Emmanuelle Béart, Marion Cotillard ou Guillaume Canet en sont bleus. Avec sa mode chic et discrète, Zadig & Voltaire a séduit les foules bobo. Derrière cette  » success story  » se cache l’iconoclaste Thierry Gillier. Son secret ? Tout miser sur l’affectif. Plus que des pulls, il vend un style de vie. Rencontre.

Un bâtiment discret à deux pas de la gare du Nord, à Paris. Rien d’ostentatoire, rien de clinquant. A l’intérieur, c’est moquette grise, murs blancs et  » french bazar « . Plus un cm2 de libre à l’horizon. Entre les tringles, les piles de vêtements et les £uvres d’art disséminées un peu partout, difficile de trouver son chemin. Croissance trop rapide ? Ou désordre savamment entretenu ? Un peu des deux sans doute.

Au sous-sol, une petite armée de stylistes planche sur la prochaine saison. L’ambiance est décontractée ; la moyenne d’âge, tendre comme un pull en cachemire. C’est ici qu’a mûri la collection printemps-été 2007, aux sonorités très rock’n’roll. Jeans slim, foulards vintage et lunettes noires pour lui ; pulls échancrés, sandales et minirobes pour elle. Elégance et décontraction. Du pur zadig.

En grimpant au premier étage, on… change de continent. Pendues à leur téléphone, des employées polyglottes pilotent le développement de la marque en Asie. Après Paris, Bruxelles ou Londres, Zadig & Voltaire (allusion au conte philosophique de l’auteur de  » Candide « ) est parti à la conquête du monde. A la vitesse grand V. Déjà sept boutiques au Japon. Bientôt huit.

Encore quelques couloirs à enfiler et nous voilà dans le bureau de Thierry Gillier, fondateur de Z & V. Il y a peu encore, il partageait le gouvernail avec sa femme. C’était avant leur séparation. Désormais, il est seul à la barre. Un moment difficile, mais qui ne change rien à la trajectoire du navire.

Cheveux poivre et sel, visage rond, silhouette mince, le phénomène de la mode française affiche le look décontracté de ses catalogues. Une élégance désinvolte qui marie ce jour-là pull noir, bottes en cuir et jeans droit couleur charbon. L’allure pourrait être celle d’une rock star comme d’un graphiste ou d’un prof de philo. Ça tombe bien, cet amateur d’art contemporain adore jongler avec les concepts. Avec lui, la philo s’invite même dans le dressing…

Weekend Le Vif/L’Express : Vous avez une passion pour l’art contemporain. Avez-vous une âme de collectionneur ?

Thierry Gillier : Pas vraiment. J’aime bien bouger. J’aime bousculer les choses. J’habite à un endroit et puis je change. C’est pareil pour les £uvres d’art. J’en achète une, je l’expose chez moi ou ici, au bureau. Puis, très vite, j’en ramène une autre qui prend sa place.

Vous n’avez donc pas d’£uvre fétiche…

Non. Mais j’ai du mal à me séparer des £uvres. Je ne les revends pas. Or, pour faire une collection, il faut revendre. Et ne garder que des pièces centrales qui donnent une cohérence à l’ensemble.

Quel est votre artiste du moment ?

J’ai un faible pour le photographe Gregory Crewdson. Une de ses £uvres se trouve d’ailleurs devant mon bureau. J’adore le côté dérangeant de cette image, qui rappelle un tableau du peintre Edward Hopper.

Accumuler des £uvres d’art, n’est-ce pas très matérialiste ?

C’est une question que je me pose. Mon but n’est cependant pas de valoriser les £uvres. L’accumulation s’est faite naturellement. Je ne sais pas où ça va me mener. Est-ce une collection ou pas ? Finalement, quelle importance ?

A la base, vous avez une formation artistique…

Oui. J’ai suivi des cours dans une école artistique à New York. Un endroit incroyable. Il y régnait un esprit d’échange et de dialogue très stimulant. J’ai beaucoup appris là-bas.

Vous n’êtes pas devenu artiste

à part entière pour autant…

J’ai peint pendant plusieurs années, jusqu’au jour où la peinture a glissé vers une autre forme de création : la mode.

Que s’est-il passé ?

Après avoir multiplié les petits boulots dans le cinéma au retour des Etats-Unis, j’ai rejoint mon frère qui dirigeait une usine de maille. Parmi ses clients, il y avait plusieurs grands noms de la mode comme Thierry Mugler et d’autres. On leur fabriquait leurs collections. Après, on s’est mis à financer des créateurs et puis, comme j’ai un esprit créatif, je me suis dit que je pouvais faire la même chose. C’était en 1988. Ma première collection portait mon nom.

Pourquoi ne pas l’avoir conservé ?

Je ne voulais pas avoir mon nom partout. Et surtout je voulais que la société soit une entité vivante, indépendante de son créateur. J’ai donc créé Zadig & Voltaire, en référence au conte philosophique. J’aimais l’idée sous-jacente que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, qu’il nous arrive toujours autre chose que ce que l’on attend. Cette approche correspond à mon parcours personnel mais aussi, je crois, à celui de tout le monde.

