Alors qu’il s’apprête à tenir sa première exposition en galerie à Bruxelles, le plus célèbre artiste contemporain du royaume nous a ouvert les portes de son atelier-théâtre anversois. Rencontre.

« Only art can break your heart. Only kitsch can make you rich  » : l’inscription de la plaque dorée sur la grille de l’entrée donne le ton. Au bout d’une ruelle jalonnée de flambeaux électriques, nous pénétrons dans l’antre de Jan Fabre, l’enfant terrible de l’art contemporain belge. Depuis plus de trente ans, ce créateur protéiforme, homme de scène et plasticien touche-à-tout, dynamite notre paysage artistique avec des oeuvres qui ne laissent aucune place à l’indifférence. C’est lui qui collecte 1,4 million de carapaces de scarabées pour habiller de reflets vert et bleu le plafond de la Salle des Glaces du Palais royal. En 2005, il est curateur du Festival d’Avignon, où ses spectacles-performances font la part belle aux fluides corporels et suscitent une vive polémique. La tortue de bronze étincelant sur la digue de Nieuport ? C’est lui aussi. Le Totem, ce gigantesque coléoptère épinglé à 23 mètres de hauteur sur la Ladeuzeplein de Louvain ? Encore lui. Comme, plus récemment, le numéro de voltige féline réalisé à Anvers et inspiré de Salvador Dalí qui fit couler beaucoup d’encre et lui valut des menaces de mort, pas les premières d’ailleurs. Mais l’homme ne craint ni les intimidations, ni les polémiques, qu’il se défend toutefois de rechercher, et se déclare imperméable aux critiques :  » Quand elles arrivent, je suis déjà loin.  »

Cela fait maintenant une petite décennie que Jan Fabre a pris ses quartiers dans cette ancienne école catholique, dépendant autrefois de l’église Saint-Willibrord toute proche, et dans le théâtre adjacent, construit en 1880. Durant les années 70, Julien Schoenaerts, acteur  » légendaire  » et père de Matthias Schoenaerts, y travaillait, puis, après lui, un ensemble local d’opéra de chambre. Ensuite, plus rien, tout est resté à l’abandon, le quartier connaissait beaucoup de problèmes et personne ne voulait plus s’installer ici. C’est alors que Jan Fabre, lui-même né dans les environs, a demandé à la ville d’Anvers de lui prêter le bâtiment. Un bail de trente ans lui a été accordé, au bout duquel les autorités reprendront possession des lieux, pour en faire une fondation artistique où seront conservées la quarantaine d’oeuvres d’art créées in situ – dont une, justement de Matthias Schoenaerts, dans l’atelier de costumes – et l’ensemble des archives de la compagnie de théâtre de Jan Fabre, Troubleyn : des photos (signées entre autres Helmut Newton et de Robert Mapplethorpe), beaucoup de petits dessins, des scripts originaux, des modèles de mise en scène…

Quand il a commencé à restaurer l’édifice, Jan Fabre a invité des collègues à réaliser des oeuvres permanentes. Des gens qu’il aime et respecte, exerçant dans des domaines très différents. Beaucoup sont ses amis, et comprennent très bien ses idées et sa démarche, c’est pourquoi la plupart des créations présentes y font référence. Luc Tuymans ou Marina Abramovic font écho au sang de certains dessins ou à la pièce Je suis sang de l’Anversois. Kris Martin a disposé ses bulles de verre comme des gouttes qui tombent du plafond, en hommage à d’autres dessins et au texte Histoire de larmes. L’installation de Bob Wilson, quant à elle, est connectée à son Watermill Center de Long Island. Toutes ces réalisations font désormais partie du Troubleyn Laboratorium, comme une garantie que l’endroit sera toujours dédié aux arts et à la recherche, que l’on conservera tout ce qui se trouve déjà ici. La plupart de ces oeuvres atteignent des sommes très élevées sur le marché de l’art mais seront gracieusement données à la ville d’Anvers et à son université. Quant à savoir où elles prennent vie dans le bâtiment, c’est le choix de l’artiste, qui a carte blanche. Après quelques jours passés ici pour s’imprégner de l’endroit, il prend sa décision, toujours respectée. C’est ainsi que nombre d’entre elles sont disséminées dans des recoins de la bâtisse ; il y en a une du Néerlandais Henk Visch, au troisième balcon du théâtre qui n’est vue que par les acteurs, depuis la scène. Ou encore une peinture de Michaël Borremans dans deux petits écus originaux du théâtre. Jan Fabre apprécie que ces installations ne soient pas immédiatement visibles, qu’il faille un peu explorer le site pour les trouver, par exemple une petite sculpture de Berlinde De Bruyckere dans l’espace de stockage. La visite des lieux se transforme dès lors en chasse aux trésors.

