

C’est sous les pieds qu’il faut maintenant regarder. A un endroit bien précis, fermez les yeux, tournez trois fois sur vous-même, votre voeu se réalisera. En 1989, deux millions de Lituaniens, de Lettons et d’Estoniens souhaitaient, eux aussi : une aspiration à la liberté face au régime soviétique, sous la forme d’une chaîne humaine qui s’étirait de Tallinn jusqu’à cet endroit même. Sur ces dalles, on peut aujourd’hui lire le mot  » Stebuklas  » :  » miracle « , en lituanien. Encore un.

PAR CHLOE GLAD

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