Le sharenting bientôt interdit? Pourquoi le partage de photos de famille en ligne crispe
Si en Belgique, la majorité numérique est fixée à 13 ans, avant cet âge, le partage de photos d’enfants par leurs parents constitue une zone grise propice aux conflits. Entre fierté parentale et honte de leurs ados, reportage dans le terrain miné du sharenting.
«Maman, on en a déjà parlé. Tu ne peux rien poster sans mon consentement.» La phrase, accompagnée d’un concert de soupirs et de roulements d’yeux appuyés, sera probablement familière à qui a déjà eu l’audace de partager une photo de son ado sans lui demander si c’était OK. Sauf qu’en l’occurrence, la remarque avait été postée par Apple Martin en commentaire d’un post Instagram de son illustre mère, Gwyneth Paltrow, ce qui avait évidemment fait les choux gras des médias. L’occasion d’ouvrir le dialogue autour d’une problématique connue de nombreux parents, et d’élargir le débat autour du sharenting: peut-on poster librement des photos de ses enfants? A qui appartient leur droit à l’image, et qui décide avant qu’ils atteignent le cap de la majorité numérique, fixée à 13 ans en Belgique?
Au printemps 2023, la France a ainsi passé la première loi au monde interdisant aux parents de poster des images de leurs enfants sans leur consentement sur les réseaux sociaux. Passée en partie en réponse aux influenceurs pour qui le sharenting est une source de revenus parfois conséquente, la loi prévoit que le partage d’images doit prendre en considération l’âge et la maturité intellectuelle de l’enfant, et que dans le cas d’un désaccord où le parent posterait tout de même malgré le refus de sa progéniture, le papa ou la maman en question pourrait non seulement se voir interdire de poster sur les réseaux sociaux, mais aussi, perdre l’autorité sur le droit à l’image de son enfant, même mineur. Et Bruno Struder, le politicien français à l’origine de la proposition de loi, d’aller plus loin, mettant en lumière la part d’ombre de ces partages a priori gais et innocents en affirmant que 50% des clichés en question finissent sur des forums tenant de près ou de loin à la pédophilie. Une mise en garde déjà partagée tant par Europol qu’Interpol, les deux organisations ayant chacune mis en avant la prévalence de contenu produit par des enfants ou leur proches dans les situations d’abus sexuels en ligne.
Autre pays, autre approche: en Italie, une proposition de loi visant elle aussi le sharenting vient d’être déposée. En substance, celle-ci prévoit que les parents qui tirent le moindre profit de contenu mettant leurs enfants en scène doivent déposer cet argent sur un compte accessible par leur progéniture à sa majorité, et suggère également que dès l’âge de 14 ans, un ado puisse réclamer un « oubli numérique » rétrospectif. Plus facile à dire qu’à faire, à l’ère où le moindre contenu partagé en ligne disparaît dans une toile aux ramifications souvent peu claires?
Pas de gêne, pas de plaisir?
Pour Lucie, c’est pourtant une source de disputes fréquentes avec ses parents car ils ne s’enquièrent jamais de son avis avant de poster des clichés d’elle: «Je pourrais jurer qu’ils choisissent délibérément des photos où je suis horrible. Quand je le leur fais remarquer et que je leur réclame de les enlever, ils font mine de pas comprendre, me disent que je suis souriante et toute belle au naturel, mais pardon, ça ne m’intéresse pas d’avoir des images de moi avec six mentons et limite un bout de salade coincé entre les dents sur les réseaux», s’indigne l’ado.
Un ressenti exprimé par nombre de ses contemporains, l’un d’eux nous ayant confié sous couvert d’anonymat – «pour ne pas faire de peine à mes parents quand même» – qu’à ce stade, les partages parentaux étaient tellement peu flatteurs qu’ils étaient devenus une source de blagues plutôt que de gêne entre lui et ses amis. «En les taguant dessus en mode «matez ce qu’ils ont encore posté» et en riant moi-même de la tête que j’ai dessus, j’anticipe les moqueries qu’il pourrait y avoir s’ils tombaient dessus à l’improviste.»
De tout temps on a voulu montrer des photos de ses vacances, ses gosses… C’est juste la manière de le faire qui a évolué.
Patrick Vernier, président du CSEM
Et pourtant, ainsi que le souligne Yves Collard, formateur en éducation aux médias et spécialiste des questions relatives aux réseaux sociaux pour l’ASBL Média Animation, «il faut arrêter avec l’idée que les parents postent des photos de leurs enfants en faisant exprès qu’ils soient ridicules». Mais comment expliquer ces mises en ligne sans filtres, alors?
