Avec Ce que le jour doit à la nuit, Yasmina Khadra place la rentrée littéraire sous le signe de la générosité. L’auteur de L’Attentat nous offre un grand roman d’amour sur fond de guerre d’indépendance algérienne. Une saga magistrale. Rencontre chez lui, à Paris, sa nouvelle ville d’adoption.

Paris. Esplanade du Trocadéro. Cars climatisés et métros vomissent à flot continu des grappes de sacs bananes clippés sur touristes. Spectacle connu. Théâtre étranger pour Yasmina Khadra.  » Je ne connaissais Paris que lors de la promotion de mes livres. Je vais essayer de réinventer mon monde dans cette ville mythique. Il va y avoir du sport « , nous confie l’auteur à succès qui nous reçoit pour le thé dans son nouveau logis. Un grand appartement kitsch du XVIe arrondissement prêté par l’ambassade de son pays. L’écrivain algérien le plus lu au monde vient en fait de quitter Aix-en-Provence où il résidait depuis son arrivée en France, en 2001. Le but ? Assumer le poste de directeur du Centre culturel algérien à Paris. Une mission que cet ancien commandant assure tout comme il a choisi son pseudonyme : comme un sacrifice destiné à  » sortir l’Algérie du folklore et la faire entrer dans la culture « . Ecrivain de l’adversité, écrivain coûte que coûte, écrivain sinon rien, dont la foi en l’écriture restera inébranlable au c£ur même d’  » une institution aux antipodes de la vocation littéraire « , Yasmina Khadra, né Mohamed Moulessehoul, passe aujourd’hui pour être le  » Camus du monde arabe « .

Derniers venus d’une série de 22 livres engagés allant du polar au drame, ses titres les plus célèbres prennent vie au c£ur des guerres qui secouent le Moyen et le Proche-Orient. Après s’être intéressé à l’Afghanistan des talibans (Les Hirondelles de Kaboul) et au  » n£ud  » israélo-palestinien (L’Attentat), il racontait, en 2006, la plaie irakienne dans Les Sirènes de Bagdad. Trois récits haletants, servis par une musicalité sublime et nourris de puissantes métaphores.

Si l’on retrouve avec délectation le style Khadra dans Ce que le jour doit à la nuit (Julliard), l’auteur nous offre ici une £uvre d’un tout autre genre : une grande saga romanesque. Du colonialisme établi à l’indépendance de l’Algérie, on suit le destin de Younes, gamin confié par son père ruiné à un oncle pharmacien, marié à une Française. Rebaptisé Jonas par la communauté des pieds-noirs, Younes va apprendre tant bien que mal à vivre avec sa double identité, porteuse de doutes et contradictions, féconde en conflits intérieurs. Avec pour fil rouge une histoire d’amour sacrifiée sur l’autel de la parole donnée, Ce que le jour doit à la nuit réactive dans une langue magnifique le débat entre le c£ur et la raison. Un thème vieux comme le monde. Que Khadra parvient à transcender. Pour mieux nous bouleverser.

Weekend Le Vif/L’Express : Ce que le jour doit à la nuit est une grande fresque romanesque qui court des années 1930 à nos jours. Qu’est-ce qui vous attirait dans ce genre littéraire de longue haleine. Qu’avez-vous aimé dans cet exercice ?

Yasmina Khadra : Exactement ce que j’ai aimé en lisant les grands romans d’amour comme Docteur Jivago, Anna Karenine, Autant en emporte le ventà Ce sont des livres qui m’ont tellement apporté dans ma solitude, qui m’ont tellement éclairé sur le monde, sur les gens, l’inconsistance des certitudes, la fragilité des convictions. A mon tour j’essaie de faire partager ces initiations aux autres. Et puis je le devais à mon lectorat qui m’a suivi dans des récits atroces, L’Attentat, Les Hirondelles de Kaboul, Les Sirènes de Bagdad. Il était de mon devoir de lui offrir une saga romanesque, un grand moment de lecture.

Etait-ce un plaisir d’écriture différent ?

Absolument. J’ai écrit 22 livres et c’est le seul qui m’a fait pleurer, de bonheur. J’ai l’impression d’avoir écrit tous mes livres pour mériter d’écrire celui-là, phrase par phrase, pendant un an. Quand on sait que j’ai écrit L’Attentat en deux mois, Les Hirondelles de Kaboul et Les Sirènes de Bagdad en quatre mois, une année c’est énorme. Je suis très fier de ce livre. Vous ne pouvez pas imaginer comme je suis heureux. J’ai le sentiment d’être un enfant qui a réussi à avoir son meilleur cadeau de Noël. Ce cadeau, je veux le partager avec mes lecteurs qui m’ont toujours soutenu dans les moments les plus difficiles. Pour moi, ce roman, c’est celui de la gratitude que je leur dois, de l’amour que j’ai pour eux.

Vous couchez de très belles lignes sur la femme. J’ai lu que vous la considérez supérieure à l’hommeà

(Rires.) Elle l’est en tout. Elle est plus lucide que l’homme. Elle est plus proche de la vie que l’homme. Elle est plus belle que l’homme. Et puis, elle est l’idéal de l’homme. Un idéal est toujours supérieur à celui qui s’engage, qui s’investit pour lui. Si l’homme voulait être heureux un jour, il lui faudrait d’abord apprendre à mériter la femme.

