Trois Iraniennes d’ici témoignent: « En Iran, le mariage est le seul moyen de réussir dans la vie »

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Depuis la mort à la mi-septembre de la jeune Masha Amini, âgée de 22 ans, après son arrestation par la police des mœurs pour une mèche de cheveux visible sous son foulard, l’Iran est en émoi. Depuis plusieurs semaines, les Iraniens descendent dans la rue au péril de leur vie. Mais les femmes iraniennes, elles aussi, se font entendre. Trois Irano-Belges témoignent de l’impact du régime sur leur vie.

Alice, 23 ans : « Je me sens presque coupable d’être en Europe »

Née en Angleterre, Alice est Iranienne par son père, et reste très attachée à cette culture, qu’elle a toujours plus envie de connaître. La peur du régime, elle la ressent même ici, et craint de partager quoi que ce soit en ligne.

« Mon père est né à Téhéran et est 100 % iranien. Fin des années 70, à 18 ans, il a dû quitter le pays. Sa famille était liée au Shah, on était en pleine révolution et il ne voulait pas faire son service militaire. Ils ont fui en Suisse, où il a appris le français et l’anglais, pour ensuite rejoindre Londres et devenir ingénieur civil. C’est là qu’il a rencontré ma mère, qui est belge. Cette histoire, il ne me l’a jamais vraiment racontée, c’est un sujet sensible pour lui car il en subit encore les conséquences. Il a la double nationalité, britannique et iranienne, et c’est quelque chose qui n’est pas bien vu par les autorités. Quand sa mère est décédée, il n’a même pas pu aller à son enterrement… Mais paradoxalement, il reste super fier d’être perse et il adore cette culture. Notre famille s’est un peu éparpillée mais nous avons encore des oncles et cousins là-bas.

Moi, je suis née en Angleterre et j’ai déménagé huit fois de pays entre la France, la Grande-Bretagne et la Belgique durant ma jeunesse. Mais j’ai une tête d’Iranienne. A Bruxelles, des gens m’arrêtent dans la rue et me parlent en farsi, c’est dire. Comparé à mes frères et sœurs qui sont plutôt blancs, je pense que je me sens plus iranienne qu’eux vu ce physique. Je n’ai pas été élevée avec cette culture car mon père voulait qu’on soit européen pour avoir une vie « normale ». Mais plus je grandis et plus j’ai envie d’en savoir plus sur ce pays et de me sentir plus iranienne encore.

« Les Iraniennes ont un très fort caractère »

J’ai été trois fois en Iran. Mais maintenant que mon frère a 18 ans, on hésite car on a peur qu’ils l’arrêtent pour faire son service militaire, vu qu’il a cette nationalité. Et moi, je suis devenue une femme et j’ai peur de me retrouver devant la police et de ne pas savoir me débrouiller. 

La dernière fois que j’y suis allée, j’avais 16 ans et je m’en souviens parfaitement. Cette année-là, j’ai dû porter le voile mais je ne savais pas encore vraiment ce que ça représentait. Pour moi, c’était une mode. Il y avait plein de coloris, de modèles… ça ne m’a pas frappée. Par contre, ce qui m’a vraiment marquée, c’est que les Iraniennes ont un très fort caractère. Elle ne se laissent pas faire. Même si au niveau de la loi, elles n’ont pas les droits d’un homme, elles mènent vraiment la maison. Elles décident tout et c’est cette force qu’on perçoit aujourd’hui dans cette révolution. 

Bruxelles, le 1er octobre 2022

Dans le pays, il y a vraiment beaucoup de gens qui s’en foutent de la religion, qui sont totalement occidentalisés. C’est une population assez progressiste en réalité. Quand les femmes rentrent chez elles, ou dans un lieu clos, elles retirent immédiatement leur voile. De manière générale, c’est fou la disparité entre les droits légaux et ce qui se passe derrière les murs. En ce qui concerne les filles, mais aussi l’alcool ou même les animaux de compagnie. En principe, ce n’est même pas autorisé d’avoir un chien ! 

« L’oppression parvient à me faire peur, malgré la distance » 

Actuellement, on n’a pas beaucoup de contacts avec la famille. C’est compliqué avec les restrictions sur Internet mais on sait que tout le monde est en sécurité. Par contre, c’est très difficile pour moi de voir ce qui se passe via les médias. Je regarde énormément les news. J’écoute des podcasts et mon fil TikTok est rempli d’Iraniens et d’Iraniennes. C’est dur car je me sens presque coupable d’être en Europe, et ça m’attriste. Chaque fois que je vois des vidéos, je ne peux pas m’empêcher de pleurer. 

En surface, les Occidentaux que je connais nous soutiennent…  Mais je ne pense pas qu’ils se rendent compte de l’étendue de la corruption iranienne. L’opinion est tronquée à l’Ouest car tout ce qu’on voit généralement de l’Iran, ce sont des filles en minijupe dans les années 70 et en comparaison, des femmes voilées aujourd’hui. Mais c’est bien plus profond que cela. C’est le manque de droits de la population entière qui pose question. 