Les trophées 2.0 du sharenting
Pour celui qui est lui-même papa solo d’une ado de 15 ans, et reconnaît avoir cédé au gré des années aux sirènes de la parentalité vue par le prisme des réseaux, tout s’expliquerait par le bricolage esthético-identitaire auquel on s’adonne sur ces derniers. «On abreuve nos réseaux de toute une série d’éléments destinés à nous composer une identité mosaïque. De la musique, des blagues, des photos qui renvoient une certaine image de nous, et les parents vont se définir à travers ce qu’ils publient de leurs enfants. C’est aussi pour eux une manière de se rassurer sur le fait qu’ils sont de bons pères et mères, mais aussi de faire comme tout le monde et ne pas être le seul de son groupe d’amis à ne pas diffuser de clichés de sa progéniture. C’est intéressant, parce que d’un côté les parents partagent pour s’intégrer à leurs pairs, mais aussi pour exprimer une différence, montrer que leur môme fait mieux que les autres.»
Des gamins souvent peu ravis de servir de trophées virtuels. Pourtant plutôt douée lorsqu’il s’agit de manier l’objectif, la photographe bruxelloise Lara Herbinia ne poste désormais de portraits de ses mômes qu’après avoir obtenu leur permission au préalable. «Je me suis déjà fait engueuler par mon fils. Cela me frustre, mais je comprends: c’est son image. Depuis, je demande toujours avant et, même si je râle quand mes enfants me disent non, je respecte leur choix… Par contre, j’ai exigé la même courtoisie de leur part!» Salma Haouach, responsable presse d’un parti politique, ne publie pour sa part que des photos de sa fille aînée, «qui a déjà une identité numérique. La cadette n’est pas encore sur Instagram, donc je ne la montre pas».
Et si sa fille accepte d’apparaître sur le «feed» maternel, pas question de la taguer pour autant: «C’est intéressant parce que mon compte reprend mon nom et mon prénom, alors qu’elle, elle poste sous un pseudo. Ça lui permet de préserver une partie de son identité, d’autant que je suis exposée publiquement et politiquement.» Une exposition qui a parfois poussé Salma à retirer des photos de sa famille lorsqu’elle a vu ces dernières diffusées sur Twitter «pour soutenir les thèses racistes de certains haters». Et si tout le monde n’est pas ainsi pris pour cible, cela n’empêche pas certains parents de refuser tout partage par prudence.
Entre craintes réelles et fantasmées
Judith, décoratrice et maman de Camille, 6 ans, et Elise, 5 ans, assure que ses deux filles «feront ce qu’elles veulent de leur image quand elles en auront l’âge, mais pour nous, le partage c’est non. J’ai peur de la manière dont ces clichés pourraient être utilisés. Je suis sûrement parano, mais je crains que les gens se les échangent en privé. Il faut bien admettre que même si c’est mesquin, on le fait tous, genre «oh la pauvre petite, elle a le pif de son père»… J’ai peur aussi que ça puisse se retrouver sur des réseaux pédophiles, hors de question de poster des photos d’elles en petite culotte».
Même crainte chez Marine, qui confie: «Le fait de perdre le contrôle sur la destination des photos que je publie m’inquiète vraiment.» Et pourtant, à ce sujet, Patrick Vernier, président du Conseil supérieur de l’éducation aux médias (CSEM), se veut rassurant. «Il faut distinguer les fantasmes des risques réels. Est-ce que concrètement, poster un instantané de votre bébé qui prend son premier bain tout nu est dangereux? Certains vont y voir l’ombre de pédophiles s’emparant du cliché et dire «oui», ce qui tient plutôt de la crainte fantasmée. Le risque réel, par contre, est de se voir reprocher un jour par ses enfants d’avoir rendu public ce qui relève de l’intimité.»
Et d’en profiter cependant pour inviter à «arrêter de culpabiliser les parents par rapport à ce sharenting. C’est normal d’utiliser les réseaux pour partager les petits moments de la vie quotidienne parmi leurs proches. D’ailleurs, tout dans la logique de Facebook, Instagram et Cie incite au partage, à l’échange de photos… C’est difficile de ne pas s’inscrire dans cette dynamique, d’autant que de tout temps on a voulu montrer des photos de ses vacances, ses gosses… C’est juste la manière de le faire qui a évolué». Avec tout ce que cela implique de ressentis négatifs pour les principaux concernés.
Car si avant l’ère du numérique, celui ou celle qui aurait poussé une gueulante parce qu’on avait montré une photo argentique de sa communion à Tatie Micheline serait passé pour un olibrius, désormais, le public est plus grand, tout comme l’impact suscité par le partage.
