Les ambivertis sur le fil Getty Images

Qui sont les ambivertis, et pourquoi leur ambivalence est à double-tranchant

Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste

Tels des ambidextres de la sociabilisation, les ambivertis tirent aussi bien leur énergie de moments en groupe qu’en tête-à-tête avec eux-mêmes. Une ambivalence qui présente de nombreux avantages, à condition d’éviter le court-circuit avec l’entourage.

À l’origine des notions d’extraversion et d’introversion, on retrouve le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, persuadé au tournant du XXe siècle que les différents profils de personnalité se divisaient entre ces deux catégories. Une distinction binaire amendée dès les années 20 par le psychologue américain Kimball Young, qui introduit alors la notion d’ambiversion et de caractères ambivertis dans son « Source Book for Social Psychology ». Soit la capacité à alterner entre des périodes extraverties et d’autres, plus introverties. Des personnalités qui se trouveraient au milieu de la courbe de Gauss formée par ces deux caractères extrêmes. Et si la notion ne date pas d’hier, mais bien, littéralement, d’il y a un siècle, l’avènement des réseaux sociaux, TikTok en tête, l’a remise au goût du jour. Sur la plateforme, les vidéos d’utilisateurs détaillant le concept et/ou s’en revendiquant sont légion, tandis que Liv Vesper confie en souriant qu’il s’agit d’une sorte de « marronnier » pour les 84.500 abonnés de son compte Instagram, « Le Gang des Introvertis ».

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L’excès nuit en tout

« Dès que je poste en rapport avec l’ambiversion, je sais que ça va cartonner » assure celle qui y voit un signe de la complexité qu’il peut y avoir à concilier ces deux tempéraments fondamentalement opposés. Lesquels, pris séparément ou a fortiori ensemble, ont tendance à mettre à mal les relations sociales. « Les personnes très extraverties, perçues comme en demande d’attention constante, peuvent susciter des réactions de rejet, tandis que poussées à l’extrême, les attitudes introverties peuvent donner une impression de je-m’en-foutisme ou de bizarrerie qui ne donnent pas envie aux autres de s’investir affectivement. Ces comportements peuvent donc mener à un isolement social » explique Joséphine Dubois, psychiatre en milieu hospitalier. Qui souligne toutefois que si ces comportements sont plus modérés et n’impactent pas le fonctionnement interpersonnel de l’individu, qui se contente simplement de s’adapter selon les codes sociaux et l’environnement dans lequel il se trouve, « cela ne semble pas problématique ». Voire même, cela peut s’avérer plutôt bénéfique.

Apparences trompeuses

Une étude publiée en 2013 par le psychologue Adam Grant dans la revue « Psychological Science » révélait ainsi que les commerciaux présentant un profil ambiverti auraient de meilleures performances de vente. Des résultats qui ne surprennent pas Pauline Verheyden, recruitment consultant pour l’agence internationale Robert Walters. « On est face à des profils flexibles, qui peuvent trouver leur énergie aussi bien seuls qu’en collaborant avec leurs collègues, ce qui est un atout. Ces personnes ont une plus grande capacité d’adaptation, ils savent « s’effacer » quand la situation le demande, et se « montrer » quand c’est nécessaire, ce qui est une force dans le monde du travail. Les ambivertis sont des profils empathiques, doués pour comprendre les personnes et les situations et agir en fonction ». Gare, toutefois, à ce que Pauline Verheyden qualifie de « suradaptation ».

Soit une forme de trop plein. Par exemple, une journée trop sociale au bureau, qui pourrait les amener à un point de saturation. Il faut apprendre à gérer ses énergies, mais aussi, à bien communiquer avec ses collègues : des personnes à la fois introverties et extraverties peuvent susciter des incompréhensions dans l’entourage ».

Rappelant que l’humain a besoin de sens et de cohérence, et a donc tendance à préférer ce qui est linéaire et prévisible, la psychologue liégeoise Jennifer Moers souligne que l’ambiversion d’un proche peut donc se révéler déstabilisante.

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Panique à tous les étages

« Dans certains cas, cela peut même générer de l’anxiété au sein de l’entourage, qui se pose des questions à propos des fluctuations observées. Mes patients vont se plaindre de « ne jamais savoir sur quel pied danser », de se sentir tributaires de leur proche. Voire même, ils vont se culpabiliser et se demander s’ils ont fait quelque chose pour justifier la mise en retrait ». Et les personnes ambiverties qui poussent la porte de son cabinet ont-elles aussi des griefs à partager.

