Lisette Lombé

Il arrivera qu’on déraille encore, c’est écrit !

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Lorsqu’il m’a été proposé de m’associer à l’anniversaire de ce magazine, j’ai fermé les yeux, comme pour toute commande que je reçois. J’ai fermé les yeux et laissé affleurer les images. Si rien ne m’était apparu spontanément, j’aurais décliné l’invitation et vous aurais relaté des marches de nuit, fabuleuses, à Paris.

Mais il se fait que le nombre quarante a directement aimanté plusieurs souvenirs. D’abord, la sollicitude d’une ancienne collègue, proche de la pension, qui aimait répéter aux jeunes animatrices que la quarantaine était la meilleure époque de la vie sexuelle des femmes, que nous devions profiter de notre beauté arrivée à maturité, de notre été avant l’automne, de cet âge où nous savions ce que nous aimions et n’aimions pas.

Ensuite, une conversation sur la multiplicité du mot quarantaine durant le confinement et cette sensation, avec les copines, d’être doublement engoncées, dans nos corps et nos foyers. Enfin, l’entrée de l’un de mes poèmes, dont le titre a inspiré cette chronique. Les Trottoirs philosophes évoquent la marche comme moteur et étape incontournable de mon processus créatif.

Ce texte en vers libres commence ainsi : Quarante ans pour apprendre à reconnaître les signes. Etre attentive. Ça commence. Etre attentive à comment ça commence. 
A présent, exactement à mi-chemin entre deux décennies, je repense avec un petit pincement au cœur à la femme que j’étais il y a cinq ans. A fleur de peau, incandescente, presque torche vivante, me serrant dangereusement la ceinture pour obtenir le statut d’artiste. Je prenais plus soin des autres que de moi-même. Je préservais les relations coûte que coûte, au détriment de ma propre santé.

J’agissais par loyauté à des principes qui n’étaient pas forcément partagés par mes interlocuteurs. Je ne me respectais pas. Evidemment, pas au sens employé par certaines personnes pour qualifier les choix de femmes qui assument leur sexualité, mais au sens où je n’écoutais encore qu’à moitié les limites de mon corps, les besoins de mon cœur et les frémissements de mon âme.

Cette époque me semble à la fois très proche et très éloignée. On peut tirer certaines leçons du passé mais cela ne nous prémunit pas du possible retour des vieux démons. Il n’y a pas de cicatrices apparentes pour les blessures psychiques, pas de traces visibles qui piqueraient la rétine et alerteraient la mémoire.

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Je me demande quel âge vous avez, vous qui lisez cette chronique. Vous dites-vous que vous avez encore bien le temps avant de tirer les premiers bilans de votre existence ? 
Observez-vous les marques du vieillissement sur votre visage avec fierté ou inquiétude ? Avez-vous été victime de cette fameuse midlife crisis ? Vos parents sont-ils toujours en vie ou pas ? Etes-vous en bonne santé ? Vivez-vous au sein d’un foyer sécurisant ? L’amour et l’amitié vous sont-ils familiers ? Avez-vous eu, comme moi, une enfance heureuse dans les années 80 ? Faites-vous aussi partie du club des personnes nées en 1978 ? Je me demande à quel point cet anniversaire des 40 ans du magazine nous relie…

Je me souviens que le jour où j’ai fêté mes 40 ans, je me suis dit : « Lorsque ma mère avait le corps que j’ai aujourd’hui, j’étais déjà âgée de 20 ans ! » Cela m’a semblé une vraie prouesse et une vraie chance. J’ai accouché de ma fille à 33 ans. C’est comme si j’avais treize années de moins à vivre avec elle, dans l’absolu, que ce que j’ai vécu avec ma propre mère. On ne sait pas combien de temps il nous sera donné de vivre auprès de nos proches.

Ce jour-là, j’ai pleuré en attendant le tram, à Bruxelles. J’ai pleuré et je n’ai pas retenu mes larmes. J’ai pleuré parce que vie qui palpite, parce que gratitude d’un ciel sans bombes, parce que soutien, parce que métier passion. J’écris bombes dans un train qui me conduit vers Paris. Pendant que j’écris bombes, des bombes tombent sur des gens. Je ne suis que du côté des mots et des émotions. Je ne connais rien de la réalité de ce mot. Je ne connais rien de la souffrance de ces gens. On roule même si c’est jour de grève. Comment se sentent les grévistes en constatant que ça roule malgré quarante bonnes raisons de dérailler ?

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