Comment les disputes nous font grandir

Interview avec le philosophe Maxime Rovere pour son dernier livre sur les disputes
La Guerre des Rose, 1989. © Belga Image
Isabelle Willot

Dans un essai passionnant, le philosophe Maxime Rovere se penche sur les mécanismes à l’œuvre dans ces échanges où le ton monte sans que l’on puisse réellement expliquer ce qui les a déclenchés. Et nous démontre qu’aussi douloureuses soient-elles, les disputes peuvent aussi nous faire avancer.

Elle arrive presque toujours là où on l’attend le moins. Peut-être même surtout dans ces moments où tout semblait avoir été prémédité pour toucher à la perfection. Ou du moins à l’idée que l’on s’en fait. Jusqu’à ce petit détail – un verre qui se casse, une requête oubliée, une phrase mal interprétée – qui va nous entraîner, sans que nous en ayons sur le moment la pleine conscience, dans une escalade verbale totalement incontrôlable. «En nous retournant sur des querelles passées, ne sommes-nous pas saisis d’avoir vécu des émotions si intenses, des échanges si terribles, pour ce qui apparaît souvent comme ridicule ou évitable, questionne le philosophe Maxime Rovere dans l’essai (*) qu’il vient de consacrer à l’étude minutieuse des petites mécaniques du conflit qui semblent gouverner nos vies aussi sûrement que la loi de la gravitation universelle.

Que l’on chicane à la maison au sujet d’une poubelle pas sortie ou sur Twitter avec un inconnu dont on ne partage pas les opinions, le schéma semble toujours le même: les échanges s’accélèrent sans que l’on ne s’écoute plus vraiment et dégénèrent en rapport de force dont le seul objectif consiste finalement à faire taire l’autre. Serions-nous donc programmés pour nous disputer? Plutôt que de décortiquer a posteriori des liens de causalité souvent douteux qui nous poussent avant tout à chercher un coupable unique, Maxime Rovere nous rappelle que rien de ce qui fonctionne sur la terre ne marche tout à fait bien. Et qu’il en va de même avec l’amour, l’amitié et tous les genres d’affection. «L’ironie sournoise, le silence obstiné, les accusations amères, les hurlements ou les chaudes larmes font partie de leur répertoire, pointe-t-il. Et pour cette raison, la souffrance et l’attachement à la souffrance (la rancœur, la rancune, le ressentiment…) font également partie de son registre d’expériences.» Se pourrait-il alors, si l’on en comprend mieux les rouages, que l’on puisse dans certaines circonstances en tirer avantage? Explications.

La dispute, mise en scène au théâtre ou au cinéma.
La Dispute de Marivaux, par la Comédie-Française, 2009. © Raphael GAILLARDE/Gamma-Rapho via Getty Images

La dispute ne date pas d’hier – Marivaux en a même fait une pièce – pensez-vous que l’on se dispute davantage aujourd’hui qu’hier?

Oui, d’abord parce qu’on se parle plus qu’avant. Progressivement, mais trop lentement, les violences physiques deviennent inacceptables dans les couples et dans les familles. Les femmes apprennent à ne pas céder aux pressions, les hommes à mieux exprimer leurs sentiments. Donc beaucoup d’entre eux ne se blessent plus qu’en paroles. Ensuite, nos interactions ont été démultipliées par la technologie: peu de minutes s’écoulent sans qu’on écrive ou qu’on reçoive des e-mails, des textos, qu’on se laisse happer par les réseaux, etc. Dans ce contexte, la communication est tellement accélérée qu’elle ouvre grand la porte aux malentendus: plus il y a de petites interactions, plus il y a de micro-conflits. Enfin, nous avons devant nous des défis écologiques et sociaux à relever qui demandent une grande implication et qui suscitent de fortes résistances. Donc, n’importe quelle discussion tourne très vite à l’affrontement. Mon rôle de chercheur en philosophie est de donner des éléments pour sortir de là grandis, et non diminués.

Vous n’hésitez pas à parler de posture… Pourquoi nous sentons-nous en permanence agressés? Est-ce parce que le monde autour de nous nous est devenu vraiment hostile?

Toute expérience humaine est le fruit d’une interaction entre un événement et des manières singulières de l’aborder. Or, nos façons de sentir ne dépendent pas mécaniquement de nos déterminismes sociaux, ni de notre psychologie individuelle, ni de la nature des événements. C’est le produit interactionnel de tout cela et de bien d’autres choses. Donc, «positiver» tout ce qui nous arrive serait absurde: il y a des choses tristes qu’il faut admettre, et des choses graves qu’il faut empêcher. Mais l’idée qu’individuellement, on n’y peut rien, est tout aussi fausse. Mon travail vise à identifier les leviers qui nous aident à changer la façon dont nous abordons les événements – ce que j’appelle donc une posture – afin de voir comment les orienter vers le mieux.

