La vie des borderline est un long fleuve tranquille, jusqu’au jour où, telles des Cocottes-Minute, ils explosent. Ces impulsifs font le grand écart entre joie et colère. Enquête sur les habitués de la volte-face… que nous sommes tous plus ou moins !

C’est l’anglicisme du moment, la it invective. Difficile d’échapper au phénomène : ce mot a infusé les hashtags, les conversations de bureau et les disputes des couples. A la moindre émotion déstabilisante, nous voilà qualifiés, à tort et à travers, de  » borderline  » (comprenez  » personnalité limite « ). Friands de diagnostics hâtifs, vous avez peut-être déjà intégré ce terme fourre-tout dans votre vocabulaire afin de désigner (ou de dénoncer) une impulsivité ou une hyperémotivité envahissante qui échappent à toute rationalité. Car le sensationnalisme est de rigueur, lorsque l’on parle du sujet. Outre son usage banalisé dans le langage courant, ce terme – ajouté au DSM, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, en 1980, publié par la Société américaine de psychiatrie – fait référence à un trouble de la personnalité bien réel, qui toucherait environ 4 % de la population. Pour le psychanalyste et psychothérapeute Jean-Michel Fourcade (1), les caractéristiques du borderline s’expriment à travers l’excès et le manque.  » Tout se joue entre le normal et le trop, entre l’émotion et la surémotion, entre la mesure et la démesure « , analyse-t-il. Ces impulsifs nourrissent même l’imagination des amoureux de thrillers, qui en font des antihéros modernes. Borderline, c’est le titre du best-seller de Liza Marklund, l’une des reines du polar scandinave, et aussi du dernier téléfilm d’Olivier Marchal, couronné en septembre dernier au Festival de la Rochelle. L’intrigue ? L’arrestation d’un commissaire, qui, après vingt-cinq ans d’une carrière irréprochable, passe de l’autre côté du miroir, accusé d’association de malfaiteurs, de trafic de stupéfiants et de vol en réunion. Au-delà de la fiction, ces personnes fascinent aussi les psys, qui s’interrogent : pourquoi sont-ils plus nombreux qu’avant ? Jean-Michel Fourcade et le psychiatre et psychothérapeute Martin Desseilles (2) nous ont aidés à répondre à cette question.

ON NAÎT BORDERLINE… ET ON LE DEVIENT

C’est le premier point de controverse. Le dérèglement émotionnel des patients  » limites  » est-il dû, au moins en partie, à un dysfonctionnement biologique ? Sans doute, mais cela reste à prouver. Il n’existe pas encore de travaux de recherche permettant d’étayer cet argument avec certitude. Une chose est sûre : comme l’écrivait Sartre,  » l’enfance décide « . L’environnement dans lequel le môme grandit joue un rôle crucial. Traumatisme, maltraitance, abus sexuels, dépression maternelle…  » On peut penser qu’un panel de gènes à risque, inconnus pour l’instant, rendrait un individu plus impulsif, plus émotif qu’un autre et plus vulnérable à un certain type d’environnement, nuance Martin Desseilles. Son impact favoriserait à son tour l’expression de ces gènes de vulnérabilité, rendant l’individu encore plus impulsif et émotionnellement dérégulé, et ainsi de suite. Cette interaction gène-environnement est à ce jour la meilleure explication que l’on ait de l’influence génétique sur ce trouble.  »

ILS FONT DE LA HAUTE VOLTIGE ÉMOTIONNELLE

Qu’ils se sentent menacés ou flattés par leur interlocuteur, le mécanisme est le même : ils font le grand huit.  » Lorsque je m’emporte subitement contre quelqu’un, c’est parce que j’ai l’impression que cette personne a touché un nerf, explique Cynthia, une expert-comptable de 33 ans qui s’autoproclame borderline. Cela me donne le sentiment d’être à vif et vulnérable. Du coup, je contre-attaque.  » Problème : une fois la colère passée vient le temps de la culpabilité.  » On se sent infantile et misérable, poursuit-elle. On se dit que l’autre va nous haïr et on fait tout pour l’éviter.  » D’un autre côté, une situation agréable peut aussi déclencher une réaction épidermique.  » Quand quelqu’un lui exprime un sentiment positif, ce dont la personnalité limite a fortement besoin, elle ressent à la fois le positif et le manque de positif qui la fait ordinairement souffrir, précise Jean-Michel Fourcade. C’est cette souffrance qui provoque des larmes dites de joie.

