Kiffer en travaillant: pourquoi le concept de « fun at work » ne fait pas que des heureux

fun at work
Le fun at work, un oxymore? Getty Images
Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste & Coordinatrice web

A l’ère de la productivité débridée, même l’amusement est quantifié, le concept du «fun at work» ayant traversé l’Atlantique et changé la manière d’envisager le rapport à l’entreprise. Pour le meilleur, ou pour le pire?

Dans le monde du travail, on attend désormais des forces vives qu’elles accomplissent leurs tâches, remplissent leurs objectifs… et prennent du bon temps ce faisant. Une injonction venue tout droit de la Silicon Valley, dont les QG pourvus de lieux dédiés à la sieste ou au jeu ont un temps fait rêver, avant que la réalité des conditions de travail sur place ne réveille les consciences. Et pourtant, l’idée du «fun at work» a fait du chemin, traversant l’Atlantique (et les différents milieux professionnels) pour devenir un dispositif aussi attendu au travail que la présence de comptables ou de responsables des ressources humaines. Lesquels ne sont pas forcément si amusés que ça par ce que certains accusent de privilégier la forme aux changements de fond.

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Avant de cofonder l’entreprise de consultance Elenkos avec son compagnon, Yorick Cool, Catherine Kohnen a passé plusieurs années dans le secteur RH, et plus précisément dans le recrutement. À l’époque – nous sommes en 2007 –, le secteur reçoit de plein fouet les conséquences de la crise financière. Avant de remonter la pente avec de nouveaux arguments pour les chasseurs de tête. « Le concept du fun at work a explosé aux alentours de 2010, se souvient Catherine. C’est quelque chose qu’on a commencé à vendre aux employés potentiels avant même qu’ils en manifestent le besoin. La culture start-up s’est petit à petit implantée en Belgique à cette période-là, et ces nouvelles structures l’ont utilisé comme critère différenciant dans un univers où tout ce qui était normalement garanti dans le monde du travail, de la stabilité au plan de pension, ne figurait pas à l’ordre du jour ».

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« Ces sociétés disaient aux employés potentiels: «Tu n’auras pas les avantages traditionnels, parce qu’on vient de se lancer, mais en échange, tu ne vas pas t’embêter, ça va être marrant.» Avant qu’il y ait une demande réelle pour cet aspect ludique, tout est parti du besoin de se distinguer d’une série d’acteurs qui avaient moins de moyens que leurs concurrents sur le marché ».

Catherine Kohnen

Et la Namuroise de pointer qu’il s’agit là «plus d’une démarche marketing de la part des entreprises que d’une réponse à un besoin véritable. Finalement, le marché crée le besoin, et ça devient un critère une fois que c’est quelque chose auquel on est habitués».

Perdre du temps pour en gagner

Quelque chose? Par définition, la notion d’amusement est tout à fait personnelle, et selon les entreprises où on décortique le fun, celui-ci aura une apparence différente. Ici, cela équivaudra à percher certains bureaux de l’open space au-dessus de modules de plaines de jeux, accessibles via une échelle et un toboggan. Là, cela ressemblera plutôt à l’organisation régulière d’évènements « marrants », entre tournois de jeux vidéo ou séances de karaoké. Des moments de décontraction planifiée qui sont rarement obligatoires, du moins, officiellement, mais gare à celles et ceux qui tenteraient de se débiner.

« C’est traître, parce qu’on ne te dit jamais que tu dois y aller, mais on va tirer la gueule si tu n’y vas pas, pointe Catherine Kohnen. Et ce, alors même que les moments de détente en question ne sont pas toujours adaptés à tout le monde. Si un dirigeant est plutôt sportif, sa notion de l’amusement va ressembler à une épreuve de Koh Lanta, ce qui va créer de la souffrance chez les personnes qui se sentent obligées de participer. Mais leurs supérieurs ne vont pas forcément le réaliser, parce que si le chef s’est bien amusé, alors tout le monde s’est bien amusé ». Et de souligner que pour les personnes de nature introvertie, ces moments de camaraderie forcée peuvent être particulièrement compliqués.