En règle générale, même s’ils trouvent que ce fonctionnement est une source de richesse au quotidien, c’est aussi parfois difficile à vivre » explique celle dont les patients sont taxés d’instables, incohérents ou peu fiables par leur entourage.

Logique, décrypte Liv Vesper, qui a publié cet automne « Le guide du Gang des Introvertis » : « Comme ces personnes ont l’apparence d’individus très extravertis, qui s’intègrent facilement, leurs moments d’absence posent question. Les proches ne parviennent pas à comprendre qu’ils aient parfois besoin de s’éloigner et de se reposer, et pensent que cela dénote d’un problème. Alors que les ambivertis vont très bien et ont juste besoin de temps pour eux ».

Ambivertis – Getty Images

Dans la nuance

Et le Docteur Dubois d’épingler notre propension à catégoriser une personne par le biais de ses comportements, ce qui invite à la pathologiser au passage. Alors même que les termes « introverti » et « extraverti », plutôt que d’être des catégories fermées, évoquent un spectre de comportement assez large. « Cela ne fait pas référence au fait d’être ouvert ou timide, mais cela nous donne des indications sur la source d’où la personne va tirer son énergie : le monde extérieur ou le monde intérieur” précise Jennifer Moers. Qui avance que d’un point de vue personnel, les personnes dites ambiverties semblent être davantage à l’écoute de leurs besoins, et ont une tendance naturelle à se réguler en rechargeant leurs batteries aussi bien seuls qu’au contact des autres.

Le fait d’avoir un intérêt prononcé pour leur monde intérieur leur donne accès à une bonne connaissance d’eux-mêmes, de leurs besoins, leurs désirs et par conséquent, de leurs limites personnelles.  À côté de cela, leur aisance et leur attrait pour les relations sociales leur permettent de pouvoir expliciter plus facilement leurs attentes, ce qui peut être un avantage important dans la qualité de leurs interactions”.

De véritables caméléons sociaux, donc. Mais attention à ce que cette capacité d’adaptation qui multiplie les sources d’énergie ne conduise au court-circuit.

En effet, hors contexte problématique, nos conduites sont régies par un processus d’évaluation relativement simple de nos besoins : par exemple, après une semaine personnellement et professionnellement chargée, on aimera planifier un week-end plus paisible pour se ressourcer. Mais il arrive que nos conduites ne soient plus le résultat de cette évaluation consciente mais bien de mécanismes de protection ou de défense. “Par exemple, se mettre volontairement à l’écart dans un groupe pour éviter le jugement, ou au contraire, se forcer à prendre plus de place qu’on n’en a envie par peur du rejet” explique Jennifer Moers, qui recommande alors des thérapies telles que l’EMDR ou les TCC pour apprendre à se sécuriser dans les relations sociales. Et voit tout de même dans l’ambiversion un net avantage.

En règle générale, ces personnes sont très appréciées aussi bien dans leur cercle intime que professionnel parce qu’elles savent aussi bien recevoir que donner de leur personne”.

Louant « l’intelligence sociale » des personnes ambiverties, Liv Vesper rappelle quant à elle l’importance d’adopter une vision nuancée.

Personnalités facettées

« La souffrance peut venir de l’ambivalence qu’il y a entre extraversion et introversion. Les gens ont peur d’avouer qu’ils ont besoin de prendre du temps pour eux, parce que se prioritiser reste mal vu dans notre société » regrette la fondatrice du Gang des Introvertis.

Parfois, les ambivertis vont avoir tendance à mettre de côté tout ce qui peut être compliqué avec cette personnalité et à montrer uniquement le positif pour tenter de composer avec l’incompréhension de leurs proches. On vit dans un monde où la plupart des gens ont une vision binaire des choses, et cette absence de nuance peut être très difficile à vivre pour les ambivertis ».

Et malgré la popularité actuelle du concept, attention aussi à nuancer l’enthousiasme qui pourrait être ressenti lors de sa découverte. Ainsi que le fait remarquer Joséphine Dubois, vouloir s’identifier à tout prix à un profil psychologique peut refléter une angoisse d’appartenance, mais aussi déresponsabiliser les individus de certains de leurs comportements, voire même, entraîner une non-initiation d’un travail introspectif nécessaire. Même si, rappelle Jennifer Moers, « s’apposer une étiquette permet de se sentir compris, d’avoir un sentiment d’appartenance qui aide à se sentir moins seul ». Et d’insister sur l’importance de ne pas s’enfermer dans une conduite rigide pour autant. « C’est la belle leçon du caractère ambiverti, qui démontre que même si on peut ressentir le besoin de poser un terme dessus, on peut concilier diverses facettes ».

