« Cette crise est un excellent alibi pour inventer la fête qui nous ressemble, en dehors des stéréotypes »

Pascale Seys: "Tout l'enjeu de cette pandémie, c'est de réinterroger ce qui est essentiel pour chacun de nous." © SDP
Isabelle Willot

Alors que le monde entier s’apprête à vivre une fin d’année entre parenthèses, la philosophe Pascale Seys nous encourage à profiter de ce temps de pause forcé pour allumer nos lumières intérieures et redonner de l’amplitude à nos vies. Car refuser d’occulter à tout prix le caractère tragique de l’existence, c’est réapprendre aussi à être heureux. Malgré tout.

L’année 2020 ne nous aura donné jusqu’ici que bien peu de raisons de nous réjouir, en tout cas de manière collective. Les fêtes sous cloche qui nous sont promises, à l’aune du couvre-feu et des bulles plus souvent subies que choisies, auront à coup sûr une bien étrange saveur pour la plupart d’entre nous. Difficile, quoi qu’il en soit, de s’y projeter comme on le ferait d’ordinaire à pareille époque tant les incertitudes restent grandes. « Et si c’était une chance justement », s’interroge la philosophe Pascale Seys, qui vient de publier Le panache de l’escargot, le troisième opus des chroniques qu’elle distille tous les jeudis dans la matinale de Musiq3. « Celle d’oublier les célébrations sur commande, de cesser de tout miser sur un moment qui nous échappe et qui ne sera bien souvent pas à la hauteur de ce dont nous avions rêvé. Plutôt que de se préoccuper des fêtes, mettons notre énergie dans la seule chose qui vaille la peine, vivre maintenant, travailler au bonheur, enchanter le quotidien. » Sans chercher pour autant à occulter benoîtement le caractère tragique de l’existence. Dissertations.

Depuis qu’il nous a reconfinés, le monde politique nous assure que c’est au prix des efforts qui nous sont demandés que nous pourrons « sauver les fêtes », comme si sauver des vies n’était plus suffisant. Mais aurons-nous le coeur à cela?

Plutôt que de s’interroger sur les fêtes à sauver ou sur le sens de la fête, et si nous retournions la formule pour parler de la fête du sens? Qu’est-ce qui est important? Les fêtes traditionnelles, liées aux éléments de la nature puis devenues au fil des siècles des fêtes religieuses, se sont multipliées et ont pris un caractère largement commercial, nous obligeant à attendre des rendez-vous indiqués dans le calendrier pour se réjouir sur commande. Face à cette crise qui bouscule nos repères, nous avons un excellent alibi pour inventer la fête qui nous ressemble en dehors des stéréotypes. Puisque nous voilà forcés de ne nous voir qu’en très petit comité, gageons que les choses qui se diront autour de la table seront forcément différentes. Que cela nous invitera à davantage de profondeur, d’intériorité, de qualité d’échanges, à aller vers les vraies questions. C’est là tout l’enjeu de cette pandémie: réinterroger ce qui est essentiel pour chacun de nous, redonner le plus d’amplitude possible au sens de la vie. De quelle vie parle-t-on d’ailleurs? La vie biologique? La vie sociale? La vie intime? Tout à coup, nous nous sommes retrouvés confinés seuls ou avec ceux et celles avec qui nous vivions. Si nous arrivons à traverser tout cela en y trouvant de la joie, c’est cela une vie réussie, selon moi.

Face à cette crise, nous avons un excellent alibi pour inventer la fête qui nous ressemble en dehors des stéréotypes.

Que répondre à ceux qui disent avoir à tout prix droit à la fête, après l’année que nous venons de passer et face à l’inconnu qui nous attend?

