Comment (et pourquoi) profiter des fêtes de fin d’année même quand tout va mal

Comment profiter des fêtes de fin d'année quand tout va mal? Getty Images
Comment profiter des fêtes de fin d'année quand tout va mal? Getty Images
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Associées au partage et à la joie, les fêtes de fin d’année peuvent aussi être source d’angoisse, surtout quand le monde tout entier semble aller mal. Et si, loin de gâcher le plaisir, cela incitait justement à profiter encore plus de la période?

François Gemenne est perplexe. Bien qu’en théorie tout disposé à répondre à nos questions, le politologue et chercheur belge, spécialiste des migrations climatiques, s’interroge: «Les fêtes de fin d’année sont-elles vraiment source de stress?»

La réponse, un «oui» retentissant, trouve un écho dans tellement de scénarios différents qu’un instant, la parole nous manque. Aux sources de stress plus légères, de l’élaboration du menu du réveillon au choix des cadeaux «parfaits», s’ajoutent ainsi myriade de préoccupations plus profondes, allant de ce que ces réunions de famille peuvent réveiller comme sentiments négatifs quand l’entente n’est pas au beau fixe, à la difficulté de traverser une période remplie de repas festifs quand on souffre d’un trouble du comportement alimentaire, pour ne citer que quelques exemples.

Auxquels s’additionnent, en 2024 plus que jamais ces dernières années, des angoisses bien réelles. Les images de dévastation à Gaza ou en Ukraine se superposent à celles de l’Espagne ravagée par des inondations qui rappellent l’accélération périlleuse du changement climatique, le tout surmonté des visages de Donald Trump, Vladimir Poutine, Kim Jong-Un et leur cohorte de leaders de puissances d’autant plus menaçantes que leurs têtes d’Etat semblent parfois avoir perdu la tête. Saupoudrez le tout d’un recul du droit à l’avortement dans certains pays où il était acquis de longue date, d’une hausse des attaques antisémites en Europe et d’une dédramatisation dangereuse de la transphobie, et le tableau se complète encore.

Oui, les fêtes peuvent être stressantes en tant que telles, mais pour certaines personnes, particulièrement sensibles au contexte ambiant, elles sont en 2024 carrément anxiogènes.

Voire même, source de honte: n’y a-t-il pas quelque chose d’obscène à gober des zakouskis à la lueur du sapin alors qu’il y a tant de souffrance dans le monde?

(Dé)culpabiliser

A moins d’être prêt à vous faire rabrouer, mieux vaut éviter de poser la question à François Gemenne.

«Il ne faut pas être indécent non plus. Des centaines de personnes viennent de perdre la vie dans les inondations de Valence. Il faut regarder autour de soi et relativiser un peu son ressenti. Et si des gens se sentent coupables de fêter la Noël vu le contexte, et bien qu’ils ne la fêtent pas», s’emporte le politologue dont l’opinion tranchée (certains diront tranchante) a au moins le mérite de cadrer d’emblée le débat.

En effet, que ce soit parce qu’on craint de croiser X ou Y au réveillon, ou bien à cause de la terreur que suscite en nous l’état du monde, au fond, y a-t-il même lieu de tergiverser? Ou de consacrer un article tout entier au sujet, alors qu’il suffit simplement de faire l’impasse sur le repas du 24 si, cette année, on n’a pas le cœur à la fête?

Ce n’est pas si simple, et notre politologue lui-même en convient. Confiant «ne pas accorder la même importance aux fêtes de fin d’année que la plupart des gens», il voit dans la culpabilité ambiante… une tentative de déculpabilisation.

«On se déculpabilise en disant qu’on se sent coupables, parce qu’on est prisonniers d’un système d’injonctions contradictoires. D’un côté, les gens, et je m’inclus dedans, se disent préoccupés par le changement climatique et soucieux de changer leur mode de vie, de l’autre, ils sont souvent incapables de le faire, parce qu’ils sont pris dans un système qui encourage certains comportements, surtout en cette période.»

Suffirait-il, alors, de faire preuve de plus de sobriété dans ses achats, et d’adopter une approche durable pour passer ces moments l’esprit plus léger? Là aussi: pas si simple.

«Je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur axe d’action, parce que cela revient encore à placer l’approche du changement climatique sous l’angle du renoncement à des choses qui nous font plaisir. Je pense que c’est assez contre-productif, particulièrement durant les fêtes», pointe encore notre politologue. Qui invite plutôt à accueillir à bras ouverts l’angoisse qui nous étreint, pour mieux aborder le futur de manière apaisée. «L’information sur le climat est toujours plombante et remplie de mauvaises nouvelles. On doit accepter que tant qu’on n’aura pas atteint la neutralité carbone, la situation va continuer à s’aggraver. Une fois qu’on l’accepte, ça permet de normaliser les mauvaises nouvelles, mais aussi de prendre plus conscience des signaux positifs, comme la hausse des investissements dans les énergies renouvelables, par exemple.»

