Un culte schismatique du vin gagne la Belgique. Les crus dits nature chahutent l’image parfois hautaine et figée de cette boisson millénaire. A nouvelle approche, nouveau public : ces flacons atypiques rencontrent les aspirations d’une avant-garde à la fois hédoniste, branchée et exigeante.

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 » U n beaujolais nature signé Yvon Metras dans un restaurant branché, si ce n’est pas un signe des temps que vous faut-il ? » s’exclame Etienne en haussant la voix pour mieux convaincre les sceptiques. Le sourire qui illumine son visage trahit à la fois l’impatience et la certitude d’une dégustation plaisir. Brillant architecte à la tête d’un gros bureau d’experts, l’homme est un passionné de vins. A 39 ans, il possède une cave qui affiche plus de 2 000 références. Depuis que ses affaires tournent toutes seules, il consacre plusieurs séjours par an à arpenter les terroirs de l’Hexagone. Curieux et fouineur dans l’âme, depuis peu, il s’est entiché des vins nature. A le voir, il n’a pourtant rien d’un militant écologiste.  » Pour moi, confie-t-il, c’est un aboutissement. Tout amateur doit y venir tôt ou tard. Nous sommes nombreux à emprunter le même chemin : d’abord les vins du Bordelais et de la Bourgogne, ensuite les crus du monde, et quand on a fait le tour de tout cela, on ne peut que craquer pour les vins nature.  »

Ce n’est pas par hasard qu’Etienne a débarqué chez Bonsoir Clara, un restaurant phare du downtown bruxellois. Il savait qu’il y tomberait sur les bouteilles d’Yvon Metras, l’un des vignerons apôtres du vin sans soufre.  » Dans la mesure du possible, explique-t-il, je ne fréquente plus que les adresses où je suis sûr de trouver ce type de vins. Quand on y a goûté, impossible de faire marche arrière.  » Joignant le geste à la parole, Etienne y va d’un autre verre.  » Ce n’est pas tout, insiste-t-il, le vin du patron, le blanc, c’est du Thierry Puzelat, cela semble incroyable mais je le tiens de source sûre. Bruxelles se met doucement au parfum. Le nature, c’est une lame de fond qui, j’en fais le pari, va changer à jamais le contenu de nos verres.  »

Incollable sur les viticulteurs, les terroirs et les millésimes, Etienne est une véritable encyclopédie des vins nature.  » Défendre ce type de démarche s’apparente parfois à un prêche dans le désert, reconnaît-il toutefois. Pour le moment, cela ne concerne qu’un public restreint mais éclairé. Je suis convaincu qu’à l’avenir ce sont ces gens-là qui donneront le ton. Il y a vraiment un travail d’éducation à faire. Il faut réapprendre le goût au grand public. Aujourd’hui, 80 % du marché est dominé par des petits vins de Bordeaux. Le tout orchestré selon des critères industriels : goût standard, marketing, distribution massive… Pour la grande majorité du public, la simple mention de bordeaux sur une bouteille équivaut à un label de qualité. Mais, pour moi, les appellations d’origine contrôlée ne veulent plus dire grand-chose : elles ne constituent plus une garantie pour le consommateur. Ce qui importe désormais, c’est la manière dont les viticulteurs travaillent…  » Sur le sujet, Etienne est intarissable.  » L’un des credos du nature, ce sont les vins non sulfités, c’est-à-dire sans, ou alors avec très peu de soufre, embraie-t-il sans reprendre son souffle. La majorité des producteurs sont obligés d’en mettre parce qu’ils n’utilisent pas de levures indigènes, propres au terroir. Ils utilisent des levures de laboratoire qui nécessitent l’ajout d’un conservateur comme le soufre. Ce qui endommage la nature des vins. C’est toute la culture du vin qu’il faut changer. Les dégustations actuelles, par exemple, affichent des prétentions beaucoup trop intellectuelles. On analyse le vin, on le démonte. Du coup, les producteurs se sentent obligés de vendre des  » bêtes à concours  » desquelles l’émotion est totalement absente.  »

