Pourquoi toujours plus de parents font le choix d’avoir un enfant unique
Si la société semble peiner à l’accepter, toujours plus de parents font le choix de ne mettre qu’un enfant au monde, quitte à endurer les clichés. Lesquels sont à mille lieues de la réalité vécue par les familles et observée par les experts.
«J’étais convaincue qu’avoir un seul enfant en bonne santé était ma destinée, et quand mon bébé est né, j’étais ravie. Mais je n’avais pas prévu que tant d’autres personnes le verraient d’un autre œil.» Et si sa fille unique, Evie, a bientôt 19 ans, l’ex-rédactrice en chef de la version britannique de Glamour, Jo Elvin, aura passé son enfance à essuyer les remarques venues de proches comme de parfaits inconnus. Du collègue ayant affirmé que quand on n’a qu’un seul enfant on ne forme pas «une vraie famille» aux personnes s’interrogeant sur sa fertilité et les raisons de ce choix, l’Australienne a tout entendu, et ne décolère pas. C’est qu’ainsi qu’elle vient de le rappeler dans un long billet partagé sur son Substack, «j’aurais pu lutter à coups de cycles de FIV pour tenter d’avoir un deuxième enfant, ou bien affronter une fausse couche après l’autre… Ce n’était pas le cas, mais ça ne donne pas le droit aux gens de commenter le nombre d’enfants des autres pour autant».
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Surtout à une époque où les taux de fécondité n’en finissent pas de baisser: en Belgique, selon les derniers chiffres de Statbel, en 2021, on est ainsi passés à 1,6 enfant par femme, contre 2,71 en 1964. Entre 1999 et 2021, le taux de natalité a quant à lui chuté de 20% en Wallonie, et si une série de facteurs environnementaux, économiques et sociétaux expliquent ces choix, le fait est que toujours plus de couples choisissent de n’avoir qu’un enfant.
Pour Gerlinde et son compagnon, Ken, c’était l’évidence même: un ou aucun. Et la jeune femme de confier avoir longtemps hésité à avoir un enfant, de peur de perdre leur liberté: «Le simple fait d’avoir des enfants implique que l’on souhaite automatiquement en avoir plusieurs. Je me souviens très bien du moment où j’ai réalisé que l’on pouvait aussi n’avoir qu’un seul enfant, ce fut une révélation, peut-être parce que j’ai moi-même trois sœurs. J’ai appelé ma mère, avec qui je parlais souvent de mes doutes et elle m’a répondu du tac au tac que c’était parfait pour moi».
Psychopédagogue et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, Bruno Humbeeck a consacré les quarante dernières années à l’observation des enfants et ados et confirme la tendance, qu’il explique par un changement généralisé des mentalités. «Les parents d’aujourd’hui vont privilégier la qualité à la quantité, et préférer n’avoir qu’un seul enfant à qui ils peuvent tout donner plutôt qu’une famille nombreuse. Plus le monde va mal, plus la pression à être le parent parfait d’un enfant parfait se fait ressentir.»
Et tant pis pour les clichés auxquels ils sont confrontés – et qui sont aussi faux qu’injustes, s’il faut en croire les témoignages de parents et d’une thérapeute spécialiste des dynamiques familiales.
«Il va s’ennuyer tout seul»
Celle-là, combien de fois Madeleine, maman d’un petit Marcel de 10 ans, ne l’a pas entendue. En couple depuis la vingtaine, celle qui a aujourd’hui 43 ans s’est longtemps rêvée à la tête d’une grande tribu… Avant de réaliser une fois maman qu’un seul enfant, c’était bien finalement. Et plutôt que de se morfondre, Marcel est ravi lui aussi. «A chaque fois qu’on lui a demandé s’il ne voulait pas un petit frère ou une petite sœur, il nous a répondu un «non» catégorique. Notre trio fonctionne bien, on s’estime privilégiés d’avoir un enfant en bonne santé, qui a bon caractère et qu’on peut emmener partout. Aucun de nous n’a envie de bousculer l’équilibre de notre famille. Techniquement, je pourrais encore tomber enceinte, mais quand on le taquine avec ça, il s’y oppose.»
A contrario de l’expérience de Barbara, 38 ans et elle aussi enfant unique qui en a «beaucoup souffert» et se souvient avoir longtemps demandé un frère ou une sœur à ses parents tant elle vivait «la solitude comme une punition»: «Petite, je me disais que c’était cruel d’imposer ça à son enfant, et je m’étais promis de ne pas reproduire cette erreur.» Sauf que son fils de 9 ans, Jack, voit ça d’un autre œil. «Il aime les autres enfants, mais de loin, et il nous fait fréquemment promettre de ne jamais en avoir d’autres. Ce qui nous a permis à mon mari et moi d’oser écouter la petite voix intérieure qui nous disait qu’on n’avait pas vraiment envie d’agrandir notre famille.»