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« Certains travailleurs ont besoin d’une séparation nette entre leurs vies privée et professionnelle, et quand on sort du cadre du boulot, cela peut les mettre en difficulté » renchérit Stéphanie Adant. Forte d’une longue expérience dans le secteur social, cette dernière a fondé avec François Lestrate Symbi’ose, un organisme dispensant des formations en santé et sécurité au travail. Et son acolyte de pointer que « le fun au boulot est une manière de perdre du temps pour en gagner par la suite, à condition de l’amener de manière harmonieuse ».

« Cela nous est déjà arrivé de rencontrer des travailleurs qui se sentaient trompés par des employeurs qui leur donnaient quelque chose de la main droite pour mieux le reprendre de la main gauche. Si c’est fait maladroitement, programmer des moments de fun au travail rajoute à la charge mentale des travailleurs ».

François Lestrate

Circulez, y’a rien à faire?

Métro, bouLOL, dodo

Pas si vite, tempère Stéphanie Adant. « En tant qu’humains, dès la maternelle, on enchaîne les moments ludiques décidés et programmés. Le temps de midi, la récréation et les cours de sport participent au sein des classes à la construction d’un climat d’équipe nécessaire pour que les professeurs puissent donner cours, et si on fait un parallèle école-boulot, on peut imaginer que les travailleurs trouvent du sens à travers l’amusement ». Selon elle, ce dernier peut en effet « plancher sur les dynamiques d’équipe. On sait que ce qui va faire l’essor d’une entreprise, c’est sa capacité à faire en sorte que ses membres travaillent ensemble vers un même objectif, ce qui peut être renforcé par des moments de partage et d’échange de qualité. En ramenant une dimension plus humaine en dehors des tâches quotidiennes, où l’objectif n’est plus de produire mais bien aussi d’échanger et de se rencontrer, on crée un climat positif ».

© Getty images

D’autant qu’ainsi que le rappelle Catherine Kohnen, nombre d’études ont démontré que le cerveau humain apprenait mieux en jouant, ce qui laisse sous-entendre que la productivité peut être améliorée en ménageant des moments de détente dans les horaires. Mais attention à maintenir une forme de fluidité.

« Si une activité se prolonge en dehors des heures de bureau, il faut laisser le choix à chacun et chacune de rentrer chez eux s’ils le désirent. Dans un monde idéal, on permettrait à tout le monde de quitter un évènement pro quand il en a envie, sans conséquences, mais dans les faits, c’est rare ».

Catherine Kohnen

Aussi rare qu’une certaine sobriété nécessaire? « On n’en parle jamais, mais dans beaucoup de boîtes, s’amuser, c’est picoler, ce qui est extrêmement nocif pour plein de raisons. D’abord parce que l’alcool ne va pas nécessairement favoriser des comportements adaptés au boulot, au contraire même, et ensuite parce que c’est une exclusion totale des gens qui ne boivent pas. Dans la culture « work hard play hard », ceux qui ne jouent pas n’ont pas leur place dans l’entreprise, et on en vient à se demander si Machin garde son job parce qu’il est qualifié, ou bien parce qu’il boit avec ses collègues et qu’il est cool ».

© Getty images

La recette du fun at work? Le glaçage, pas le gâteau!

On l’aura compris, malgré la promesse plutôt positive d’un environnement professionnel plus ludique, les experts sont mitigés. « Nommer des happy officers dans une société où l’organisation du travail pousse à se dépasser sans cesse m’interroge, confie Stéphanie Adant. Ce que les travailleurs veulent vraiment, c’est que leurs employeurs soient conscientisés à leurs conditions de travail, et ce n’est pas nommer un ou une happy officer qui va diminuer le risque de burn out. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas intéressant, c’est une super idée de mener cette réflexion et d’intégrer le fun au bureau, parce que ça va rendre du sens au travail pour certains, mais tout le monde n’a pas les mêmes besoins ».

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S’il concède avoir un regard biaisé, puisque Symbi’ose intervient majoritairement dans des entreprises où un problème est identifié, François Lestrate dénonce pour sa part « dix ans de pression sociétale sur le bonheur ».