ILS N’ONT PAS CONFIANCE EN EUX

Ce mécanisme à deux vitesses s’explique en partie par la mauvaise image que ces cas pathologiques ont d’eux-mêmes. Parce qu’ils s’autodévalorisent en permanence, ils anticipent le rejet des autres. D’où leur tendance à partir au quart de tour… Leur impulsivité n’est autre qu’une simple technique d’autodéfense.  » Les jugements négatifs qu’ils perçoivent comme venant des autres sont principalement la projection sur les autres du jugement négatif qu’ils portent sur elles-mêmes « , insiste Jean-Michel Fourcade. Pour aider un gamin à se construire un moi solide et être capable de bâtir des relations sociales saines, il est impératif que celui-ci ait le sentiment d’être aimé.  » L’enfant doit pouvoir se sentir accepté et respecté par son entourage pour qui il est vraiment, même si certains aspects de lui sont inattendus, voire décevants par rapport aux attentes initiales « , ajoute Martin Desseilles.

ILS SERAIENT EN MAJORITÉ… DES FEMMES

Voilà une observation clinique qui dérange. D’après Martin Desseilles, 70 % des personnes diagnostiquées sont des femmes. La gent féminine serait-elle au bord de la crise de nerfs ? Pas nécessairement. D’après le psychothérapeute, les recherches pourraient être biaisées.  » Une explication possible est que les femmes consultent plus et sont donc plus souvent recrutées dans les études, affirme Martin Desseilles. Il se peut aussi que les symptômes se manifestent différemment chez les hommes et les femmes, ces premiers exprimant plus leur colère vers l’extérieur alors que leurs moitiés se retourneront plus contre elles-mêmes.  » Pour Jean-Michel Fourcade, le phénomène n’a pas de prédisposition féminine.  » Les borderline et les pervers narcissiques sont les deux troubles qui s’organisent en relation avec le pouvoir, observe-t-il. Les premiers en manquent, les seconds sont dans l’hypercontrôle. La raison pour laquelle ces deux pathologies sont plus nombreuses aujourd’hui est que, pour jouir d’une société obsédée par la rentabilité et la consommation, il faut avoir du pouvoir.  » Depuis une soixantaine d’années, la mise à mal du patriarcat et l’avènement du féminisme ont changé la donne. Il serait donc logique, poursuit le psychanalyste, que les hommes, en perte de repères et dont la masculinité est en crise, soient plus enclins à franchir la limite que les femmes.

ILS VOIENT LE MONDE EN NOIR ET BLANC

Les nuances et les subtilités ne trouvent pas grâce à leurs yeux. Ils sont manichéens jusqu’au bout des ongles. Dans le jargon psy, on parle de  » polarisation affective « . Difficulté d’attachement avec l’environnement familial, traumatisme, maltraitance… plusieurs raisons peuvent les pousser à structurer le monde de manière dichotomique. Problème : cette rigidité de la pensée rend les relations amoureuses, amicales et professionnelles extrêmement complexes. Les neurosciences s’intéressent depuis peu à ce phénomène.  » En cas de stress, de danger majeur et immédiat, le cerveau donne la priorité aux parties primitives et instinctives (amygdales) du cerveau et les déconnecte des autres régions du cerveau, qui contiennent les mémoires et les représentations complexes et nuancées construites au fil du temps (globalement, notre néocortex et notre cortex frontal), assène Martin Desseilles. En cas d’urgence, nous sommes en fait programmés pour réagir de manière réflexe, sans réfléchir, tout ou rien, noir ou blanc, fight or flight ( » combat ou fuite « ), comme le disent les Anglo-Saxons.  »