En une génération, les ressentis de Barbara et de son fils par rapport à leur statut d’enfant «seul» sont diamétralement opposés, ce qui ne surprend pas Bruno Humbeeck: «La société est devenue extrêmement individualiste, et cela vaut aussi pour la famille. Avant, l’enfant pouvait vivre sa condition d’enfant unique comme un accident par rapport aux fratries qui l’entouraient, et trouver que son quotidien n’était pas marrant. Désormais, c’est vécu comme une forme de confort, voire une position privilégiée: on est isolé mais loin d’être seul, et on a la chance d’avoir des parents tout entiers à sa disposition. Pour la génération précédente, le souci individuel était moins grand que celui de vivre en société, mais cela s’est inversé, et le temps où on plaignait les enfants uniques est révolu», assure-t-il.
Ainsi Gerlinde et Ken confient-ils que comme leur fille n’a pas de fratrie, leur «cercle élargi» est très important: «Nous voulons qu’elle grandisse avec d’autres enfants, raison pour laquelle nous nous retrouvons souvent le week-end avec des amis qui en ont. A trois, nous formons une équipe solide mais flexible, et il est facile d’intégrer un enfant dans nos rythmes d’adultes.»
Persuadé qu’il allait avoir deux enfants «comme tout le monde», Elias, 46 ans, a pourtant rapidement ressenti que son désir de parentalité était comblé avec l’arrivée de sa fille, Rose, âgée de 13 ans aujourd’hui. Sa compagne, elle, se voyait fonder une famille nombreuse, mais leurs discussions n’ont fait que renforcer la conviction du Bruxellois. Qui a fini par dire à sa moitié que si elle voulait un second enfant, cela devrait être avec un autre. Toujours ensemble, le couple élève un môme «très sociable» qui n’a jamais été en demande de voir la famille grandir: «J’ai perdu le compte du nombre de fois où on m’a dit que c’était égoïste, qu’elle n’aurait personne avec qui jouer. Mais elle a plein de cousins et de cousines, elle est entourée, et quand le sujet de la fratrie vient sur la table, elle nous répond qu’elle est heureuse comme ça.» Lui-même enfant unique, Elias ne l’a jamais mal vécu non plus, et se souvient du plaisir de pouvoir bénéficier parfois de moments de solitude, ressentie comme un privilège.
Un point de vue qui ne surprend pas Lee-Ann d’Alexandry. Psychologue clinicienne spécialisée en thérapie familiale, elle reçoit enfants, ados et parents et l’affirme : en près de vingt ans de pratique, elle n’a pas pu isoler la moindre problématique propre à l’enfant unique. Et si elle rechigne à utiliser ce verbe, qu’elle trouve connoté, elle tient à rassurer les parents qui culpabiliseraient à l’idée que leur progéniture grandisse avec un manque, en pointant que l’enfant unique va compenser en développant un autre système de relations, par exemple, des amitiés plus intenses. D’ailleurs, au lieu de bambins mornes et esseulés, elle constate plutôt que «souvent, les parents d’enfant unique font encore plus attention à ce qu’il soit sociabilisé tôt, et ces derniers vont avoir tendance à être bien plus extravertis que leurs pairs qui n’ont été sociabilisés qu’avec leurs frères et sœurs.» Et Bruno Humbeeck de renchérir, assurant que «si le fait d’être enfant unique peut faire subir une pression ou donner lieu à un inconfort psychologique, ils existent toutefois en dehors de ce statut et on peut aussi les retrouver chez les membres de fratries».
«Il va être égoïste»
Comme les autres clichés relatifs à ce statut de premier (et dernier) né, «cela ne se vérifie absolument pas, martèle Bruno Humbeeck. Le rang dans la famille n’a pas une influence déterminante, contrairement par exemple à la manière dont les parents sont en relation avec les autres et le climat qu’ils mettent en place à la maison. Si on est enfant unique dans une famille chaleureuse, on court bien moins de risques d’être narcissique que dans une famille nombreuse avec des parents froids qui ne stimulent pas l’empathie». Et Lee-Ann d’Alexandry de pointer que «les familles vont être attentives dans l’éducation à ce que la notion de partage soit présente. Il faut arrêter de croire que c’est une fatalité d’avoir un enfant unique égoïste; c’est un trait que l’on peut aussi retrouver au sein des fratries. Cela tient de l’éducation parentale et des valeurs plutôt que du nombre d’enfants sous le toit».
