La classe moyenne va-t-elle disparaître? « Trop pauvre », elle dit adieu à son confort
De l’addition au resto à la nuitée d’hôtel, les prix sont sensiblement plus élevés aujourd’hui qu’il y a quelques années. D’autant que de plus en plus de marques du segment intermédiaire font le pari de viser plus haut et de se positionner sur le secteur du luxe. De quoi finir par rendre la classe moyenne obsolète?
Le constat est fait à mi-voix, d’un ton presque gêné. N’y a-t-il pas après tout quelque chose d’obscène à regretter de ne plus pouvoir aussi facilement se payer l’un ou l’autre plaisir, quand au même moment, des ménages acculés doivent faire le choix entre se chauffer ou se nourrir? Reste que s’ils se gardent, décence oblige, de le crier sur tous les toits, les membres de la classe moyenne belge sentent un glissement de plus en plus marqué vers un positionnement périlleux sur l’échelle sociale. «Trop riches» pour bénéficier d’aides face au coût toujours plus exorbitant de la vie, mais plus assez pour s’offrir le confort de jadis à cause de celui-ci, ils constituent un segment dont même les marques semblent ne plus savoir que faire.
Dans la foulée de restaurateurs toujours plus nombreux à gonfler la note en mettant à la carte des «extras» (sauce, pain, légumes d’accompagnement) jusqu’ici compris dans celle-ci, ou bien d’hôtels où tout (parking, petit-déjeuner, late check-in…) se monnaie en plus de la nuit, de plus en plus d’enseignes jusqu’ici accessibles augmentent l’addition. Avec pour résultat que le «luxe abordable», soit ces plaisirs que le ménage moyen à deux revenus pouvait jusqu’ici s’offrir sans trop grever le budget, disparaît lentement mais sûrement de l’offre. Ou du moins, s’il y reste, il est bien moins doux envers le portefeuille qu’avant.
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Pour prendre la pleine mesure du phénomène, une simple balade dans la moindre rue commerçante suffit. Entre les vitrines laissées vides par le départ de boutiques qui n’ont pas survécu aux crises à répétition de ces dernières années, persistent celles qui ont ajusté leurs étiquettes pour s’adapter à ce nouveau marché.
Applaudie lors de son annonce comme une formidable opportunité de s’offrir du design à prix réduit, la collaboration entre Zara Home et Vincent Van Duysen a finalement vu les fans déglutir devant un canapé proposé à 5 400 euros, soit plusieurs zéros de plus que les objets habituels de la gamme maison du géant espagnol. Du côté du danois HAY, dont la sélection a longtemps été plébiscitée par les apprentis décorateurs d’intérieur au budget serré, les prix ont également grimpé en flèche, alors même que le côté «abordable» est le fondement de la marque. Et pourtant, les vases en verre miroir signés pour elle par Muller Van Severen coûtent désormais une centaine d’euros plus cher que lors de leur lancement il y a un an…
Luxe inaccessible
Des augmentations qui font que la classe moyenne ne peut plus se permettre des extravagances de manière aussi irréfléchie qu’avant la pandémie. D’autant que, entre-temps, l’augmentation du coût de la vie et celle, exponentielle, du montant des factures d’énergie, font que le budget disponible des ménages n’est plus le même. Et quand il s’agit de faire des économies, ce sont les extras qui sont les premiers à être supprimés: on peut vivre sans une énième coupelle en porcelaine, mais sans se nourrir, c’est plus compliqué.
Dans une étude d’envergure sur le pouvoir d’achat publiée par nos confrères de Knack, on apprenait ainsi que la moitié des ménages belges ayant un revenu mensuel compris entre 4 500 et 6 000 euros avait déjà dû se livrer à d’importantes économies. Outre la consommation d’énergie, au cœur des préoccupations, les visites au restaurant et l’achat de vêtements avaient été les premiers postes à être rabotés, suivis de la détente, des vacances et de l’achat de produits de luxe. Un secteur pour lequel la classe moyenne ne comptera bientôt plus?
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Un changement est bien en marche, acquiesce la stratège de marques et analyste de tendances Kate Stockman. Dont le rôle est d’accompagner divers labels et entreprises, actifs entre autres dans la mode, le design et l’alimentation, dans l’élaboration de leurs stratégies de vente. «Les entreprises sont toujours à la recherche de moyens de se développer, déclare-t-elle. Nous observons en permanence les segments du marché encore inexploités qui peuvent s’avérer lucratifs. Objectif: s’assurer un marché de vente pas trop sujet aux fluctuations, et ne nécessitant pas trop d’efforts. La règle d’or? Il y aura toujours une clientèle pour le luxe.»
Oui, mais laquelle? «Un public plus riche ne ressent peu ou pas l’effet des mécanismes qui sont actuellement en jeu, tels que l’inflation et la réflexion sur les habitudes de dépenses. En élevant les niveaux de prix, les marges augmentent. D’un point de vue commercial, il n’est donc pas surprenant que beaucoup plus soit investi dans les produits de luxe, quitte à augmenter le prix en parallèle», souligne la stratège de marques.