Une nouvelle génération

A Bruxelles, au nord et au sud du pays, cette  » autre idée du vin  » est soutenue par des amateurs à qui il ne s’agit plus, selon les mots d’Etienne,  » de fourguer n’importe quoi « . Dénonçant la  » malbouffe  » û cela, même si certains d’entre eux ont été élevés aux plats surgelés û, ces nouveaux consommateurs s’inquiètent haut et fort de savoir ce qu’on leur verse dans le verre. Ils prennent le parti des artisans et des orfèvres du terroir. Ils appellent de leurs v£ux une nourriture vivante et des crus qui parlent la langue des sols d’où ils sont extraits. Comme pour la viande, ils souhaitent des garanties crédibles pour le vin : traçabilité, transparence, respect de l’environnement et travail sincère doivent présider à l’élaboration des flacons.

A Bruxelles vient de s’ouvrir Brut de Cuve, la première enseigne entièrement dédiée aux vins nature. Son patron ? Un jeune caviste éc£uré par ce qu’il qualifie de  » manque de sincérité à l’£uvre dans le milieu du vin « . Cheveux longs, look décontracté, David Roden ne correspond pas à l’image d’Epinal du caviste rondouillard à n£ud papillon et tablier. Son établissement non plus d’ailleurs : ambiance sonore entre Massive Attack et Fragile State, couleurs contemporaines, mise en scène brut de décoffrage… L’approche du vin s’y veut radicalement différente. Ce traducteur de formation s’est d’abord enthousiasmé pour les vins italiens. Chemin faisant, il a croisé les  » sans soufre  » et autres vins non filtrés. D’emblée, c’est le coup de foudre pour une manière de faire le vin  » courageuse et à contre-courant des pratiques habituelles axées sur la rentabilité « .  » Les viticulteurs, avec de lourds emprunts sur les épaules, qui prennent le risque de voir leurs vins déclassés du système des appellations contrôlées simplement pour défendre une certaine idée de leur métier méritent le respect « , martèle- t-il. En guise de provocation, il a sous-titré son magasin  » vins de raisin « .  » C’est une façon de rappeler à tout le monde qu’avant toutes choses, c’est le raisin qui fait le vin, poursuit-il. Certains vignerons l’ont oublié : ils s’occupent davantage de bidouiller leurs productions pour qu’elles répondent à des standards industriels. On oublie trop souvent le terroir au profit des arômes artificiels.  »

Pour mener à bien son projet audacieux, David a su s’entourer. Derrière lui : Philippe Paridans, un ancien banquier reconverti dans l’importation de vins û surtout nature. Le nom de sa société û la Boîte des Pinards û en dit long sur une approche qui refuse la prise de tête autour du vin. En quelques années, il s’est fait un nom au point de livrer un grand nombre de restaurants en Belgique, dont plusieurs tables étoilées.

L’£nologue bruxellois Jérôme Van der Putt défend lui aussi la cause des vins nature. Incollable, il rédige en ce moment un livre sur le sujet. Dans le même esprit, il anime des cours d’initiation et plus particulièrement des sessions sur le vin biologique auxquels assistent tant des novices que des sommeliers et des cavistes réputés.  » Certains vins sont faits comme des Marlboros, s’insurge Jérôme Van der Putt. On retrouve la même uniformité d’une bouteille à l’autre. Le goût est standard, industriel. Sans compter que pour arriver à ce résultat, il a fallu stabiliser le vin en le bétonnant à coups de soufre. Les gens ignorent trop souvent que les maux de tête et les grosses fatigues consécutives à la consommation d’un vin ne sont pas du tout inhérents à la nature de celui-ci. Le vin était utilisé autrefois comme une boisson énergisante pleine de vie… C’est parce qu’il est aujourd’hui souvent trafiqué qu’on en arrive à de tels effets secondaires.  »

