C’est l’histoire vraie de la Fille d’O, de Murielle et de sa lingerie épatante, de Elke et de ses cancers du sein. Ou l’effet seconde peau comme médicament.

Elles se sont installées confortablement dans le salon, sur la table basse, des gâteaux croulant sous la crème, c’est Murielle qui a eu cette excellente idée, il y a du thé et du café servi dans des tasses très Expo 58, ici on aime le vintage, à l’image du portrait au mur dans son cadre doré, on dirait Frida Kahlo, c’est la grand-tante de Elke, 35 ans, double mastectomie. Le cancer a joué les entremetteurs, leurs chemins se sont croisés. C’était il y a cinq ans, Murielle Scherre recevait dans sa boîte e-mail un message signé Elke Roex. Jusque-là, elle faisait la fête, (dés)habillait ses copines, créait de la lingerie épatante qu’elle avait baptisée La Fille d’O. Et puis voilà que ce courriel était venu chahuter le cours de ses choses. Il y avait quelque part en Belgique une jeune femme à peine plus âgée qu’elle mais  » amputée  » qui lui demandait si elle serait assez folle pour imaginer des dessous sexy qui comprendraient sa prothèse, sa souffrance et son envie d’être belle.

Elles se sont donné rendez-vous, Elke a soulevé son pull-over, c’était la première fois qu’elle montrait son corps mutilé à quelqu’un d’autre qu’un médecin ou une infirmière. Elle a mis des mots sur tout cela, en n’oubliant jamais de rire, elle est ainsi. Elle lui a raconté son chemin de croix pour trouver un  » bête  » maillot noir qui ne ressemblerait pas à un cache-misère à grosses fleurs amincissantes, ses essais désespérants dans les magasins mutualistes, dans des cabines qui n’en avaient même pas le nom, entre cartons mal empilés, langes pour incontinents, chaises percées et roulantes, son ultime tentative de trouver une parure chic, malgré tout, dans une boutique de lingerie  » normale  » où elle se confie à la vendeuse qui en retour lui murmure qu’elle aussi, et que, le dimanche, juste pour se faire plaisir, se sentir un peu moins moche, un peu moins différente, elle enfile ses soutiens-gorge d’avant, et s’en contrefiche si sa prothèse déborde.

Murielle Scherre sait désormais qu’elle doit créer de la lingerie pour toutes les femmes. Elle prend le taureau par les cornes, mais dans la légèreté, va chez le bandagiste, interroge sa belle-mère médecin de famille, rencontre d’autres femmes que le cancer a transformées, irrémédiablement, prend rendez-vous chez un ostéopathe, analyse les emplacements des cicatrices, la pression des baleines, des bretelles et des bonnets sur la peau, rajuste le tir, n’oublie ni les limites ni les contraintes ni les désirs. Elle dessine un modèle, passe à la confection, ne lâche rien : elle veut un soutien  » très luxueux et très pratique « , et de la soie, elle déteste les tissus  » vilains, bon marché, dégueulasses « , et surtout que la technicité soit parfaite, l’esprit vintage et que l’on ait toutes envie de le porter. Elle lui donne un nom, comme un talisman, Wonder Asset,  » c’est plus joli que X 6138 « .

Il lui faudra deux ans pour développer parfaitement ce soutien-là. Et Murielle, qui ressemble tant à sa Fille d’O, se lance dans une explication technique tout en testant la chantilly qui trône sur la tarte tentante.  » Cela prend toujours du temps, surtout si très construit, celui-ci va de la taille 0 à la taille 9, plus c’est grand, plus c’est difficile d’adapter le modèle, tu commences et tu ne sais pas quand tu vas t’arrêter… par contre un bonnet A, B ou C, je peux le faire maintenant, le temps de manger le gâteau et c’est fini !  » Elle joint le geste à la parole et puis, toujours bouillonnante, vraiment amazone, elle s’emporte contre les grandes maisons de corsetterie  » sérieuses  » qui dédaignent les femmes à la poitrine opérée, elle trouve cela insultant, qu’elles ne s’intéressent qu’aux jeunes et jolies, de préférence riches et qu’elles les mettent toujours en scène dans des  » plans louches « , dans d’improbables pubs –  » la réalité ne ressemble pas à ça, je n’habite pas dans un château à Dubai !  » Ses pubs à elle, elle les tourne et les photographie avec de vraies femmes de la vraie vie,  » hyper naturelles « . Elle a entendu dire que certains sont choqués – à force de voir des mannequins photoshopées, c’est physique, le regard se formate, l’esprit se racrapote, l’humanité aussi. Tant pis pour eux. Elle a décidé que tout ce qu’elle toucherait, ce serait avec amour ; afin de ne jamais l’oublier, en Post-it gravé dans sa chair, elle s’est fait tatouer sur les doigts de la main droite quatre lettres A M O R. Les femmes – et leur corps dans toute sa splendeur, ses faiblesses et ses douleurs – savent qu’elles ont une amie sur terre.

Carnet d’adresses en page 60.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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