Ode aux vocaux

© karel duerinckx
Lisette Lombé

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Lorsque je rentre d’une marche comme celle de ce matin, je serais bien incapable de vous lister dix détails magnifiques qui font que le paysage d’aujourd’hui n’est pas semblable à celui d’hier. Aujourd’hui, pas de couple d’octogénaires qui font des abdos sur un banc et qui me donnent envie de vieillir amoureuse, pas de panneau avec le nombre de vélos qui ont emprunté ce tronçon de halage depuis le début de la journée ou le début de l’année, pas de carton avec écrit dessus, en lettres colorées et enfantines: «bar à eau pour chiens gentils».

Aujourd’hui, je rentre d’une marche de travail. Je suis comme l’actrice d’une série américaine, PDG workaholic d’un célèbre magazine de mode, qui répond à ses appels en marchant sur un tapis roulant, dans son bureau de Manhattan. D’une pierre deux coups. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Le temps, c’est de l’argent. Autant d’expressions prêtes à être dégainées comme des excuses si quelqu’un devait me faire remarquer que cela n’a pas beaucoup de sens de se balader en forêt avec son téléphone. Ça rime à quoi de croiser des arbres sans prendre le temps de les saluer? Ça dit quoi de mon rapport au monde d’enchaîner les réunions à ciel ouvert sans même regarder les mouvements des nuages?

De quel message laissé par l’un de vos proches sur votre boîte vocale vous rappelez-vous avec acuité?

Je repense à ces grandes photographies de bambous, commercialisées pour apporter une touche de sérénité dans des open spaces déshumanisés ou des couloirs aseptisés. Décor de nature, illusion de verdure. Faire comme si. Sans odeurs, sans caresses du vent, sans insectes libres. Effacement de la frontière entre vie privée et vie professionnelle, effondrement des travailleurs qui se sont crus indispensables au ronronnement du système. Pourquoi acceptons-nous si docilement les demi-sensations et les relations artificielles?

Je tente de me déculpabiliser en me disant que, durant cette sortie, j’ai quand même aussi donné deux coups de fil avec le cœur. Rien à voir avec le travail! Deux longs messages de près de dix minutes chacun. Sincères et doux. Mes proches ont l’habitude de ces tartines vocales, comme je les appelle. Etranges messages qui encouragent sans attendre de réponse en retour, qui informent pour le plaisir du partage, qui s’épanchent d’une traite, déposent sans besoin de soutien immédiat, qui s’écoutent quand on peut, qui s’écoutent quand on veut, sans urgence. Tartines dans le calme des dimanches matins, tartines des débuts de semaines, tartines de l’aube, tartines des dernières forces de la journée, tartines des insomnies.

Les vocaux, c’est un peu la version moderne des messages laissés sur les anciens répondeurs des téléphones fixes. J’aime beaucoup ces conversations en différé. On est voix enrouée ou voix émue. On est intonation singulière, accent familier, mots sur le bout de la langue, lapsus. On est ailleurs et toujours là.

Je ne remercierai jamais assez ce collègue rappeur qui, un jour d’automne, prit le temps de m’expliquer pourquoi il préférait ce type de communication à l’envoi de mails. Plus rapide, plus chaleureux, moins d’insécurité linguistique car plus cette idiote peur des fautes d’orthographe, peur d’être jugé pour un mauvais accord du participe passé.

Je me revois, malhabile lors de mes premiers envois, lâchant trop tôt la touche, parlant dans le vide, devant m’y reprendre à plusieurs fois pour envoyer mon message, maugréant contre la technologie. Ça me prenait tellement de temps que ça en devenait risible.

Aujourd’hui, même si je suis une femme de lettres et de mots, même si j’adore écrire, laisser et garder trace, même si je suis une nostalgique des échanges épistolaires, je ne pourrais plus revenir sur mes pas.

Petite question. De quel message laissé ainsi par l’un de vos proches sur votre boîte vocale vous rappelez-vous avec acuité? Message peut-être grave et chargé, peut-être joyeux et léger mais saisissant de vérité. Message qui annonce une naissance, l’obtention de papiers, un bouquin signé dans une maison d’édition prestigieuse, un cancer, un tremblement de terre en Turquie. Message qui tombe à pic ou goutte qui fait déborder le vase. Message-baume au cœur ou message-crève-cœur mais message droit au cœur.

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