A Bruxelles encore, Xavier Faber, meilleur sommelier de Belgique en 2000, £uvrant au Pain et le Vin, valorise également cette nouvelle culture du vin. Il n’hésite pas à inscrire ces nectars vrais et sans prétention à la carte du restaurant où il travaille. Mais les vins nature ont également conquis la Wallonie. A Tournai, Jean-François Damien se définit comme  » fervent défenseur de la cause « . Dans son bar à vins û Vins par-ci Vins par-là û, il promeut les vignerons dont le travail respecte les vignes et les terroirs qui les portent.  » Ces vins affichent des arômes étonnants qui sortent des sentiers battus, commente-t-il. Toutefois, il faut être prudent quand on les présente. Il y a une clientèle qui butte encore là-dessus. Pour elle, les notions de  » nature  » ou pis de  » bio  » sont dénuées de fondement.  »

A Anvers, c’est un Hollandais, Elmer Otterman, qui essaime. Son histoire d’amour ne date pas d’hier : cela fait vingt-sept ans qu’il a découvert les vins nature après avoir été pris en stop par un vigneron. La rencontre bouleverse sa vie, au point qu’il décide de la consacrer à la promotion de tels crus. Dans son magasin du Koolkaai, qui s’ouvre poétiquement sur l’Escaut, il accueille régulièrement les vignerons ambassadeurs du nature. Plutôt pessimiste quant à l’évolution de la viticulture, il prédit au vin un avenir semblable au tourisme.  » Si les consommateurs ne réagissent pas, avertit-il, on se dirige de plus en plus vers une production de masse, on va assister à des concentrations considérables… dans lesquelles les petits viticulteurs qui travaillent honnêtement n’auront plus leur place. On peut parler de  » macdonaldisation  » du vin.  »

Le terme  » nature  » appelle ici une définition. Car dans l’esprit du consommateur, il y a souvent une confusion. Un vin nature n’est pas un vin bio. A proprement parler, les vins dits bio n’existent pas… dans la mesure où le vin est le résultat de deux procédés distincts : la culture du raisin et la vinification. Aujourd’hui, lorsqu’on achète un vin dit bio, cela veut dire que les raisins avec lesquels il a été produit sont issus de l’agriculture biologique. Bien… mais pas suffisant ! Une agriculture respectueuse peut, en effet, être complètement gâchée par une vinification peu scrupuleuse, mêlant levures exogènes et sulfitage massif. C’est la raison pour laquelle les cavistes  » alternatifs  » utilisent à défaut la notion de nature.

Dans les années 1960, l’industrie pétrochimique introduit le désherbant, spontanément adopté par les vignerons. A surface équivalente, il ne faut plus que deux jours pour désherber ce qui prenait auparavant quatre mois. Cet acte d’apparence anodin a été le premier coup porté à la vie des sols. Sans l’assistance des microbes et des bactéries, les racines de la vigne ne peuvent plus se nourrir du sol. Elles ne poussent plus. Qu’à cela ne tienne ! L’industrie sort un second remède miracle : les engrais chimiques. Sous leur effet, les racines repoussent mais à cause des sels contenus dans les engrais chimiques, elles se gonflent d’eau… Dès lors, les appellations n’expriment plus la particularité des lieux qui portent les vignes.

Plus grave encore, les vignes deviennent davantage sujettes aux maladies. Troisième botte secrète de l’industrie : les médicaments dits systémiques. Des produits qui entrent dans la sève et mettent le métabolisme de la plante en danger. Peu à peu, le vin perd son goût et sa saveur. Pour compenser cela, la pétrochimie propose alors près de trois cents levures aromatiques synthétiques (les  » levures exogènes « ). Grâce à ces dernières, n’importe quelle vinasse peut avoir le goût de framboise, de mûre… Reproductibles à l’envi, ces levures permettent aux vignerons étrangers de faire des vins comparables à ceux des terroirs français. Dans la foulée, les crus devenus techniques et artificiels perdent leur propension à vieillir en se bonifiant. Résultat ? Les appellations sont tronquées et les consommateurs floués.

