« Help, je suis accro à Duolingo »: quand l’apprentissage d’une langue devient une addiction

Comment Duolingo nous rend accros - Getty Images
Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste & Coordinatrice web

Adoubée « meilleure façon d’apprendre une langue » par le Wall Street Journal, l’application Duolingo permet de faire l’apprentissage de plus de cent langages. Une promesse qui a déjà séduit un demi milliard d’utilisateurs dans le monde, dont certains sont passés de l’apprentissage à l’addiction.

Sur papier, Duolingo a tout pour plaire. Disponible en version gratuite, l’application permet d’apprendre (presque) toutes les langues imaginables et imaginées, de l’allemand au gallois en passant par le Fourchelangue d’Harry Potter, où et quand vous le voulez. Nul besoin de payer rubis sur ongle pour avoir le privilège d’ajouter une visite à l’un ou l’autre centre d’apprentissage à votre planning surchargé: avec l’application, le monde est votre salle de classe, et vous suivez les cours quand le coeur vous en dit – et que votre planning vous le permet.

Enfin, presque, car Duolingo enregistre votre assiduité, accumulant les jours où vous vous êtes entraîné avec récompense à la clé. Et gare à celles et ceux qui oublient leurs leçons plusieurs jours d’affilée: faute de « freeze » permettant de brièvement maintenir le record intact, c’est retour à zéro, avec, en prime, notifications vous rappelant que vous « manquez à Duo », le petit hibou logo de l’application, doté pour l’occasion d’une mine tristounette. Symbole de son acharnement, le média parodique Le Gorafi vient de lui consacrer un post Instagram, annonçant sa condamnation à de la prison ferme pour « harcèlement ».

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Ce qui prête à rire, sauf que le mélange de gratification et de culpabilisation, ne serait-ce pas la recette parfaite pour rendre les utilisateurs accros? Pour certains, l’apprentissage ludique des langues peut en effet prendre des allures de jeu, si pas vraiment dangereux, du moins chronophage et compulsif.

Lost in Translation

Fred, un quadra liégeois, en a fait les frais. Pour celui qui s’est toujours réjoui d’avoir « la bosse des langues », la découverte de Duolingo il y a quelques années a d’abord été source de réjouissance. C’est qu’entre un travail prenant et l’éducation de deux jeunes enfants, le maintien de son niveau en néerlandais avait quelque peu disparu de la liste de ses priorités. « Je me disais tout le temps qu’il fallait que je m’inscrive à une formation type Berlitz, sauf que non seulement je voyais mal quand je pourrais la caser, mais en plus, ça représente un sacré budget ». Quand un ami lui a parlé de Duolingo, ça a donc été une révélation pour lui. Et s’il a rapidement constaté des progrès dans sa maîtrise de la langue de Vondel, très vite, il a aussi développé ce qu’il qualifie aujourd’hui de rapport problématique avec son prof de langues virtuel.

« Au début, c’est marrant, mais dès qu’on commence à cumuler quinze, trente, quarante jours d’affilée, on se prend au jeu et on ne veut pas perdre ses progrès. Surtout qu’il y a un classement qui nous montre où on se situe par rapport à nos amis qui utilisent l’app’, et qui nous récompense de badges si on finit la semaine en tête de peloton »

C’est ainsi que Fred s’est retrouvé à utiliser quotidiennement l’application, par obligation plutôt que par plaisir. « Ça m’est arrivé de m’enfermer aux toilettes durant un dîner pour vite faire mes exercices avant qu’il ne soit trop tard, ou bien de payer en panique pour avoir un bonus qui me restaurait les jours que je risquais de perdre ».

Et d’avouer que pour lui, l’apprentissage d’une langue était presque devenu secondaire, le Liégeois enchaînant machinalement les exercices pour maintenir son record de jours et asseoir sa place dans le classement hebdomadaire. Un comportement qui évoque une forme d’addiction, plus répandue qu’on ne pourrait le penser.

Dans The Guardian, Morwenna Ferrier chronique son « obsession pour Duolingo ». Son homologue australien James Colley, lui, avoue être « accro à Duolingo (und das ist nicht gut) » dans The Sidney Morning Herald, tandis que Mark Serrels va plus loin sur CNET, confiant que « Duolingo a fait de lui un monstre ». « Est-ce que j’ai appris à parler une nouvelle langue? Non, mais j’ai certainement accumulé beaucoup de points XP » souligne, pince-sans-rire, celui pour qui son témoignage est une mise en garde destiné aux personnes susceptibles de « faire les mauvaises choses pour de mauvaises raisons ».

« Quand j’ai commencé à apprendre l’espagnol avec l’app’, je suis immédiatement devenu accro. J’avais une connaissance de base de la langue, donc j’enchaînais une heure d’exercices chaque matin en grimpant dans les niveaux à toute vitesse, presque sans faute, ce qui était non seulement un boost incroyable pour mon ego mais me donnait aussi l’impression d’être accompli »

Mark Serrels

Des sentiments « renforcés par tous les gadgets façon jeu vidéo que l’app comporte, entre points d’expérience et joyaux de récompense. Duo est pensé pour donner l’impression aux gens d’être superficiellement productifs – et leur filer un sacré shoot de sérotonine au passage » assure-t-il.

Et de confier que, vers la fin de son obsession pour l’application, « apprendre l’espagnol avait cessé d’être mon objectif. Je n’avais même pas honte de mon incapacité à le parler, j’étais devenu un zombie épuisé accro aux points XP, obsédé par l’accumulation de récompenses dans Duolingo. L’espagnol n’avait plus aucune importance, tout ce qui comptait, c’était gagner ».