‘Une dispute est un moment d’ambivalence critique, qui peut s’avérer très fructueux ou très douloureux – et très souvent, les deux.’

Existe-t-il une différence entre une dispute «privée» avec un proche et les disputes «publiques» qui s’affichent sur les réseaux?

Avec un proche, les prétextes les plus superficiels révèlent des mouvements de fond. Quand un couac se produit (lié à une tromperie, à un comportement irritant, à une phrase déplacée) et qu’il entraîne une crise dans un couple ou dans une famille, les agents de tout le système se donnent l’occasion d’avancer les uns les autres. Une dispute est donc un moment d’ambivalence critique, qui peut s’avérer très fructueux ou très douloureux – et très souvent, les deux. Avec des inconnus en revanche, notamment sur les réseaux, les disputes sont encouragées par l’anonymat, par la brièveté des échanges, par un médium fait pour impliquer les utilisateurs. Mais tous les systèmes qui engendrent des conflits autour de nous ne le peuvent que lorsqu’ils rencontrent des brèches dans notre propre système. Donc, au lieu de blâmer les réseaux sociaux, on peut y trouver une occasion de s’interroger sur sa relation à sa propre intimité, à son propre corps, à son environnement immédiat, à ses proches.

Le titre de votre livre sous-entend que la dispute fait du mal à des gens à qui l’on veut pourtant du bien. Pourquoi est-ce si explosif dans la sphère privée? Est-ce forcément négatif? Au moins on ne reste pas sur le non-dit…

Les disputes se produisent, de fait. On n’a ni à faire leur éloge, ni à les dénoncer. Quand on réfléchit à ces événements en termes d’interactions et de système, on découvre que les intentions – bonnes ou mauvaises – ne jouent pas un rôle aussi important qu’on le croit. Dès qu’on se pénètre de cette réalité très contrariante pour notre ego, la question de la responsabilité de nos actes et de nos paroles, si cruciale dans les disputes, se transforme. Si nous disons et faisons des choses non conformes à nos intentions, d’où viennent-elles? Est-ce qu’on peut encore les juger? Comment? Et lorsqu’elles nous font mal sans être hors la loi, faut-il les pardonner? Telles sont les questions que j’explore, en tâchant toujours de ne pas présumer à l’avance de ce qui est bien ou mal.

Quels sont les ressorts d’une dispute?

Une dispute commence par une anomalie qui la déclenche. Cela peut être n’importe quoi. Ensuite, cette anomalie va interférer avec un système d’interactions qui définit autant un individu qu’un couple, une famille, une entreprise ou une société – et faire tendre ces systèmes, à toutes les échelles, vers leurs contradictions. Il serait d’ailleurs juste de dire que ces contradictions appellent et favorisent statistiquement la survenue des anomalies afin qu’une crise permette d’explorer des incohérences systémiques. Ainsi, la dispute n’est plus identifiée à son prétexte, ce qui est culpabilisant (on se dit toujours «c’est trop bête», etc.) mais comme une occasion d’explorer des dimensions à rebours de l’identité des agents. Autrement dit, chaque dispute met en crise les identités qu’on attribue à soi et aux autres, et même les normes de ce qu’on estime acceptable ou non dans un couple, dans une famille, etc. La crise donne l’occasion d’interroger ces normes, quitte à conclure par la rupture.

La Zizanie, avec Annie Girardot et Louis de Funès, 1978.
La Zizanie, avec Annie Girardot et Louis de Funès, 1978. © BELGA IMAGE

Quand quitte-t-on l’argumentation pour basculer dans la dispute? Lorsque l’on perd ses moyens? Que le ton monte?

Chacun réagit à sa manière. Certains hurlent, d’autres chuchotent, les uns pleurent, les autres somatisent. Avant cela, il y a deux signaux d’alerte: quand les échanges accélèrent, qu’on parle plus vite, c’est le signe que le dialogue cesse de viser à la communication et tend à devenir un rapport de force. Ensuite, il y a différents seuils qui marquent la perte de contact entre les interlocuteurs. Chacun a l’impression de ne pas être compris. Puis, l’effort pour être entendu submerge le souci de comprendre l’autre. Enfin, on veut moins être entendu que faire taire la contradiction. Et la dernière étape est celle où «il faut que ça sorte», alors qu’on a oublié ce qu’il s’agit de «faire sortir». Cette gradation ne signale pas seulement la montée en intensité des émotions. Il s’agit d’un naufrage interactionnel: c’est un moment où l’on désespère de communiquer ensemble, de sorte que chaque individu est renvoyé à sa solitude au moment même où il est «hors de soi». C’est une souffrance très grande parce qu’elle est dynamique: plus on désespère de ses propres forces, plus on les laisse se perdre.