Cette situation a perduré jusqu’au moment où des vignerons ont rompu avec cette spirale infernale pour renouer avec un sol vivant et des crus en adéquation avec leurs terroirs. Pour Claude Bourguignon, un biologiste français spécialiste des sols, il était temps car, selon lui  » dans beaucoup de vignobles français il y a moins de vie microbiologique qu’au Sahara « . Les vins nature sont donc tous ceux qui s’inscrivent contre l’appauvrissement du terroir.

Une révolution

En France le phénomène explose. Un des pionniers, Cyril Bordarier, le patron du Verre Volé, confirme l’engouement. Situé près du canal Saint-Martin, à Paris, son bar à vins nature accueille un nombre croissant d’amateurs venus des quatre coins de la Ville lumière.  » Les Parisiens ont bien accroché au concept, trop contents de renouer avec le terroir « , confie-t-il. Plus significatif encore ? Lavinia, la nouvelle Mecque du vin à Paris (1 500 mètres carrés consacrés aux nectars), a réservé un espace spécifique aux crus nature. Dans une chambre fraîche dont la température ne dépasse jamais 14 °C une dizaine de mètres de rayonnage privilégient les vins sans soufre. Pour Gaëlle Chauvet, l’une des sommelières qui y officie, les vins nature sont une véritable révolution remettant le vigneron au centre du vin.  » Avec ce type de vins, on a affaire à des amateurs qui s’intéressent davantage au travail d’un homme qu’à une appellation, souligne-t-elle. Ils se fichent de savoir si c’est un saint-émilion ou un corbières… Tout ce qui les intéresse c’est de savoir qui est derrière un vin.  »

Les vignerons occupent une place centrale. Le nature a d’ailleurs déjà ses grands noms : Thierry Puzelat, René Mosse, Philippe Pacalet… Plusieurs d’entre eux travaillent main dans la main car, à différents égards, le nature reste encore un champ d’investigation où le savoir empirique domine encore. Tenter de maîtriser ainsi la vie, le climat et la nature, invite à l’humilité. La solidarité qui règne dans ce milieu s’impose comme une absolue nécessité pour faire face à l’adversité.

Les vins nature ne font pas toujours l’unanimité. Certaines voix s’élèvent. Trop chers pour certains, pas assez stables et donc difficiles à commercialiser pour d’autres, ils ne font pas que des heureux. André Deneboude, du Fief des Vins, un marchand de vins bruxellois qui donne aussi des cours, insiste sur le problème de conservation de ces crus.  » C’est clair qu’il s’agit de vins vrais, de vins vivants et cela est capital, analyse-t-il. En revanche, ils relèvent d’une science qui est encore en train de se faire… avec les tâtonnements que cela peut générer. Il est important que du producteur au consommateur, il n’y ait pas de choc thermique. Les vins nature sont fragiles, il faut donc disposer chez soi d’une infrastructure capable de les accueillir.  »

Mais les adeptes des vins nature ne sont pas à bout d’arguments.  » La demande s’est accrue, s’enorgueillit Thierry Puzelat, un viticulteur en Loire. Il ne se passe pas une semaine sans que je reçoive la commande d’un nouveau caviste intéressé par le sans soufre. Mais c’est surtout des Etats-Unis et du Japon que viennent les signes les plus positifs : les consommateurs se sont enflammés pour ce phénomène.  » Autre signe tangible de cette reconnaissance, un restaurant parisien aussi emblématique et  » world  » que le Market de Jean-Georges Vongerichten affiche à sa carte une bouteille des vignerons d’Estézargues, soit une coopérative regroupant dix exploitations et travaillant selon les préceptes du nature. Mieux encore, des producteurs d’appellations prestigieuses, telles Romanée-Conti, expérimentent cette façon de faire sur certaines de leurs parcelles. Cette fois c’est sûr, le terroir est  » la  » dernière attitude en vogue.

Michel Verlinden

Les vins nature ?  » Une véritable révolution. On a affaire à des amateurs qui s’intéressent davantage au travail d’un homme qu’à une appellation. Ils se fichent de savoir si c’est un saint-émilion ou un corbières… Tout ce qui les intéresse c’est de savoir qui est derrière un vin.  » Gaëlle Chauvet, Lavinia (Paris)

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