ILS ONT UN TEMPÉRAMENT D’ADDICT

Qu’on se le dise, la modération n’est pas leur credo. Shopping, sexe, télévision, jeux d’argent… Certaines pratiques tournent à l’obsession et le concept du péché mignon perd vite son côté attendrissant –  » Nous ressentons un plaisir dans cette compulsion, même lorsque celui-ci est immédiatement suivi de honte ou de culpabilité.  » Leurs petites habitudes viennent combler un vide et deviennent une béquille sans laquelle ils ne peuvent exister. Problème : quand la compulsion tourne à l’addiction (drogues, tabac, alcool, etc.), ils peuvent se mettre en danger.

LEURS RELATIONS SONT  » TOUT FEU, TOUT FLAMME  »

De l’amour à la haine, il n’y a qu’un pas. Ce sont invariablement de grands shakespeariens. Ils n’aiment qu’à la folie, passionnément… ou (vraiment) pas du tout !  » En tant que personnalités limites, nous entretenons des relations où l’autre passe de l’être idéal à l’être maudit dont on ne veut plus entendre parler. A l’extrême, l’autre est vécu comme tout bon ou tout mauvais, ce qui rend les relations instables « , confirme Jean-Michel Fourcade. Pour Sébastien, entrepreneur de 29 ans, la relation avec un borderline se vit toujours sur le fil du rasoir :  » Au début, je me sentais plus vivant, car notre couple était prenant et intense, raconte-t-il. Très vite, cette instabilité n’avait plus rien de séduisant. Elle devenait épuisante.  »

ILS PEUVENT ÊTRE HEUREUX !

Ne perdons pas espoir, le borderline est parfois coriace mais pas incurable. Tout est une question de travail sur soi.  » Beaucoup parviennent à s’autoguérir, assure Jean-Michel Fourcade. Les épreuves de la vie leur apprennent à équilibrer leurs réactions, à se protéger sans s’isoler.  » Il arrive même, ajoute Martin Desseilles, que le trouble disparaisse naturellement avec le temps. Pour d’autres, le passage par la thérapie (et particulièrement la thérapie comportementale dialectique, ou TCD, dont la pionnière est l’Américaine Marsha Linehan) est souhaitable.  » La TCD (NDLR : qui s’inspire de la thérapie cognitivo-comportementale et des pratiques zen, ancrée dans l’acceptation du moment présent) vise à mettre fin à la vision en tout ou rien, simplificatrice et rigide, et à faire comprendre que la réalité est complexe, changeante, et que l’individu vit en perpétuelle interaction avec son environnement « , martèle Martin Desseilles.

LA SOCIÉTÉ EN  » PRODUIT  » PLUS

La régression des monothéismes, le recul du patriarcat, la mondialisation de l’économie, la parité, la quête de perfection, l’évolution des structures familiales… les psys sont catégoriques : les transformations de nos sociétés occidentales ont fait exploser le nombre des borderline. A tel point que l’on s’interroge : l’homme moderne est-il voué à être plus  » limite  » ?  » Finalement, nous sommes tous un peu fragiles, obsessionnels et excessifs, plaisante Jean-Michel Fourcade. Tout est une question de degré…  »

(1) Auteur de Les Personnalités limites. Hypersensibles, à fleur de peau, écorchés vifs… Tous borderline ?, Eyrolles, 2011, 188 pages. www.nflpsy.fr

(2) Auteur, avec Moïra Mikolajczak, de Vivre mieux avec ses émotions, Odile Jacob, 2013, 271 pages ; et du Manuel du borderline, écrit avec Bernadette Grosjean et Nader Perroud, Eyrolles, 2014, 251 pages. www.etatlimite.com

PAR REBECCA BENHAMOU

Qu’ils se sentent menacés ou flattés par leur interlocuteur, le mécanisme est le même : ils font le grand huit.

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