La guerre du Golfe a changé la donne…

Jusque-là, on faisait beaucoup de défilés, le terreau était favorable à la création pure. On voyait tout et n’importe quoi. Le dollar atteignait des sommets et les clients américains étaient très friands de cette extravagance. On travaillait énormément. Mais tout était possible. On pouvait réussir en partant de presque rien. Avec la guerre du Golfe, tout a changé. Aujourd’hui, les métiers de la mode sont devenus beaucoup trop capitalistiques à mon goût. Il faut disposer de montants colossaux pour espérer dégager un profit. Il y a le monde d’avant la guerre du Golfe et celui d’après.

Zadig est une marque de l’après…

J’avais déjà le nom mais l’idée de créer une marque de luxe abordable et de changer la façon de s’habiller correspond à cette époque post-guerre du Golfe.

Comment expliquez-vous le succès de votre marque ?

Zadig a été construit comme un projet artistique. Il s’inscrit donc dans un projet de vie. On peut faire de la peinture, de la sculpture ou créer une entreprise. J’ai commencé par construire une petite pyramide en marge du circuit de la mode. Et le public a suivi.

Pourquoi teniez-vous tant à garder vos distances avec le microcosme ?

C’est un milieu que j’avais fréquenté et que je détestais. Je n’ai jamais compris ces fashionistas. La plupart se foutent complètement de la mode. A chaque défilé, des gens se levaient avant la fin. C’était terrible. Moi, je voulais faire un produit stylisé. Pas un produit qui s’inscrit dans une collection, avec un début, une fin, comme on fait dans les écoles. Où est la liberté, le hasard ? Quand un sous-traitant m’a renvoyé un tee-shirt qui ne correspondait pas à la commande, je l’ai gardé. Et c’est devenu un de nos  » best « . Si l’on se place dans une logique purement rationnelle, c’était une erreur et j’aurais dû tout renvoyer. Mais artistiquement, les erreurs font partie du processus de création.

Vous êtes désormais seul à la barre ?

Oui. Ma femme et moi, on s’est séparés. Chacun a suivi son chemin. C’est le genre de rebondissements inattendus que rencontre le personnage de Voltaire. Tout ne se passe jamais comme on l’avait prévu. Mais bon, la vie continue. Tous les gens qui travaillent chez moi sont importants mais personne n’est irremplaçable. Pas plus elle que moi. Zadig est un magma qui absorbe les changements.

A quoi ressemblent les clients de Zadig ?

Aux gens qui m’entourent. Je n’ai pas besoin d’égérie américaine. Je m’en fous. Je suis dans un  » process  » de vie. Tout se fait spontanément. On s’est aperçu que des artistes venaient chez nous et on se disait, cool, notre philosophie a bien été assimilée. Rien n’était téléguidé.

Vous devez toutefois entretenir le bouche-à-oreille d’une manière ou d’une autre ?

Zadig est un concept au départ. Aujourd’hui, c’est une marque effective. Il faut donc la contrôler, l’alimenter. Mais comme elle est le fruit d’un processus affectif, elle parle aux gens sans qu’on doive en faire des tonnes. On est mercantile mais on essaie de ne pas être que ça. On reste donc fidèles à notre credo de départ : no com.

Une marque affective n’est-elle pas condamnée à se démoder un jour ?

On n’a jamais vraiment été à la mode… On correspond à un style de vie largement diffusé aujourd’hui. On réinterprète des standards pour qu’ils deviennent encore plus faciles à porter pour ceux qui se reconnaissent dans ce style de vie urbain et décontracté. Quand on dissimule la phrase  » art is truth  » dans nos produits, c’est pour titiller la fibre artistique de nos clients.

Cherchez-vous à faire passer un message politique ?

Non. Peut-être dans vingt ans si de nouveaux réseaux d’influence voient le jour. Je suis en effet persuadé qu’à l’avenir, le pouvoir va se déplacer en marge des réseaux politiques ou financiers actuels. Quand je vois qu’en France le débat tourne encore autour des races, je suis effaré. Nous, on est à mille lieux de ça. On a déjà dépassé ce stade depuis belle lurette. Comme d’ailleurs toute cette communauté née dans le sillage d’Internet qui est en train de réinventer le monde et ses règles.

Quelles sont les marques qui vous séduisent ?

Peu. Surtout des marques belges, comme Ann Demeulemeester. Elle a un vrai univers et une vision de ce qu’elle fait dans un esprit très artistique. J’aime son regard pur qui en fait une artiste distincte. Pour le reste, je vois trop de finance, trop de tycoons.

Vous êtes pourtant un businessman…

Oui. On ne crée pas sans argent. Mais je m’inscris dans une dynamique différente. J’agis avec plaisir, et non dans un esprit de compétition forcenée. C’est une autre écriture, plus artistique dans le fond comme dans la forme.

Avez-vous d’autres passions que l’art ?

New York. J’y vais au moins deux fois par an. Cette ville me nourrit beaucoup.

Vous faites souvent référence au passé. C’était mieux avant ?

Je ne suis pas passéiste. Mais je ne voue pas un culte au futur non plus. Je veux être là, dans l’instant. Et me projeter sur ce qui est plutôt que sur ce qui va arriver et qui, par essence, n’existe pas encore.

N’est-ce pas une attitude très individualiste ?

Non. Quand on essaie de se tenir debout, là, aujourd’hui, on devient un exemple pour les autres. Si on vit dans un système trop compassionnel, à ressasser des scénarios catastrophe, on ne bouge pas. On s’agite mais on ne fait rien de concret…

Propos recueillis par Laurent Raphaël

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