 » C’est important pour les jeunes artistes d’être confrontés à ces oeuvres « en vrai », pas sur un écran d’ordinateur, déclare l’artiste. C’est une expérience physique, qui donne de l’énergie, inspire une nouvelle approche de l’art et fait réfléchir quant au sens de la performance, de la différence entre cette dernière et le théâtre. Acteurs, danseurs, scientifiques, tous sont stimulés. Cet endroit m’inspire aussi, évidemment. Je le vois comme une capsule temporelle. Le temps qui s’écoule ici est le mien. J’y écris ou dessine souvent, généralement sur la même table, mais parfois un peu partout. Je n’ai pas de place préférée, j’adore le building tout entier.  »

Comment votre environnement affecte-t-il votre créativité ?

Peu importe où je suis et où je vais, j’ai toujours des aquarelles, des crayons, de l’encre de Chine et du papier dans ma valise. J’écris ou je dessine quasiment tous les soirs. Comme un musicien de jazz, qui pratique son instrument. J’aime ça, ça me relaxe et me permet de coucher mes idées, mes réflexions, mon imagination sur papier. Je suis une sorte de mystique contemporain. Je travaille 48 heures par jour, je travaille comme je respire, d’ailleurs ce n’est pas un labeur à proprement parler. Je crée dans mon esprit. J’y voyage. Je suis de nulle part. Je ne sais pas d’où je viens, ni où je vais. Je suis un  » nobody  » dans un  » nowhere land « .

Cette déclaration est étonnante, tant vous tenez à votre identité anversoise.

Oui, c’est très paradoxal. Ce que je veux dire, c’est que mon endroit favori, c’est mon cerveau, qui est aussi, à mon sens, la partie la plus sexy de mon corps. Pas d’imagination, pas d’érection ! Mais en même temps, vous avez raison : je suis né à Anvers, j’aime mon dialecte, je connais très bien ma ville et j’y suis attaché… Je ne peux pas quitter Anvers, j’ai bien trop d’amis et de collaborateurs ici. C’est une des raisons pour lesquelles je ne suis jamais parti pour la France ou l’Italie, malgré de nombreuses propositions alléchantes pour diriger de grands théâtres. Mais je ne l’ai jamais fait.

Vous aviez d’ailleurs déclaré que, peu importe la couleur politique du bourgmestre, vous étiez déterminé à rester ici, quitte à devenir  » une lumière dans la nuit « . C’est ce que vous ressentez aujourd’hui ?

Oui, c’est le cas. L’opposition a besoin d’une voix. Je n’ai aucune sympathie pour Bart De Wever ou Filip Dewinter, et ils le savent. Je n’aime pas l’idéologie de la droite nationaliste. Ce genre de parti n’a aucune idée du politiquement correct, dans le sens de la politesse et de l’intérêt pour l’autre. Ils ne se mettront jamais du côté de l’individu, de la vulnérabilité de l’espèce humaine. Ils n’opteront jamais pour la fragilité de la beauté. Et ça m’attriste que tant de gens votent pour eux, en oubliant l’Histoire, même récente. Ils ont la mémoire courte. On sait que le nationalisme mène au fascisme, je ne les comprends pas. Une partie du milieu culturel flamand en est presque arrivée à faire preuve d’empathie, à laisser à la N-VA le bénéfice du doute. A mes yeux, c’est déjà une forme de collaboration. Moi, je resterai ici, indépendant et souverain.

