« Je ne rentre plus dans le moule, je l’ai fait toute ma vie, désormais, je refuse »: Rencontre avec Astrid Ullens de Schooten Whettnall, la baronne collectionneuse

Astrid Ullens de Schooten Whettnall, la fondatrice de la Fondation A , Bruxelles par Laetitia Bica
© Laetitia Bica
Anne-Françoise Moyson

La collectionneuse octogénaire ne porte pas son titre de baronne en écharpe. Elle préfère, avec son énergie phénoménale, consacrer son temps à valoriser et aider les photographes, tous genres confondus. Si elle a volontairement installé sa Fondation A dans un quartier populaire de Bruxelles, c’est pour décloisonner les mondes. Elle fête aujourd’hui les 10 ans de cette institution avec une exposition engagée, pointue et de très haute qualité sur les Regards de Femmes.

Les femmes photographes osent plus. Elles sont plus engagées que les hommes. Elles vont plus profondément au cœur du sujet. Et elles n’hésitent pas à parler de leurs problèmes. Ce qui me touche particulièrement, c’est la qualité du travail et l’exigence. Judith Joy Ross est pour moi la plus grande technicienne au monde: elle développe ses photos à la lumière, selon l’intensité qu’elle veut donner, elle les baigne ensuite dans des bains d’or ou d’argent, c’est un procédé très compliqué. Il y a dix ans, j’ai inauguré la Fondation avec cette immense portraitiste américaine, la boucle est bouclée, puisqu’elle est à nouveau exposée. Bien sûr que je l’ai rencontrée, j’ai des relations avec mes artistes, je pourrais presque dire que ce sont mes petits-enfants ou mes amis.

‘Je ne rentre plus dans le moule, je l’ai assez fait toute ma vie. Désormais, je refuse.’

On ne prend presque plus le temps de regarder. Ni d’apprendre à regarder. Je collectionne surtout les photographies petit format dans lesquelles il faut véritablement entrer, contrairement au grand format qui est à la mode aujourd’hui. Et je préfère les séries, qui expriment mieux le travail de l’artiste. J’aime m’asseoir et regarder mes photos. Et je vois que ma collection est cohérente. Je l’ai compris quand j’ai été invitée d’honneur à Paris Photo en 2019. C’était assez bizarre, je me suis sentie très petite fille, un peu comme Alice au pays des merveilles, étonnée, émerveillée et toujours avec ce sentiment d’insatisfaction.

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Quand on est exigeant, on est assez intolérant avec soi-même. A mes yeux, rien de ce que je fais n’est jamais assez bien. Peut-être est-ce parce que l’on nous demande d’assumer plusieurs rôles à la fois – il faut être femme, mère, maîtresse, épouse, cuisinière… L’exposition L’Amérique Latine Eraflée en 2021 a été un déclic, elle était exceptionnelle de qualité. Je me suis alors demandé pourquoi j’étais si dure avec moi-même. Maintenant j’ose dire que c’est de qualité. Mais cela a pris du temps, j’ai 84 ans tout de même.

Il faut parfois partir pour se sauver. Je me suis mariée très jeune, j’avais 21 ans. J’ai choisi quelqu’un qui n’était pas de mon milieu, j’ai tout fait à l’envers. J’ai eu le courage de le quitter à 70 ans. Je savais que j’allais me taper un cancer si je restais. Je suis partie avec trois valises, un dimanche, pour que le personnel ne soit pas au courant, sinon j’aurais dû tout expliquer… Mais expliquer, c’était critiquer ce qu’était ma maison de famille, je ne le désirais pas.

Je viens d’une tribu de femmes. Par hasard, tous les hommes sont morts très jeunes et étrangement, ces femmes n’ont pas vraiment laissé de traces alors qu’elles étaient exceptionnelles. Ma grand-mère tenait salon à Bruxelles, elle était l’une des meilleures amies de la reine Elisabeth, elles étaient toutes deux autrichiennes. J’y ai rencontré des gens extraordinaires, des chefs d’orchestre et des musiciens, tels qu’Herbert von Karajan, Elisabeth Schwarzkopf ou Nikita Magaloff. Ils m’ont transmis l’exigence du beau.

Le sens du toucher est essentiel pour tout être vivant. Pour son développement et pour sa survie. J’ai été massée plus que jamais quand j’étais seule, j’ai alors découvert l’importance du toucher. Depuis, j’ai pris l’habitude de masser mes petits-enfants avant qu’ils s’endorment. Ils m’appellent «Mamy cool» ou «Mamy massage». Et tandis que je les masse, ils savent qu’on peut aborder tous les sujets, que l’on peut parler de tous les problèmes qu’ils rencontrent et que je ne serai jamais dans la critique ou le jugement… Ces nuits-là, ils ne font jamais de cauchemar.

La liberté, c’est faire ce que l’on aime. Et en ce qui me concerne, c’est faire ce que j’aime malgré ce que pensent les gens. J’ai acquis ma liberté chèrement mais je l’ai, et c’est un privilège. Je ne rentre plus dans le moule, je l’ai assez fait toute ma vie. Désormais, je refuse. Les regrets, cela vous fait descendre dans la cave. Je les abandonne donc, mes regrets. Si je suis ce que je suis, c’est parce que j’ai vécu et grâce à ce que j’ai vécu.

Regards de Femmes,Fondation A, 304, avenue van Volxem, à 1190 Bruxelles. fondationastichting.com Jusqu’au 18 décembre.

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