Je leur dirais de réfléchir à ce qui nous est vraiment demandé comme effort et qui n’est pas grand-chose: de faire une pause. C’est, comme je l’ai dit, l’occasion de redéfinir les contours et les conditions de ce qu’est une vie bonne et digne d’être vécue. Les générations nées dans les années 30 ont dû faire des sacrifices bien plus violents. La recherche de l’euphorie perpétuelle a quelque chose de vain, tout comme penser que l’homme, l’individu ne se définit que par sa capacité à faire la fête, à s’éclater – si on y réfléchit, dans le mot éclatement il y a quand même l’idée de la dispersion. En entendant chaque matin égrener le nombre de morts, c’est comme si tout à coup, le monde avait redécouvert que nous étions mortels, comme si c’était une invention récente. Notre génération, en tout cas, s’est retrouvée confrontée à l’imprévisible. Là, nous reprenons conscience de notre finitude, comme si nous l’avions oblitérée. Oui, en effet, vivre est une maladie mortelle! Mais étant donné que nous ne savons pas quand nous allons mourir et que le point de bascule est ténu, ce qu’il convient de faire sans doute, c’est de célébrer la vie tant que nous sommes vivants, de toutes les façons possibles. Et pour une fois, moins dans l’effervescence folle et les cadeaux, ce qui nous libère aussi au regard de ce qui se passe par ailleurs dans le monde.

Un monde qui, vous le dites, n’a pas attendu la Covid-19 pour être au bord du burn out?

Le monde est fatigué! On épuise ses ressources. En ce sens, cette parenthèse qui nous est imposée nous pousse à redéfinir ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Et l’on sait désormais que ce qui a été le plus douloureux, c’est le sentiment d’isolement, le fait d’être séparés de ceux que nous aimions, pas de devoir nous passer de shopping. Le plus beau présent que l’on pourra se faire cette année, ce sera la présence des êtres vraiment les plus chers! Ce virus nous invite à reconsidérer notre rapport à soi, aux autres, à l’écologie, c’est une grande expérience de pensée qu’il nous est donné de vivre collectivement et individuellement.

Ne risque-t-on pas de perdre notre capacité à prendre du plaisir dans les petites choses de la vie si l’on nous prive d’objectifs, si nous ne pouvons plus nous projeter dans l’avenir?

Mais l’imprévisibilité fait partie de la vie! Le défi de la pensée est bien là, ce n’est pas pour rien que toutes les sagesses se mettent en branle autour de cette notion d’incertitude. La crise que nous traversons nous le rappelle frontalement: la vie humaine est par essence incertaine, à nous de naviguer, de trouver des réponses. C’est là que réside en quelque sorte le panache de l’escargot. Le panache, ce n’est pas la grandeur, c’est la grandeur qui dépasse la grandeur, c’est la bravoure, une manière d’affronter l’existence. C’est avoir le courage d’être heureux malgré tout, de faire face à l’impossible qui s’avère possible, à l’incertitude qui est là de toute façon. Et dans cet espace-là, d’inventer des bulles d’enchantement, d’admiration, de joie. Certes, il y a une pandémie mais ce n’est pas la fin du monde. Certes, des gens malheureusement meurent mais nous allons tous mourir, vous comme moi. L’excès de certitudes, c’est le fascisme, en réalité. L’imprévu nous renvoie à notre fragilité, notre vulnérabilité, notre capacité d’inventer des manières de faire face et en ce sens c’est passionnant.

Sommes-nous assez armés pour cela?

Nous devrions l’être! Rien ne nous est acquis. Qui nous a dit que nous vivions pour être heureux, que nous n’allions jamais souffrir, que la croissance, le plein emploi et les ressources étaient infinis? C’est de la fiction, en réalité! Quel autre récit pouvons-nous mettre en place au moment où le monde entier découvre sa fragilité? Et son besoin de solidarité? On assiste au retour du collectif, on mesure à nouveau l’importance des liens. On s’aperçoit au fond que tout est interdépendant, qu’un virus qui s’échappe de Chine peut se propager comme une traînée de poudre et rendre toute la planète malade. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous mettre à son chevet, de réfléchir ensemble aux réponses les plus adéquates à donner à cet événement-là. Ce qui nous arrive est à la fois la pire et la meilleure des choses: nous sommes forcés de revenir à l’essentiel, de reconfigurer nos représentations. Au lieu de continuer à subir ce qui pouvait parfois nous sembler inaltérable, répétitif, tout a été mis sens dessus dessous! Ce n’est pas pour rien que l’on nous parle d’un monde d’avant et du monde d’après. On a découvert les limites d’un système, de l’hyperlibéralisme qui a distendu les liens, qui a fait s’éroder le tissu social, et voilà qu’on remet en avant l’importance des services publics, d’une solidarité liée aux soins de santé. A nous de faire en sorte qu’à l’issue de cette crise, tout ne recommence pas comme avant, qu’on entonne un autre chant.