Plaisirs sur liste d’attente
D’autant qu’en plus de ces prix et marges plus élevés, des partenariats stratégiques garantissent également qu’ils atteignent un public différent. «Il suffit de regarder Zara et HAY, ou les collabs de créateurs que H&M fait régulièrement, déclare l’experte. En termes d’image et de relations publiques, non seulement vous gagnez en crédibilité, mais vous touchez aussi d’autres personnes. Après tout, c’est l’essence même de l’être humain de vouloir se distinguer des autres, et d’acquérir pour ce faire des choses uniques et rares.» Or ce qui est rare est cher, et l’adage n’a jamais été plus vrai. Surtout quand ce qui était considéré comme un coût accessible hier devient impayable aujourd’hui.
Et pourtant, malgré la pression financière, les boutiques ne débordent pas d’articles invendus, pas plus que les restaurants et les hôtels ne restent vides. Depuis son ouverture en 2021, il faut s’y prendre plusieurs mois à l’avance pour espérer décrocher une réservation au Toma, la table liégeoise étoilée du chef Thomas Troupin. Et ce, alors que la formule la plus accessible coûte 95 euros par personne, sans les boissons. «The Jane (NDLR: étoilé anversois où le menu, avec accord vins, coûte 370 euros par personne) affiche toujours complet, souligne Kate Stockman. Pourtant, ce ne sont pas que des riches qui vont y manger.»
C’est que pour l’analyste de tendances, les membres de la classe moyenne dépensent toujours de l’argent, mais autrement. Dans un contexte socio-économique en pleine mutation, on n’achète peut-être plus plusieurs babioles à une trentaine d’euros, mais on se convainc qu’une «belle» dépense à 100 ou 200 euros en vaut la peine. «L’accent est mis sur la qualité. Ce n’est pas un hasard si de plus en plus de restaurants et d’hôtels mettent en évidence l’expérience proposée. Les listes d’attente à rallonge pour une réservation? Elles impliquent une valeur élevée. Or le client va préférer, à budget égal, un très bon repas plutôt que quatre sorties au resto médiocres», assure Kate Stockman.
Marqueurs de position sociale
En attendant, la classe moyenne lutte du mieux qu’elle peut, en rognant là où ça fait le moins mal. On aura plus vite tendance à acheter des produits de nettoyage d’une marque premier prix qu’un nouveau smartphone bon marché, assure Barbara Briers. D’un point de vue évolutif, le luxe est une sorte de besoin fondamental: en tant qu’humains, nous essayons de nous distinguer à travers des expériences et des choses matérielles. Le luxe est une marchandise de statut, un moyen d’élever votre prestige et de signaler à quelle classe vous appartenez.» Et tant pis si, pour ce faire, il faut payer de plus en plus cher.
«Les produits dits haut de gamme symbolisent les goûts personnels des clients et affichent leur position sociale», décrypte l’outil de veille tarifaire Minderest. Pour qui «si un client potentiel considère que la marque est authentique et possède une valeur intrinsèque, il sera prêt à payer plus cher pour ses produits, même si dans de nombreux cas leur qualité n’est pas supérieure à celle de ses concurrents». C’est que dans le secteur du luxe, le «pricing power», soit le pouvoir de fixation des prix sans que cela n’affecte la demande, règne en maître.
Classe moyenne, un statut en rupture de stock
Mais jusque quand? Le luxe abordable est depuis longtemps une stratégie pour nombre de marques, qui visent à atteindre un public plus jeune et plus aisé, souvent par le biais d’accessoires élaborés. Lunettes de designer ou articles déco d’apparence luxueuse, le procédé a longtemps fait recette dans les secteurs de la mode et du design. Mais il n’est pas certain qu’il s’avère toujours payant dans un contexte où les budgets des ménages fondent comme neige au soleil. La classe moyenne ne sera-t-elle bientôt plus calculée par le secteur du luxe?
«C’est vers ça qu’on se dirige, confirme Kate Stockman. Le marché préfère un public qui est prêt à accepter ses prix. En abandonnant la classe moyenne, les marques font non seulement de meilleurs profits, mais elles élèvent également le statut de leurs produits. L’exclusivité est plus payante. L’écart entre les riches et les pauvres ne fera que s’élargir, donc je ne pense pas que cela changera de sitôt. Nous ne reviendrons plus au marché du passé et nous évoluerons vers de nouveaux espaces dans lesquels nous, en tant que consommateurs, devrons faire des choix d’une manière différente et plus consciente. Je cite toujours une œuvre de Banksy pour expliquer ce mécanisme: Désolé! Le style de vie que vous avez commandé est actuellement en rupture de stock.»
Reste à espérer que contrairement à une autre œuvre de l’artiste britannique, La fille au ballon et sa spectaculaire vente aux enchères, il ne finisse pas par tout bonnement s’auto-détruire.
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