‘On peut embrasser les crises comme des phénomènes naturels, semblables à l’alternance des saisons.’

Faut-il différencier insulte et dispute, notamment sur les réseaux? On dirait que sur Twitter notamment, il n’y a aucune place pour la réconciliation… parce qu’à la base – contrairement au cercle familial – il n’y a pas d’amour ou d’affection?

Les réseaux sociaux sont des entreprises privées qui monétisent notre attention ; ils n’ont pas vocation à organiser des échanges fructueux. Les interactions y sont d’autant plus fragiles qu’elles sont très artificielles: on se parle souvent sans se connaître, sans se voir, et l’on peut disparaître en une seconde. Cela favorise l’agression, mais pas la conversation ni le pardon, qui appartient à une temporalité beaucoup plus lente. La réconciliation est rendue inutile, puisqu’il suffit de rompre le contact.

Peut-on toujours les éviter?

Le seul moyen d’éviter les disputes est de n’avoir aucune interaction, autrement dit de ne pas être en vie. On peut chercher la paix en se retirant du monde. Mais on peut aussi embrasser les crises comme des phénomènes naturels, semblables au tonnerre ou à l’alternance des saisons. Certaines conditions favorisent le pire, d’autres le mieux. Donc, il ne s’agit pas de refuser les disputes, d’enfouir le négatif, ni d’exprimer le négatif à tout prix, mais de gérer ensemble la manière dont nous vivons nos vulnérabilités, intriquées les unes dans les autres.

Est-ce qu’une dispute, c’est forcément un feuilleton en plusieurs épisodes? Que l’on reprend là où on l’avait laissée?

Oui, pourquoi pas? Une dispute révèle à tous les agents que chacun a des choses à apprendre sur soi – pas à titre individuel, mais comme agent d’un système qui le traverse – et que tous ceux qui laissent perdre cette opportunité s’en repentiront. Pourquoi? Parce que si elle est tellement précieuse, ce n’est pas qu’elle soit unique. Au contraire, c’est parce qu’aussi longtemps qu’on la laissera passer, systématiquement, elle reviendra. Le caractère cyclique des disputes vient du fait que notre système tend à les reproduire tant que les brèches ne seront pas explorées.

Doit-on admettre que la dispute fera forcément partie de la relation amoureuse? Est-ce encore plus difficile à accepter aujourd’hui où l’on ne montre que les facettes positives du couple sur les réseaux sociaux?

On a tendance à penser l’amour comme une expérience seulement plaisante et heureuse, et à croire que nous choisissons nos partenaires – amours ou amis – selon des critères positifs: des êtres sensibles, intelligents, à l’écoute, etc. En réalité, ce que nous appelons nos défauts ou nos faiblesses, que je préfère nommer nos «brèches», s’appellent les unes les autres. Les individus qui s’associent entre eux ont des choses à s’apprendre. Ce qui nous aimante chez quelqu’un que l’on aime n’est donc pas seulement ce qui nous «attire», mais aussi ce qui nous «irrite» (et qui n’irriterait pas quelqu’un d’autre). En ce sens, nos proches sont nos miroirs. Cela n’est pas un encouragement à revenir sans cesse à son propre nombril et à s’interroger sur son petit individu (le biais des approches centrées sur la psyché ou sur la personne), mais plutôt à explorer des vulnérabilités qui circulent entre les individus. Quand on apprend à les mettre en partage, quelque chose se débloque. Pour cela, se mettre les idées au clair en lisant un peu de philosophie, c’est souvent salvateur!

(*) Se vouloir du bien et se faire du mal. Philosophie de la dispute, par Maxime Rovere, éditions Flammarion.

Maxime Rovere, photo : Pascal Ito © Flammarion

Maxime Rovere (46 ans)
– Maxime Rovere est un philosophe, écrivain et traducteur français. Diplômé de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole du Louvre, cet agrégé et docteur en philosophie partage ses recherches entre l’histoire de la philosophie et l’anthropologie de l’art contemporain.
– Il est reconnu comme l’un des spécialistes de Spinoza auquel il a consacré de nombreux ouvrages dont un roman historique intitulé Le Clan Spinoza.
– On lui doit aussi plusieurs réécriture de classiques de la littérature jeunesse, comme MowgliAlice racontée aux petits ou Peter Pan.
– En 2019, il publie Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même, ouvrage plus humoristique parodiant les livres de développement personnel.
– Dans Philosophie de la dispute, sorti fin 2022, la philosophe français nous invite à nous pencher sur nos vulnérabilités.

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