Il y a quand même dans les fêtes de fin d’année une dimension quasiment archaïque qui convoque notre peur des ténèbres, notre besoin de nous entourer de lumières comme pour nous assurer que la vie reviendra. Peut-on vraiment, comme l’ont suggéré certains, imaginer que l’on puisse reporter Noël dans six mois?

Rien ne nous empêche d’allumer les lumières! Mais n’oublions pas nos lumières intérieures. Le monde est enténébré, hélas pour de multiples raisons. Cheminer dans la vie, c’est sans cesse trier, séparer la lumière des ténèbres. Bien sûr, nous faisons face à une pandémie, mais nous allons traverser cette crise qui n’est pas plus grave au regard de problèmes extrêmement préoccupants à l’échelle mondiale que sont la grande pauvreté dans l’hémisphère Sud, la prédation des pays occidentaux, l’économie extractive, la pollution, le réchauffement climatique qui font bien plus de victimes que la Covid-19. Les ténèbres modernes, c’est peut-être le déni de réalité. Se préoccuper de la dinde que nous allons manger ou pas, paraît une préoccupation bien futile. Si nous acceptons de restreindre une partie de nos libertés individuelles de manière très consciente aujourd’hui, c’est parce qu’il y a des valeurs plus grandes que nos égoïsmes qui sont en jeu.

Les voeux de bonne santé que l’on se souhaite presque sans y penser le 31 décembre n’auront-ils pas cette fois une tout autre résonance?

La question du soin est redevenue centrale. Nous ne sommes pas des îles, nous devons travailler à habiter le monde ensemble. Nous étions devenus des enfants gâtés, comblés au point de ne plus avoir beaucoup d’espace de désir. Retrouver une forme d’étirement du temps nous a rendu cet espace de désir. Bien sûr que nous souhaitons nous en sortir vivants mais nous devons aussi accepter la possibilité que vienne notre heure. S’il y a bien un état d’urgence, c’est celui de vivre mieux, en paix avec soi et les autres à chaque minute de notre vie. Nous devons pouvoir nous réjouir mais aussi laisser la place à la tristesse quand elle vient.

La lenteur permet de s’orienter non pas par automatisme et selon des idées toutes faites voire des idéologies, mais de cheminer librement, que ce soit vers la fête ou pas d’ailleurs

Le 31 décembre, on se souhaite de la joie mais personne n’est dupe du caractère fondamentalement tragique de l’existence. Le monde n’est pas que positivité. Il est plein d’injustices. Toute cette effervescence autour du développement personnel qui considère l’existence comme une performance individuelle oublie que le prix à payer, c’est l’épuisement, la fatigue. Le burn out, c’est la maladie du trop. Ce n’est que si on laisse toute la place à la vulnérabilité, à la fragilité, à ce qui doit être pensé et pansé (avec e ou avec a), à la part perdue qui reste perdue, que l’on peut espérer atteindre l’équilibre.

Nous avons donc le droit de parfois regarder le verre à moitié vide?

Bien sûr! Dans l’idée d’être « heureux malgré tout », c’est le « malgré tout », au-delà du désespoir, qui est important. C’est un vrai travail. Le monde n’est ni linéaire, ni binaire. Le cosmos nous fait vivre un nouvel épisode de l’histoire humaine totalement inédit: faire face à ça, c’est prendre le temps de réfléchir à la manière de le traverser. Prendre le temps car on n’a plus le choix et c’est une chance. Ralentir, c’est précisément cela le panache de l’escargot : à travers sa propre résilience, il nous envoie un signal par métaphore, tout petit qu’il est dans l’ordre de la nature, il fait l’éloge de la lenteur, il nous invite à retrouver la possibilité de nous resynchroniser. La lenteur donne une place à la question, elle permet de s’orienter non pas par automatisme et selon des idées toutes faites voire des idéologies, mais de cheminer librement, que ce soit vers la fête ou pas d’ailleurs. Les fêtes ont aussi une dimension un peu tragique, l’avez-vous remarqué? On sait qu’elles vont finir.

Le panache de l’escargot – philosophie vagabonde sur l’humeur du monde, par Pascale Seys, éditions Racine, 192 pages.

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