Jusqu’au jour où, au gré d’une visite de proches vivant à l’autre bout du globe, Mark a oublié quelque peu son smartphone pour se concentrer plutôt sur eux, et ce faisant, mis fin à la relation intense qui le liait quotidiennement à l’app’. Laquelle a alors tenté de le rappeler à l’ordre avec une série de notifications, suivies d’emails.

« Comme cet ex souffrant d’abandonnite aigüe qui vous appelle dix minutes après avoir envoyé un SMS, Duolingo m’a bombardé de rappels de reprendre mes leçons. L’intensité de ces relances m’a ouvert les yeux et m’a permis de réaliser à quel point l’obsession que j’avais entretenue pour l’app’ à un moment donné était malsaine ».

Mark Serrels

L’addiction à Duolingo en 7 étapes

Malsaine, peut-être, mais Mark et Fred ne doivent pas se sentir coupables pour autant: dans une enquête dédiée au sujet, l’équipe derrière le blog de démystification technologique Tech Detective a ainsi listé toutes les raisons pour lesquelles Duolingo était si addictif. En commençant par des mots d’apaisement envers les « accros » arrivés sur leur page en désespoir de cause: « si vous ne parvenez pas à arrêter d’utiliser Duolingo, sachez que nombre d’utilisateurs sont dans le même cas que vous ».

Et de mettre en avant que si la gamification du processus d’apprentissage augmente son efficacité, des questions se posent sur l’éthique de son utilisation puisque celle-ci est susceptible de créer des addictions.

Les 7 tactiques déployées par l’app’ pour renforcer celles-ci, selon Tech Detective?

  1. Le système de notifications. « Duolingo vous culpabilise si vous ne l’utilisez pas quotidiennement en jouant avec un éventail d’émotions allant de la tristesse à la honte en passant par la peur et la colère ».
  2. La comptabilisation du record de jours. « Un truc classique de la gamification pour donner aux utilisateurs un sentiment de fierté et de devoir accompli, ce qui les renforce dans leur habitude d’utilisation ».
  3. Les points XP, badges et autres récompenses. « À chaque nouvelle distinction, vous recevez un boost de dopamine ».
  4. La rapidité des exercices, qui assure que la dopamine arrive tout aussi rapidement.
  5. Les défis, dont l’accomplissement mène lui aussi, vous l’aurez deviné, à… un shoot de dopamine.
  6. L’utilisation de couleurs vives, lesquelles sont susceptibles de contribuer à un sentiment de joie et d’énergie chez les utilisateurs, ce qui renforce encore le côté addictif de l’app’.
  7. Le classement des utilisateurs. « La compétition est un facteur de motivation très fort, et en surpassant vos amis dans le classement, vous créez un mécanisme de renforcement positif ».

Voilà pour l’aspect théorique derrière votre désir irrépressible de faire vos exercices du jour, quels que soient l’heure ou l’endroit.

Oui mais au fond, être accro à un logiciel d’apprentissage, ce n’est pas si grave, si? Ce ne serait pas même plutôt positif?

Le piège des « addictions saines »

Non. D’abord, parce qu’ainsi que les témoignages recueillis dans ce reportage le soulignent, assez rapidement, l’apprentissage devient secondaire, les utilisateurs cherchant uniquement une forme de gratification toujours plus addictive.

Ensuite, parce que même si l’idée d’être accro à Duolingo peut prêter à sourire, il s’inscrit dans un phénomène bien réel, celui des « addictions saines », dont les conséquences ont tout sauf des effets positifs sur la santé mentale (voire même physique) des personnes qui en souffrent. Ainsi que le dénonce la journaliste Jacqueline Gualtieri dans un exposé sur le sujet pour Return, « au diable l’auto-amélioration, les applications telles que Duolingo sont pensées pour rendre les personnes qui les utilisent anxieuses ».

« En jouant sur la peur, la colère, la tristesse et la culpabilité à l’aide de sa mascotte et de son système de notifications, Duolingo met en place des appels émotionnels négatifs, qui vous poussent à persévérer dans votre apprentissage des langues, et vous rendent progressivement accro à la plateforme »

Jacqueline Gualtieri

Et de souligner que là où l’addiction aux réseaux sociaux est considérée comme dangereuse, puisqu’ici, il y a un élément éducatif, on en viendrait presque à considérer l’accoutumance qui peut se développer comme « saine ».

Alors même qu’ainsi que l’expose Jacqueline Gualtieri, ses effets ne sont pas si différents de ceux de l’addiction aux réseaux sociaux, entre baisse de l’estime de soi liée à l’utilisation d’appels émotionnels négatifs, et utilisation d’une variété de mécanismes pour fidéliser les utilisateurs. Car comme le rappelle la journaliste, « même si être accro à Duolingo peut sembler plus sain que d’avoir une addiction à l’un ou l’autre réseau social, il ne faut pas oublier qu’il s’agit aussi d’une société à but lucratif, et se demander si en tant que telle, elle peut simplement exister comme simple outil pour ses utilisateurs ». Avant de conclure que le concept « d’addiction saine » est une aberration.

Une mise en garde « lost in translation »? Rien qu’au premier quadrimestre de 2022, l’app’ a vu son nombre d’utilisateurs actifs croître de 23%, pour atteindre les 49.2 millions, le nombre d’utilisateurs global de Duolingo étant de 500 millions, soit 6.25% de la population mondiale tout de même.

Un succès inespéré pour son fondateur, Luis von Ahn, entrepreneur et enseignant en informatique à l’Université Carnegie Mellon, qui a grandi au Guatemala et crédite son parcours exceptionnel à son apprentissage de l’anglais dès le plus jeune âge. Et qui assure que sa mission était « de donner au monde l’apprentissage gratuit des langues », un accomplissement qu’il n’a « jamais regretté ». Après tout, lui-même n’est-il pas en train d’apprendre le portugais grâce à l’application qu’il a créée?

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