«On a appris très tôt à notre fils à partager, à savoir s’occuper seul et à ne pas être un enfant roi», illustre Barbara. Et si la fille d’Elias ne manque jamais de se réjouir de sa bonne fortune quand elle compare sa situation à celle de ses copines nées dans une fratrie, son père est prompt à souligner que cela ne fait pas d’elle une princesse. «Quand elle rentre de chez ses amis ou cousins, elle nous dit qu’elle a de la chance, parce qu’elle ne doit pas partager ses jouets, et qu’il fait calme chez nous. Mais ce n’est pas parce qu’elle savoure son statut que c’est une pourrie gâtée. On n’a pas eu besoin d’autres enfants pour lui inculquer ces valeurs.»
«C’est le choix de la facilité»
«Si tu en as plusieurs, tu dois t’adapter à ta progéniture; quand tu n’en as qu’un, c’est toi qui l’entraînes dans tes aventures: c’est bien plus simple d’inviter ton enfant dans ton univers. Cela permet aussi de lui accorder toute son attention», affirme Madeleine, qui, contrairement à sa sœur, «qui ne peut jamais aller au musée avec ses trois fils, parce qu’ils se chamaillent tout le temps», profite de nombreux moments de qualité avec son fils. «Quand on n’a qu’un enfant, on est plus libre, la vie ne s’arrête pas une fois qu’on devient parent», assure-t-elle. Mais attention à ce que cette envie de se consacrer entièrement à son enfant ne bascule pas dans l’hyperparentalité, met en garde Bruno Humbeeck: «Si on a trois enfants, même si on les élève de la même manière, cela donnera trois adultes différents. Quand on n’en a qu’un, il est à lui seul garant de la qualité de la parentalité. Il est donc plus susceptible de ressentir une pression forte, avec moins de marge pour négocier le projet parental et réussir à accomplir les désirs de ses parents mais aussi les siens.»
«Mon mari et moi sommes très entiers. Lorsque nous aimons, c’est de tout notre cœur, qu’il s’agisse de notre couple, de notre travail, de nos hobbies, et bien sûr de notre fils, ajoute Barbara. Nous voulions pouvoir lui accorder tout notre amour, l’accompagner à chaque étape et vivre intensément ces moments qui passent trop vite. On a compris que cela impliquait de n’avoir qu’un seul enfant. On a déjà l’impression qu’on a manqué de temps. Cette frustration aurait été mille fois plus grande avec une fratrie.»
Pour Elias, de son propre aveu perfectionniste, être papa «au singulier» permet également d’alléger la charge mentale. «Mes potes me disent que quand tu en as plusieurs, ils se gèrent entre eux et tu ne dois rien faire, mais quand je regarde autour de moi, ce n’est pas ce que je constate. Ils ne vont pas forcément s’amuser ensemble.»
Y a-t-il donc un fond de vérité dans le cliché qui voudrait que les parents d’enfant unique aient choisi de se simplifier la vie? «Ce n’est ni plus simple, ni plus compliqué. Cela va dépendre de la manière dont les parents envisagent le rapport à leur descendance, répond Lee-Ann d’Alexandry. On peut avoir deux enfants qui s’amusent ensemble. Mais souvent ils vont passer autant de temps à jouer qu’à se chamailler, donc le parent va devoir endosser le rôle d’arbitre et de policier.»
«Et quand vous serez vieux?»
Si aucun des parents interviewés pour ce reportage ne regrette sa décision, une préoccupation pèse sur leur conscience: la question de leur vieillesse, et du poids que cela pourrait représenter sans personne avec qui le partager. «Bien sûr, je peux m’inquiéter de me demander si elle ne se sentira pas seule plus tard, admet Gerlinde. Mais on choisit de vivre au présent.» «Cela m’inquiète de savoir qu’il sera seul pour prendre soin de nous quand on sera vieux», confie aussi Madeleine. Une peur légitime, concède Lee-Ann d’Alexandry, mais «ce n’est pas parce qu’ils sont deux ou plus que c’est plus facile à gérer. Au contraire, c’est parfois plus compliqué parce qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Aux parents qui culpabilisent, je dirais qu’ils idéalisent une notion d’entraide et de soutien au sein de la fratrie, mais que les dynamiques familiales sont plus compliquées, surtout en situation de crise. Un enfant unique s’en sortira souvent mieux qu’une fratrie, susceptible de se déchirer au sujet de l’héritage par exemple».
Après tout, ne vaut-il pas mieux être seul que mal accompagné? Ce qui est certain, pour Bruno Humbeeck, c’est que ce n’est pas la taille (de la fratrie) qui compte. Et de mettre quiconque au défi de repérer dans son entourage les personnes qui seraient des enfants uniques. Chiche?
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