Cela dit, c’est une des premières fois que je vois des Européens ou des Américains partager en ligne autant d’images de ce qui se trame là-bas. Et c’est un bien. Les réseaux sociaux ont déjà aidé les Iraniens dans le passé : trois gays avaient été condamnés à mort par pendaison – comme ça arrive souvent en Iran. L’information est devenue virale et ces trois personnes ont finalement été épargnées. J’espère que cette fois, ce sera assez pour voir enfin un gros bouleversement.Par contre, je ne me couperai pas les cheveux devant une vidéo car je ne partage rien sur les réseaux sociaux moi-même. Je ne fais que regarder car je suis très anxieuse pour moi et ma famille. Imaginez que mon frère se fasse arrêter à cause de moi quand il ira là-bas ! Je vais juste à l’une ou l’autre manifestation mais j’ai très peur de publier des choses, de donner mon vrai nom (NDLR : Alice est un nom d’emprunt), de montrer mon visage… Je n’ai pas encore le courage d’en parler ouvertement sur la Toile. L’oppression parvient à me faire peur, malgré la distance. Je pense qu’il faut continuer à partager, à en parler et espérer que ça aide à changer la donne ! »

Kimia, 26 ans : « Avec cette révolution, toutes mes blessures se sont rouvertes »

La jeune femme est née et a grandi à Téhéran. En 2020, elle est arrivée en Belgique pour se réaliser et suivre un master en sculpture à La Cambre.

«J’ai dû partir de l’Iran. Quitter cette société si fermée et m’en libérer. Je ne pouvais pas exister pour ce que j’étais en Iran. J’avais cette double tare d’être une femme, et d’être une artiste. Je vivais constamment dans la peur, dans l’interdit. Tout était caché ou presque. 

Avant que je n’arrive à Strasbourg et puis en Belgique pour suivre un master à La Cambre en sculpture, j’étais inscrite à l’Université d’Art de Téhéran. J’y suivais aussi une formation en sculpture mais c’était presque impossible d’évoluer dans cette société pour qui je ne pouvais être ni femme, ni artiste. Le quotidien était vraiment difficile. J’ai toujours voulu me teindre les cheveux ou pouvoir m’habiller comme je le souhaitais, mais c’était hors de question. Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis disputée avec ma mère à ce sujet. « Tu ne vas quand même pas porter ça ? », « Teindre tes cheveux ? Surtout pas ». C’était un affrontement quasi quotidien dans ma famille relativement traditionnelle. Mais ce n’était rien face au monde extérieur. En franchissant le seuil de ma maison, je vivais constamment dans la peur de croiser la police du hijab. En les voyant au loin j’ajustais mon hijab pour qu’aucune mèche de cheveux ne dépassent. Pareil dans le métro. Je craignais constamment que la police du hijab vienne m’attraper, m’empêcher d’assister à mes cours. M’empêche de vivre ma vie.

« En Iran, la femme est hypersexualisée »

Et puis en tant qu’artiste femme, c’était très compliqué d’exister en Iran. Par exemple, nous n’avons pas le droit de faire des portraits. C’est haram. Comme le nu, par exemple. Mais c’est fondamental en sculpture de pouvoir travailler là-dessus. Je m’en souviendrai toujours… Un de mes professeurs avait décidé de braver l’interdit et de nous apprendre à faire des portraits. On avait donc moulé et sculpté la tête d’une de mes camarades qui portait le hijab et on s’était entraînées. Le lendemain, en arrivant dans notre atelier, tout avait été saccagé. La police religieuse avait tout détruit. Ils n’avaient pas le droit de rentrer dans nos ateliers… Mais ils s’en fichaient.

Manifestation mardilène en soutien aux Iraniennes, fin septembre 2022

C’était étouffant de vivre dans ces carcans si serrés. On ne peut rien faire, rien découvrir, surtout en termes de sexualité. Tout est caché. Je n’ai jamais eu de cours d’éducation sexuelle par exemple. Rien du tout sur la contraception. Oui, on en parlait entre copines mais c’était surtout via les pornos qu’on apprenait cela. Je ne pense pas que ça soit une manière très saine de découvrir la sexualité… J’ai déjà eu des petits copains, et j’ai déjà été arrêtée pour cela alors que nous étions simplement en train de discuter dans la voiture. A chaque fois la police des mœurs débarquait, s’adressait à mon petit ami, jamais à moi – je ne suis qu’une femme, la propriété de quelqu’un -, et lui demandait si j’étais son épouse. Comme ce n’était pas le cas, ils m’embarquaient et puis appelaient mon père pour qu’il vienne me chercher. 