Vous vous inscrivez par là dans une longue tradition littéraire d’ode à la femme avec un grand F. On pense entre autres à l’amour courtoisà

La femme est l’inspiratrice de nos fantasmes, faiseuse de rêves, l’instigatrice de nos exploits. Elle fait le poète et le tyran, le rebelle et le soldat, les mythes et les désastres. Je suis persuadé que l’homme n’a appris à écrire que pour la chanter ou la cerner. C’est donc naturellement que je m’installe dans cette vocation millénaire. Qu’est-ce qu’un écrivain sinon la somme de tous les écrivains qu’il a lus. On ne peut pas devenir écrivain ex-nihilo. Nous sommes tous les néophytes de nos aînés. On n’a rien inventé. Tout vient d’eux. Des anciens. Ce sont eux qui nous ont inculqué l’amour du verbe, l’amour de l’imaginaire, de la poésie, des femmes. Ce sont eux qui nous ont initiés à la vie. Je suis redevable de tous les écrivains que j’ai lus. Chacun m’a appris à aimer une héroïne issue de sa générosité ; tous ont peuplé mes grandes solitudes.

L’écriture est-elle une rédemption ?

Absolument. La littérature, c’est une rédemption perpétuelle à Chaque livre nous réconcilie avec l’humain, nous apprend des choses sur nous-mêmes, nous familiarise avec nos vérités. C’est l’extension du domaine de l’expérience. La vie ne suffisant pas à nos curiosités et à nos besoins de conquête, nous avons créé l’imaginaire. Pour franchir certaines portes dérobées vers un ailleurs sans cesse renouvelable. La littérature, c’est quelque chose que l’on invente et à laquelle on finit par croire plus que tout au monde. C’est magique : vous inventez un monde et ce monde finit par compter à vos yeux plus que tout autre chose.

Votre livre est tiré à 60 000 exemplaires. Un des plus gros tirages de la rentrée. A quoi attribuez-vous ce succès exponentiel ? Qu’éveillez-vous chez les lecteurs ?

Sans doute l’amour. J’écris par amour et je pense que les gens le perçoivent. Vous savez il y a beaucoup de gens qui disent : on n’arrive pas à cerner ce bonhomme, on ne sait pas qui il està Pour moi ces gens-là n’ont rien à voir avec la littérature. Car tout est dans le livre. Le livre, c’est la transparence par excellence de son auteur. C’est la vérité toute nue, absolument nue de l’écrivain. Quand je lis quelqu’un, je sais qui il est, comment il est pendant qu’il écrit. Je devine même les moments où il s’est levé pour aller fumer une cigarette ou traquer une idée récalcitrante. Il s’agit de savoir lire. Savoir connaître l’autre, le comprendre, le sentir, le reconnaître entre mille. C’est un art la lecture. Elle est l’aptitude à adhérer à une fiction, à accéder à une £uvre. J’ai la chance d’être bien perçu par mes lecteurs. Ce que j’éveille en eux est exactement cette émotion, cette raison qui m’a amené à écrire : le besoin de partager, de se solidariser, de grandir, d’être humain.

Comment vivez-vous votre passé de militaire aujourd’hui ?

On parle de mon passé militaire comme d’un passé honteux, un crime de jeunesse. J’ai beaucoup de tendresse pour ce passé. Beaucoup de fierté aussi. J’ai servi mon pays en toute honnêteté. L’habit ne fait pas le moine, l’uniforme pas le soldat. Sous chaque vêtement, chaque déguisement, il y a notre vérité. Et j’aime regarder la mienne avec les yeux grands comme des soucoupes. Car elle est celle de quelqu’un d’intègre, de brave. Mes livres le prouvent de façon très claire. Les gens veulent savoir plus, au-delà de votre talent, de votre générosité. Certains finissent par s’incliner devant votre probité, d’autres refusent d’admettre ce qui pourtant crève les yeux. Le monde est ainsi fait.

Ces questions vous gênent-elles ?

Ce qui me gêne, ce sont les stéréotypes, les clichés, les raccourcis. Ce qui me gêne, c’est cette cécité qui empêche les gens de voir le parcours exceptionnel d’un enfant. Mon histoire, c’est une très belle histoire littéraire, c’est un conte de fées. Il était une fois un enfant de 9 ans que son père enferma dans une caserne pour faire de lui un officier. Et cet enfant de 9 ans rêvait par-dessus tout d’écrire. En évoluant dans un pays allergique à la culture, et dans une institution aux antipodes de la vocation littéraire, il réussit quand même à devenir un écrivain traduit dans 32 langues, dans 34 pays, salué par des Prix Nobel et les plus grandes plumes de la planète, en Inde comme au Brésil, aux USA comme au Japon, et de Bruxelles à Singapour. N’est-ce pas merveilleux, la plus belle revanche sur le destin, le plus fabuleux pied de nez adressé à l’adversité ?

Propos recueillis par Baudouin Galler

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