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Témoignages

Jeanne, 47 ans, voit moins de gens, mais mieux

« C’est grâce à Instagram que j’ai pu mettre des mots sur quelque chose que je n’avais jamais vraiment réussi à expliquer chez moi. Autant, parfois, je peux être l’âme de la fête, autant, à d’autres moments, je ressens un besoin profond de ne voir personne. Le grand écart entre les deux a longtemps été une source d’inquiétude : j’en venais à me demander si je n’étais pas bipolaire, à alterner comme ça entre des extrêmes Et puis ça m’a déjà coûté des amitiés, aussi : il y a vingt ans, on ne parlait pas autant de santé mentale et le concept de self care était réservé aux centres de wellness. Cela ne me serait jamais venu à l’idée de dire à mes amis que ça n’allait pas être possible pour moi de me joindre à eux parce que ma santé mentale ne me le permettait pas, et j’inventais des excuses de plus en plus improbables, d’autant moins convaincantes parfois que quelques jours seulement auparavant, ils m’avaient vue en pleine forme en soirée. Aujourd’hui, je m’autorise enfin à dire la vérité et à expliquer gentiment mais fermement que ce sera sans moi parce que je suis drainée. Et à l’inverse, à m’abandonner pleinement au moment quand je suis d’humeur sociable et festive. Mon cercle s’est vachement réduit au gré des années, certes, mais j’ai la chance d’être entourée de personnes qui comprennent ma dualité ».

Shana, 29 ans, alterne entre les deux versants de sa personnalité

« J’ai découvert que j’étais ambivertie grâce à un reportage de la BBC sur le sujet, qui m’a enfin permis de comprendre cette capacité d’adaptation que j’ai lorsque je suis en groupe ou que mon travail me force à aller vers autrui. C’est comme si j’étais un caméléon : une personne timide et introvertie dans son fonctionnement le plus naturel et instinctif, mais qui, pour le plaisir des autres, a dû faire des efforts pour sortir de sa coquille. Du coup, à force, je m’adapte avec tout le monde, et je repère directement les autres introvertis avec qui je me lie plus facilement d’amitié. Si j’ai pu mal le vivre à l’adolescence, aujourd’hui, je le vis bien, parce que je sais quand je dois porter laquelle de mes deux casquettes. Mais avec mes proches, ça reste plus difficile : ma famille, par exemple, a du mal à comprendre, d’autant que vu que 60% de mon travail se fait sur les réseaux sociaux*, ils pensent que je suis extravertie. Heureusement, mon mari aussi est naturellement introverti et professionnellement extraverti, donc il me comprend à 100%. J’aimerais que plus de gens intègrent qu’on peut aussi bien être un moteur de conversation qu’une personne qui a juste besoin de silence et de solitude l’instant après. Qu’on ne joue pas de rôle mais bien qu’on a juste plusieurs casquettes ».

Alexandre, 35 ans, aimerait s’affranchir du regard binaire posé sur lui

« Je vois pas mal d’avantages au fait d’être ambiverti. On est beaucoup plus flexibles, on parvient réellement à s’adapter aux situations sociales dans lesquelles on se trouve, mais aussi à se mettre facilement à la place des autres et à les comprendre. Disons qu’on a la capacité à lire les énergies qui nous entoure et à s’adapter en fonction. Malheureusement, la plupart des gens ont tendance à voir les choses de manière très binaire, or par définition, l’ambiversion implique d’être en dehors de deux extrêmes, et j’ai l’impression qu’on essaie parfois trop de nous faire absolument rentrer dans des cases plutôt que de nous comprendre. Ceci étant dit, je suis moi-même parfois un peu ambivalent face à cette double facette de ma personnalité : parfois, ça peut m’arriver d’avoir envie de pouvoir aller un peu plus vers les autres quand mon côté introverti prend le dessus, d’autant que pour beaucoup, ça a fait de moi quelqu’un de pas fiable. Aujourd’hui, je le vis mieux car j’ai su m’entourer de gens qui comprennent ma façon de vivre et d’agir ».

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