Un sujet à aborder à l’apéro si la conversation commence à un peu trop ressembler à une convention de complotistes?

Du tragique au sublime

Le parti pris d’accepter la négativité en choisissant de se concentrer malgré tout sur le positif est en tout cas partagé par Alexandre Lopez Vela, chargé de communication pour Prisme, la Fédération wallonne LGBTQIA+.

«En 2024, le bilan des droits LGBTQIA+ reflète une année contrastée, marquée par des avancées encourageantes mais aussi par des reculs inquiétants», note-t-il. Ainsi l’Irak et le Ghana ont-ils adopté des lois criminalisant sévèrement les relations homosexuelles, tandis que plus près de chez nous, la Bulgarie et la Géorgie ont imposé des restrictions limitant l’enseignement des questions LGBTQIA+. Aux Etats-Unis, le retour au pouvoir de l’avant-dernier locataire de la Maison-Blanche laisse quant à lui «craindre le pire pour les droits des personnes transgenres», alerte notre interlocuteur. Qui pointe néanmoins qu’en Belgique, «malgré cette dynamique internationale contrastée, des avancées notables ont vu le jour».

Et de citer l’interdiction des thérapies de conversion, mais aussi la participation officielle de l’Etat belge à la Pride de Bruxelles, ainsi que l’engagement du pays pour les droits LGBTQIA+ sur la scène internationale, grâce à son Plan d’action fédéral visant une société plus inclusive. Autant de raisons de trinquer en cette fin d’année? «Dans ce contexte d’avancées et de menaces croissantes, la communauté LGBTQIA+ reste déterminée à résister et à célébrer ses victoires, tout en gardant une vigilance constante. La lutte pour les droits et l’inclusion continue, malgré un monde où la cohabitation du tragique et du sublime semble plus intense que jamais», souligne Alexandre Lopez Vela.

Il prend également le temps de rappeler que «les fêtes de fin d’année sont souvent chargées en émotions pour de nombreuses personnes. C’est un moment où l’injonction à célébrer, en particulier avec sa famille, est omniprésente. Pour la communauté LGBTQIA+, cette période peut être une source d’angoisse pour plusieurs raisons».

Parce qu’ils ne sont pas «out» auprès de leur famille, par exemple, ou bien justement parce que leur coming out a causé une rupture avec celle-ci. Sans compter qu’en 2024 plus que jamais, «les personnes LGBTQIA+ peuvent ressentir une pression implicite à «éduquer» leurs proches ou à défendre leur communauté. Face à des questions ignorantes, parfois hostiles, elles se sentent poussées à expliquer ou justifier leur existence, ce qui ajoute un poids émotionnel supplémentaire lors de ces rassemblements censés être festifs et légers.»

Pourtant, assure-t-il, «il reste important de marquer le coup, même modestement ou de manière adaptée, car les rituels de célébration, surtout en fin d’année, jouent un rôle essentiel dans notre bien-être individuel et collectif. Ces moments nous permettent d’établir des repères temporels, en marquant la fin d’une période et le début d’une autre. C’est une occasion de pause, de réflexion et d’introspection, qui nous aide à faire le point sur l’année écoulée et à envisager les mois à venir avec de nouvelles intentions et perspectives.»

Et ce n’est certainement pas le prêtre et théologien condruzien Gabriel Ringlet qui dira le contraire.

Une foi mise à mal

Occupé depuis des décennies à «réenchanter les rites», celui qui a aussi été vice-recteur de l’Université de Louvain-la-Neuve a, comme nombre de (non-)croyants, quelque peu déchanté lors de la récente visite du pape en Belgique. Lequel, en qualifiant les médecins pratiquant l’IVG de «tueurs à gage», n’a rien fait pour endiguer la vague de débaptisations qui déferle sur le royaume depuis la diffusion en 2023 de la série documentaire Godvergeten, et de ses témoignages glaçants de victimes d’abus sexuels au sein de l’Eglise.

Et si la période de Noël a aujourd’hui perdu son aspect religieux pour la plupart de celles et ceux qui la célèbrent, il n’empêche que pour certains chrétiens, ces propos polémiques viennent renforcer un malaise qui n’a de cesse de croître et de mettre à mal leur foi, mais aussi, plus prosaïquement, leur envie de célébrer la nativité. D’ailleurs, Gabriel Ringlet l’avoue bien volontiers: il comprend pourquoi certains croyants sont en colère.

