Pratique ou poétique, ludique ou introspective, la liste en dit toujours long sur celui qui la compose.

« Il m’arrive parfois de me réveiller la nuit pour ajouter un mot. Tellement souvent, d’ailleurs, que j’ai placé un crayon et un paquet de Post-it sur mon chevet pour ne plus avoir à me lever.  » Sophie, la petite quarantaine, ne pourrait pas vivre sans ses listes. Au bureau comme chez elle, son environnement visuel est envahi de petits carrés jaunes fades sur lesquels sont griffonnés des dizaines et des dizaines de mots. Listes de courses, bien sûr, mais aussi listes des différentes corvées administratives, listes de ses impératifs professionnels, listes des personnes qu’elle aimerait inviter à sa prochaine fête…  » J’ai tendance à être un peu tête en l’air et dispersée. Alors lister mon quotidien me permet de ne rien oublier et de mieux m’organiser. Et puis, penser à la future fête que l’on va faire, c’est plutôt enthousiasmant « , reconnaît-elle.  » Les listes nous aident à garder le contrôle de notre vie, à gagner du temps, à éviter les oublis, la confusion, le stress… Elles sont aussi un moyen de se rendre la vie plus simple « , explique Dominique Loreau, auteur de L’Art des listes (Robert Laffont).

Comble de la futilité pour les uns, indispensable pour les autres, la liste est souvent révélatrice du caractère de celui qui la confectionne : certains nostalgiques ont la sensation de retenir le temps en noircissant les pages d’un calepin avec les noms des films qu’ils ont vus, des livres qu’ils ont lus, des personnes qu’ils ont aimées… Pour d’autres, plus anxieux, rédiger ces sortes d’inventaires de la vie quotidienne est un moyen de se rassurer en rendant les choses plus objectives et moins émotionnelles.

 » La passion qu’ont certains pour les listes peut aussi s’expliquer par le désir de tendre à l’exhaustivité. Ils ont l’impression qu’enfin listé le monde est envisageable, un peu mieux limité et taillé à leurs besoins. Tout leur apparaît un peu moins immensément démesuré, complexe, étrange, en un mot angoissant « , ajoute Dominique Loreau. Patrice, 42 ans, consigne chaque matin le menu de sa journée à venir sur une petite feuille volante arrachée à un carnet.  » J’ai toujours une vingtaine de feuilles froissées dans mes poches. Concevoir cette liste quotidienne me pousse à l’action. Sans elle, je craindrais l’apathie « , explique celui qui se décrit lui- même comme un grand obsessionnel. Faire des listes relèverait-il de la pathologie ?  » Absolument pas, s’offusque Alain Sauteraud (1), psychiatre spécialiste des TOC (troubles obsessionnels compulsifs). Tant que le sujet n’y passe pas plus d’une heure dans sa journée, l’acte de lister n’est pas pathologique. Bien au contraire, ranger, mettre de l’ordre est une fonction psychologique normale, qui fait de l’homme un être intelligent. « 

Listeux de tous pays, rassurez-vous ! D’autant plus que l’on sait que la liste peut être une source de plaisir infini. Quoi de plus jubilatoire, en effet, que de biffer la chose accomplie ?  » Je ne raie pas, je fais des croix devant chaque entrée, raconte Agnès, 32 ans. Il m’arrive même d’inscrire ce que j’ai déjà fait afin d’éprouver le plaisir, ou plutôt le soulagement, de voir la ligne cochée, synonyme d’action réalisée.  » L’écrivain Marie-Hélène La-fon (2) est elle aussi une accro aux listes.  » Rayer est d’une volupté sans nom, c’est la marque concrète de mon efficience « , décrit celle pour qui la liste permet d' » inscrire et de différer son propre désir « .

Qu’elle soit chiffonnée, illisible ou immaculée, la liste est en elle-même un objet d’art. Sasha Cagen, une jeune Californienne, s’est amusée à en recenser une centaine dans son livre To-Do List, pas encore paru en Belgique. Elle anime par ailleurs un blog sur lequel elle abrite plusieurs dizaines de listes manuscrites d’internautes.  » La liste est une conversation avec soi- même, une sorte d’autobiographie. C’est aussi une illustration du hasard de la pensée, qui montre comment l’esprit humain peut passer d’une idée à l’autre sans lien apparent « , déclare celle qui organise également des tournois de slam basé sur… les listes.

Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de forme : que de poésie dans la prose  » listeuse  » des géniaux Boris Vian (et sa Complainte du progrès), Jacques Prévert (et son Inventaire) ou Georges Perec (et ses Je me souviens) ! S’inscrivant dans la lignée ludique du créateur oulipien, l’écrivain et éditeur Jean-Loup Chiflet (3) revendique les listes comme objets de rire et de plaisir.  » Je suis un stakhanoviste des listes. D’une part, j’ai l’esprit vagabond et ne fais aucune confiance à ma mémoire. D’autre part, c’est un moyen extraordinaire de jouer avec les mots. En dressant la liste des prénoms des 20 enfants de Jean-Sébastien Bach, j’énumère des informations aussi inutiles qu’indispensables « , explique l’auteur du Coup de Chiflet, inspiré des Miscellanées de Mr. Schott, catalogue de listes aussi instructives que futiles, énorme succès de librairie. La Toile est aussi le nouveau paradis des  » listeux  » de tout poil. Que sont les moteurs de recherche sinon des générateurs infinis de listes ? De son côté, l’encyclopédie participative Wikipédia se propose de devenir  » la « liste des listes grâce à des milliers de liens renvoyant vers des sites… de listes. Une mise en abyme qui finit par donner le vertige. Et si on faisait une liste, pour s’y retrouver ?

(1) Auteur de Je ne peux pas m’arrêter de laver, vérifier, compter. Mieux vivre avec un TOC (Odile Jacob).

(2) Dernier ouvrage paru : Les Derniers Indiens

(Buchet-Chastel).

(3) Vient de paraître Suites et fin (Chiflet & Cie).

(4) Les Manuscrits de Serge Gainsbourg (Textuel).

Catherine Robin

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