En Iran, il y a ce double paradoxe où la femme est sensée être discrète, cachée, voilée mais d’un autre côté elle est hyper-sexualisée. Tant par les hommes que par les femmes. C’est pour ça qu’il y a autant de chirurgie esthétique dans mon pays. Parce qu’en Iran, le seul moyen de réussir vraiment, c’est d’être mariée. Et pour ça, il faut être belle. Il y a étrangement une véritable obsession sur notre apparence. Il faut être skinny, avoir une poitrine généreuse, un nez tout fin, les cheveux blonds… Répondre à des standards de beauté très éloigné de la physionomie iranienne en quelque sorte.

« Retourner au pays, libre »

En quittant l’Iran, j’ai suivi une thérapie. Pour pouvoir gérer tous ces traumatismes et réussir à me construire en tant que femme. C’était extrêmement difficile. Et avec la révolution qui se passe en ce moment, toutes mes blessures se sont rouvertes. C’est comme si la mémoire collective de nos corps de femmes hurlait sa peine et sa douleur. Au début je ne mangeais plus, je ne dormais plus. C’était très violent… Mon meilleur ami a été arrêté pendant les manifestations, je n’ai plus de nouvelles depuis. Il est parti faire son service militaire, ils lui ont confisqué son téléphone. Je ne sais même plus dans quelle région il est.
Et pourtant, je suis remplie d’espoir. J’ai vraiment l’impression que cette fois, c’est fini. Cela va s’arrêter. C’est la bonne. D’ailleurs dans le (très) court échange téléphonique que j’ai réussi à avoir mes parents je leur ai dit « Je vais rentrer en Iran quand tout ça sera fini, et on fera la fête ! » On se dit la même chose avec mes amis. Je garde espoir, un énorme espoir. Cela ne se finira pas demain, mais dans quelques mois, j’en suis sûre. Ils vont enfin partir et je pourrai retourner au pays, libre. »

Mashid, 46 ans : « Les jeunes veulent voyager, rencontrer d’autres personnes, gagner de l’argent: tout cela est impossible »

Née en Iran, Mashid a fui le pays à 8 ans. Elle travaille aujourd’hui comme photographe. 

« J’avais 3 ans quand la révolution a éclaté, et à mes 8 ans, j’ai quitté le pays. J’ai donc passé une partie importante de mon enfance en Iran. Je me souviens de l’impact du nouveau régime. Après une vie plutôt insouciante, j’ai atterri dans un environnement tendu. Quand j’ai eu 6 ans et que j’ai dû aller à l’école, beaucoup de choses ont changé. A la maison, dans le jardin et dans le quartier, je pouvais encore relativement faire ce que je voulais, mais à l’école, nous devions prier le midi dans une langue et une religion dont je savais peu de choses. Je devais également y porter le foulard, ce qui en tant qu’enfant me stressait: je ne savais pas comment je devais le porter et je devais surtout veiller à ce qu’il ne tombe pas pendant le jeu. Ça a l’air d’un banal bout de tissu mais ça ne l’est pas lorsque c’est imposé et que ça ne fait pas partie de qui tu es. Ça donne la sensation de soudain devenir une autre personne. Heureusement, à la maison, nous étions dans un cocon. Du moins, jusqu’à ce que nous devions tout à coup nous enfuir car mon père fut arrêté en tant que membre du groupe minoritaire Baha’i. Ce genre d’arrestations bat à nouveau son plein avec le nouveau président.

« Dans l’espace public, tout ce qui a trait au plaisir est absent »

Je suis retournée en Iran pour la première fois en 2016, et depuis je m’y suis rendue plusieurs fois. Le dernier voyage remonte à 2019, pour le 40e anniversaire de la révolution. J’étais en train d’écrire un livre sur la quête de souvenirs, sur l’impact de la révolution islamique et sur la génération de femmes qui a grandi sous ce régime. J’ai alors parlé avec des partisans de la révolution. J’ai été effrayée de voir que même nombre d’entre eux étaient entre-temps déçus par le régime.

La différence entre la vie dans l’espace public et celle à la maison est énorme en Iran.  Dehors, tout ce qui a trait au plaisir est absent. J’ai ainsi remarqué l’importance de la musique dans notre vie sociale. Un peu partout, on peut entendre de la musique. En Iran, non. Je trouvais ça très dur. Seuls les concerts classiques sont autorisés, et pour le reste, la musique c’est à la maison ou en douce dans un taxi. Les règles sont aussi très strictes: il faut toujours faire attention à la police des mœurs.

Je comprends que c’est difficile pour les jeunes. Si tu veux rencontrer quelqu’un en dehors du cercle familial, par exemple, c’est quasiment impossible. Cela mène à des solutions extrêmes: à certains ronds-points, les jeunes qui ont une voiture font des tours et se regardent. Et s’ils se plaisent, ils échangent leurs numéros par la fenêtre. Les jeunes veulent voyager, rencontrer d’autres personnes, gagner de l’argent, s’exprimer de toutes sortes de façons. Ce sont justement ces choses-là qui ne sont pas autorisées. »

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