L’autre fracture numérique
«L’enfant ou l’adolescent peut ressentir de la trahison suite au non-respect de sa vie privée et de ses droits, met en garde la psychologue liégeoise Jennifer Moers. Certains jeunes vivent également un sentiment de gêne a posteriori. En effet, dans certains cas, les parents ont pu poster des images jugées embarrassantes, les ados en particulier étant agacés par les photos qui les offrent en spectacle bébés dans des situations gênantes.»
Et de rappeler que «même si certaines situations peuvent paraître «drôles» du point de vue du parent (par exemple un petit qui fait une colère jugée inappropriée par l’adulte), il ne faut pas oublier que l’enfant, lui, dans ce moment-là, vit quelque chose d’intense pour lui et qui a du sens. Cette mise en spectacle peut être perçue comme une humiliation dans le chef de ce dernier». Humiliation, gêne, trahison… Tout ça pour ça?
Et pire encore! «L’enfant qui se rend compte que son avis est outrepassé et que ses droits ne sont pas respectés peut développer la croyance généralisée que ses besoins et ressentis ne sont pas pris en considération. Il peut ne pas se sentir reconnu, voire incompris. Dans ce genre de situations, il est important de se montrer attentif car un fossé au niveau de la communication peut rapidement se creuser entre parents et enfants, y compris sur bien d’autres sujets que le simple partage sur les réseaux.» Un gouffre dans lequel Valérie-Anne Waroux, DRH et maman de deux fils de 16 et 8 ans, veille à ne pas basculer.
Trop la honte
«Petit, mon aîné était ravi que je poste des photos de lui, mais maintenant il ne veut plus, surtout que Facebook est «pour les boomers», donc je vous laisse imaginer la honte pour lui… Je crois que ça le gênerait moins si je le déposais à l’école en criant «Bonne journée mon cœur, gros bisous de maman» devant tous ses amis», rit celle pour qui la progéniture ne doit pas devenir un objet dont la fonction première est de nourrir l’ego parental. Plus facile à dire qu’à faire? «Il y a une nécessité de mettre les liens en narration», concède Yves Collard, qui avoue dans la foulée être lui aussi tombé dans le piège.
«Quand ma fille avait 5 ans, on est passés devant la vitrine d’un coiffeur où une dame avait des papillotes sur la tête. Ma fille a rigolé, mais quand j’ai partagé l’anecdote en ligne, j’ai ajouté qu’en plus elle avait demandé de quelle planète la dame venait. Les réseaux nous poussent à ce genre de pratiques, ils nous offrent non seulement l’opportunité de crier au monde entier que les fées se sont penchées sur le berceau de nos rejetons, mais en plus, qu’on est le genre de parents qui arrivent à exploiter ce don du ciel.»
Et si on veut éviter que le conte de fées public se transforme en cauchemar dans la sphère privée? «Il s’agit d’un sujet qui doit être discuté très ouvertement en famille dès que l’âge de l’enfant le permet», conseille Jennifer Moers, pour qui un bambin de 4 ou 5 ans est déjà en mesure de dire si une photo de lui lui plaît ou non, et peut donc manifester son sentiment quant à la diffusion de celle-ci. Et la psychologue d’assurer qu’établir un consensus à la maison est l’attitude la plus pertinente.
«Il est important de s’assurer des ressentis de chacun et de vérifier que cela soit clair, car chaque membre du foyer va regarder les choses selon sa propre fenêtre de perception. Cela donnera une ligne directrice claire à suivre et évitera de tomber dans le piège des suppositions, car l’enfer est pavé de bonnes intentions: j’ai déjà eu l’occasion de rencontrer des jeunes patients qui étaient embarrassés que papa-maman exposent leurs exploits sur Internet, alors que du côté des parents, j’entendais qu’ils pensaient faire plaisir à leur enfant en montrant qu’ils étaient fiers de lui.»
Nul doute qu’en diffusant une photo de son aînée sur les pistes de ski, Gwyneth Paltrow ne s’attendait pas à se faire rabrouer au vu et au su de la terre entière… «Même si un ado aime ses parents, il est forcément aussi un peu gêné d’eux en public, et il n’a pas nécessairement envie de ces déclarations virtuelles. Ce qui pose problème n’est en général pas tant la photo que le fait que ce soient les parents qui la publient», décrypte Yves Collard. Pour qui, en cas de problème, et bien qu’une majorité numérique soit établie, il ne s’agit pas de tergiverser si un conflit se présente.
«Si une publication divise, c’est l’enfant qui a raison et la décision que ses parents postent ou non des photos de lui lui revient, quoi que ceux-ci puissent en penser. L’enfant a le droit à avoir la maîtrise de son image.» Laquelle, comme le linge sale, fait bien d’être parfois confinée au cadre familial.
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