Après tout, «ils ne manquent pas de raisons de l’être»: «Les évènements qui se sont produits ces derniers mois sont extrêmement graves, concède-t-il. Et même aujourd’hui, je ne suis pas certain qu’on en ait pris la pleine mesure. Il ne suffit pas de demander pardon aux victimes, il faut aussi s’interroger sur les causes structurelles qui ont conduit à de tels abus, qui ne tiennent pas que des déviances individuelles mais bien aussi d’un système qui a rendu les choses possibles.»

Et celui qui préfère qu’on l’appelle «Gabriel», ou «Monsieur Ringlet», parce que «quand on vous dit «Monsieur l’abbé», cela fausse immédiatement la relation en vous mettant dans une case», de concéder que «du point de vue de l’Eglise officielle, l’année était plutôt compliquée, et les propos du pape sur l’avortement n’ont rien arrangé. Mais j’ai la chance de vivre avec des croyants pour qui la référence principale est l’Evangile, et pour eux, ce dernier est plus vivant et urgent que jamais. C’est le paradoxe: des pratiques s’estompent, on s’éloigne de l’institution de référence, mais la soif spirituelle est bien réelle, voire même, elle grandit et s’approfondit».

Malgré tout, celui dont les célébrations font salle comble dans le Brabant wallon reconnaît que «l’actualité du monde est loin d’être réjouissante. Et face à tant de souffrance, chanter la joie de Noël peut être mal vécu, mal ressenti, et on préfère donc s’abstenir…» Mais il ajoute qu’il y a peut-être «maldonne» car il faut différencier «les deux Noëls»: «Le Noël clinquant, artificiel, étouffé par son manteau commercial, peut faire mal et ne pas du tout encourager, surtout en cette période. Mais l’autre Noël, le vrai, c’est un cri de naissance en plein désert, une famille illégale, une étoile, une crèche, des bergers… Un Noël simple, dépouillé. Et le célébrer, c’est très encourageant, même (et surtout) si nous sommes dans l’impasse.»

Vivent les fêtes

Originaires de milieux et d’environnements de travail différents, nos trois interlocuteurs se rejoignent donc dans les conclusions qu’ils tirent de la situation: ce n’est pas parce que tout va mal qu’on ne peut pas (se) faire du bien. Voire même, c’est peut-être justement une raison supplémentaire de profiter de chaque moment de joie qui se présente. «Fêter ensemble, même dans des contextes d’adversité, renforce la résilience collective. La joie partagée, les moments de soutien et de partage créent une force commune qui permet à chacun de surmonter les difficultés et de garder l’espoir vivant», affirme Alexandre Lopez Vela. Qui prend en exemple la capacité de la communauté LGBTQIA+ à célébrer la vie, même dans les moments les plus sombres, les années 80 ayant été marquées par la mort d’innombrables victimes du SIDA, mais aussi la tenue de fêtes follement flamboyantes. Le tragique et le sublime, toujours. Et cette volonté, en choisissant de célébrer dans l’adversité, de prouver que «malgré les épreuves, la joie, l’amour et l’unité ne sont jamais totalement éteints».

Un état d’esprit qu’applaudit la psychologue clinicienne et autrice française Lee-Ann d’Alexandry. Citant une étude de 2016 parue dans la revue Psychoneuroendocrinology et faisant le lien entre l’élection de Trump et l’augmentation de la mauvaise humeur et du stress, elle regrette que «comme le futur a l’air morbide, on ne parvient plus à se projeter dans quelque chose d’agréable et d’insouciant».

Et ce alors même que «quand le monde va mal, il faut justement se centrer sur des choses qui nous ressourcent. Il n’y a donc aucune culpabilité à avoir, au contraire, puisqu’on va trouver des béquilles pour affronter ce climat d’insécurité, notamment en se réunissant pour célébrer les fêtes».

Même si on se sent indécent à partager cadeaux et repas à rallonge alors qu’en toile de fond, il y a tant de souffrance et de dénouement dans le monde? Justement, pointe Lee-Ann d’Alexandry, «il faut se rappeler que pouvoir célébrer les bons moments ensemble est une chance que d’autres n’ont peut-être pas mais que nous on a encore». Et de prendre la relation thérapeutique en exemple.

«On peut faire preuve d’empathie, mais ce n’est pas pour autant qu’on va s’effondrer avec la personne. Et c’est pareil pour la situation actuelle: malgré, ou plutôt à cause de tout ce qui se passe dans le monde, c’est d’autant plus important de trouver une forme d’équilibre et de paix mentale. Quand tout va mal autour de soi, c’est en regardant vers l’intérieur qu’on arrive à se recentrer. Passer de bons moments avec les gens qu’on aime permet de faire un rempart contre l’extérieur tout en soignant l’intérieur. C’est une forme de protection.» Et la thérapeute de conclure en rappelant que le plus beau cadeau de Noël qu’on peut (se) faire, c’est de prendre le temps de se concentrer sur le positif.

Votre santé mentale (et votre budget!) vous diront merci.

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