Contrairement à l’organisateur du Festival d’Avignon, qui avait déclaré qu’il s’en irait si le FN arrivait à la mairie…

Je pense que ce serait une erreur. Partir, cela reviendrait à leur laisser la place. Le Festival d’Avignon est une plate-forme fantastique, une occasion unique de montrer des choses différentes. Il doit donc rester et faire entendre sa voix, qui est encore plus importante dans un tel contexte. Le message véhiculé par l’art n’en est que plus fort.

Venons-en à votre actualité bruxelloise…

La Galerie Daniel Templon accueille mon exposition Do we feel with our brain and think with our heart ?, jusqu’au 31 mai prochain. Et aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, deux de mes projets ont intégré la collection permanente depuis moins d’un an. Une installation au Bic, Le regard en dedans (L’Heure Bleue), spécialement conçue pour l’Escalier royal, et, dans la salle attenante, une série de dix-huit bustes de cire et de bronze, Jan Fabre Chapter I-XVIII – Waxes and Bronzes.

Toute l’exposition de la galerie Templon tourne autour du cerveau… D’où vient en réalité votre intérêt pour la neurobiologie ?

Ça fait très longtemps que cela me passionne. A la fin des années 70, je m’intéressais déjà à la science et aux travaux de Jean-Henri Fabre. C’est grâce à son travail d’entomologiste que je me suis penché sur les insectes, les scarabées. Il fait partie de mes héros, comme d’autres scientifiques tels que Edward O. Wilson. L’expo à la galerie Templon sera l’occasion de projeter un film que j’ai tourné avec Giacomo Rizzolatti, en première mondiale. Rizzolatti est un vrai génie. Il a prouvé que l’imitation est l’une des plus grandes formes d’intelligence. Que l’empathie et la compassion ne nous viennent pas d’un dieu dans le ciel, mais d’une construction mentale. Quand on accepte ça, on regarde et on interprète les choses différemment.

Le concept d’empathie fait partie intégrante de votre démarche artistique…

Bien sûr. Mon travail peut s’apparenter à une expérience philosophique, un état mental qui se ressent de manière physique. Depuis plus de trente ans, j’ai fait des recherches sur le corps. La peau, le squelette, les fluides corporels, comme le sang, le sperme, les larmes… il fallait que j’en arrive à traiter le cerveau. C’est une évolution organique dans mon parcours.

Vous représentez la matière grise par une matière résolument blanche, le marbre de Carrare, pourquoi ?

J’aime utiliser des matériaux classiques et leur donner un aspect très contemporain, un peu comme je l’ai fait avec mes bronzes. Le marbre de Carrare représente la tradition, on l’utilise depuis des siècles, des millénaires même. Et je pense que la véritable avant-garde malmène toujours la tradition. J’ai choisi le marbre le plus pur et le plus blanc, celui de Michel-Ange. C’est presque du lait, du lait maternel ; une blancheur qui représente la plus pure façon de plonger dans l’inconnu. Ce blanc symbolise une autre dimension importante de mon oeuvre, le stade post-mortem de la vie. Un sujet qui me parle particulièrement, parce que j’ai moi-même été deux fois dans le coma.

Comment est-ce arrivé ?

En grimpant à bord d’un bateau sur le canal Albert. Ça n’a pas plu aux marins et alors que j’essayais de sauter par-dessus bord, j’ai reçu un coup de rame sur la nuque et je suis tombé inconscient dans l’eau. J’ai passé neuf jours dans le coma. Et c’est encore arrivé une seconde fois, pendant une bagarre. En perdant connaissance, j’avais l’impression de flotter dans un environnement blanc, c’était très relaxant. Ce sentiment, cet état post-mortem, se retrouve souvent chez moi. D’où le choix de ce marbre immaculé, qui fait le lien avec cette sensation transcendantale de flotter dans l’inconnu. Do we feel with our brain and think with our heart ? explore les relations entre le cerveau et la nature pour aboutir à des hypothèses inédites sur mes thèmes de prédilection. On connaît de mieux en mieux le cerveau, mais en même temps il reste terra incognita. Cet inconnu m’intéresse, j’ai voulu y replonger.

Do we feel with our brain and think with our heart ?, Galerie Daniel Templon, 13a, rue Veydt, à 1060 Bruxelles. Jusqu’au 31 mai prochain.

PAR MATHIEU NGUYEN / PHOTOS : FRÉDÉRIC RAEVENS

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