« Il y a une obligation d’être heureux, c’est devenu un business et on retrouve ces dérives dans le monde du travail. Le risque, c’est que les employeurs se contentent d’injecter un peu de fun au boulot, alors qu’à côté, il y a une législation relative au bien-être au travail à suivre ».

François Lestrate

Et Catherine Kohnen de rappeler que « le fun doit être le glaçage au-dessus du gâteau, mais s’il n’y a rien à l’intérieur, ça ne sert pas à grand-chose. Si on a une culture d’entreprise saine, intégrée par tout le monde, avec des règles claires et une compréhension de ce qui fonctionne, le fun aura un effet multipliant. Mais si cette base n’est pas présente, c’est inutile ». Travailler d’abord, s’amuser ensuite – et sans empiéter sur la vie privée des employés, si possible.

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Funny business

«Work hard, play hard», «work hard, have fun»… De ces adages endémiques répétés à l’envi, la chasseuse de tête Caroline Lamboley dit qu’il s’agit de formules Ripolin, qui, en masquant d’éventuels manquements derrière une culture d’entreprise «ludique», piègent les employés. Et pourtant, derrière ce concept remis en question se cache une industrie du bonheur en pleine croissance. Il est en effet devenu rare de trouver une entreprise d’une certaine taille qui ne bénéficie pas a minima d’un ou une Chief Happiness Officer, alternative moderne au manager RH, désormais également connu sous le nom de Chief Fun Officer. Et ça ne s’arrête pas là: en marge des postes en interne, coachs, firmes de consultance et autres spécialistes du bien-être se reconvertissent dans le secteur lucratif du bonheur. En Grande-Bretagne, la compagnie Fun at Work promet «plus d’amusement que vous ne pouvez en supporter» (sic) à ses clients potentiels, tandis que chez nous, des entreprises telles que… Fun at work (une autre) organisent des «activités de team building ludiques» à «haut facteur fun». Et tant pis si, ainsi que l’épingle Catherine Kohnen, «le fun ne doit pas être un objectif en soi»: comme elle le souligne, «cela peut être utile pour créer des liens», mais aussi, visiblement, créer de l’emploi. Quant à savoir si cela apporte aussi de la valeur ajoutée, on laissera à chacun la liberté d’en juger – et d’en débattre au prochain apéro de la boîte.

Bonus malus

Si, sous nos latitudes, les moments ludiques restent partie prenante du travail dans la plupart des entreprises, aux Etats-Unis, berceau du concept, fini de rire! Ou du moins, plus autant qu’avant: face à une crise du pouvoir d’achat qui n’a rien à envier à la nôtre, les analystes et autres journalistes américains spécialisés parlent de «perkcession». Soit une récession des perks, ou avantages en français, qui rendaient certains lieux de travail si attrayants. Adieu, les (27!) masseurs et masseuses employés par Google pour détendre ses travailleurs in situ. Fini, pour les membres de l’entreprise de tech Salesforce d’avoir accès à des retraites wellness supposées promouvoir la cohésion des équipes et leur bien-être. L’occasion pour le monde du travail de revoir sa copie et de s’interroger sur ce qui fait vraiment office de valeur ajoutée pour ses employés? Est-ce le «fun» ou plutôt autre chose? Les réponses données à un sondage réalisé en 2022 par le développeur de software Trusaic ont de quoi surprendre: en première place des perks les plus populaires, on retrouve ainsi la possibilité de prendre un «congé gueule de bois». Et chez nous, alors? En 2019, une enquête menée par le spécialiste RH SD Worx auprès des PME du royaume avait révélé que ce qui était le plus susceptible de plaire à leurs employés n’était ni l’installation d’un billard à la cantine, ni le lancement d’apéros entre collègues mais bien la mise à disposition d’un vélo électrique (30,3%) ainsi que la compensation du forfait Internet à domicile (24,8%) ou encore la possibilité de prendre des jours de congé supplémentaires (22,9%). Une étude Jobat basée sur les réponses données par 30 000 travailleurs belges avait quant à elle révélé, en trio de tête, la possibilité de bénéficier de chèques repas, d’une assurance hospitalisation et d’une assurance groupe. Et le fun, dans tout ça? Disons qu’en période financièrement compliquée, ça ne paie pas de mine.

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