Comment vit-on le handicap au sein de la fratrie? Ils ont un frère ou une soeur différents et témoignent
Si l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite soeur entraîne un bouleversement de la cellule familiale, qu’en est-il quand le nouveau membre de la famille est « différent »? Celles et ceux qui sont passés par là racontent la fratrie face au handicap.
Quand elle parle de son fils cadet, Benjamin, 8 ans et demi, Magali dit de lui qu’il est son « petit extraordinaire ». Pris en sandwich entre Joachim, son aîné de 5 ans, et Amélia, 2 ans plus jeune que lui, le petit garçon a vu sa vie changer irrémédiablement avant même d’avoir poussé son premier cri.
« A 20 minutes près, Benjamin ne serait pas handicapé, lui et moi avons subi une série de négligences lors de sa naissance », raconte la maman. Qui se souvient avoir réalisé immédiatement que quelque chose n’allait pas: « C’était mon deuxième enfant, donc je savais à quoi m’attendre. Mais ici, il a fallu immédiatement le ranimer et le ventiler, avec l’équipe soignante qui me disait juste qu’on avait « échappé au pire ».
Treize jours après sa naissance, une IRM a révélé que le manque d’oxygène lors de l’accouchement avait donné lieu à d’importantes lésions cérébrales. Par chance, le QI de Benjamin a été préservé, mais il est très impacté au niveau moteur et ne sait ni parler ni marcher. Une réalité qu’il a fallu accepter mais à laquelle il a aussi fallu préparer Joachim, impatient de rencontrer le nouveau membre de la famille. « On a tenté de lui expliquer avec des mots simples que parfois, quand un bébé venait au monde, le passage était compliqué, que son petit frère avait eu beaucoup de difficultés à ‘sortir du tunnel’ et que ça l’avait blessé. Sa seule préoccupation a été de savoir quand il pourrait le voir, on s’inquiétait de sa réaction quand il verrait Benjamin appareillé à l’hôpital, mais il s’est contenté de lui déposer le dessin qu’il avait fait pour lui et de nous dire qu’il ne comprenait pas pourquoi on était tristes parce que son petit frère était enfin là. D’emblée, il l’a accepté exactement comme il était, sans se poser de questions. »
« Je me suis sentie abandonnée »
Une réaction qui ne va pourtant pas de soi, et qui peut prendre d’autres dimensions en grandissant. Mère de deux enfants, Luna, 26 ans, et Bruno, 21 ans, « atteint d’une maladie génétique inconnue et très lourdement handicapé », Caroline en sait quelque chose: « Mon fils et son handicap se sont imposés à sa soeur alors qu’elle avait besoin de sa maman plus que de n’importe qui d’autre. Elle rêvait de prendre la main de son petit frère et de le conduire en classe, mais elle a dû en faire son deuil, ainsi que de tant d’autres choses. »
Pour sa part, Luna se souvient que son quotidien a changé du jour au lendemain: « Maman passait tout son temps à l’hôpital pour essayer de déterminer ce qui n’allait pas avec Bruno tandis que mon beau-père avait du mal à accepter la situation, donc j’ai passé énormément de temps à loger chez une amie ou l’autre à l’époque, sans comprendre, avec l’impression que maman me préférait le nouveau bébé. Avec le recul, je réalise qu’elle a fait de son mieux, mais sur le moment, je me suis vraiment sentie abandonnée. C’était très dur pour moi parce qu’on avait beau m’expliquer, je ne comprenais pas la situation et tout ce que je voulais c’est que tout redevienne comme avant. »
Un retour en arrière dont l’impossibilité peut être source de rancoeur et de culpabilité au sein des fratries touchées par la différence.
Mise en lumière des enfants de l’ombre
C’est pour elles toutes, à commencer par les leurs, qu’Elise Petit et son amie Eléonore Cotman ont créé FratriHa, une plate-forme dédiée aux fratries de personnes handicapées. Une situation que vivent les deux jeunes femmes et qui les a rapprochées à l’adolescence: « Vers l’âge de 15 ans, j’étais en souffrance et en cherchant des infos sur Internet sur les sentiments très violents qu’on peut parfois ressentir, j’ai réalisé qu’il n’y avait rien qui s’adressait aux frères et soeurs, juste aux parents », se souvient Eléonore, dont la soeur cadette est handicapée mentale.
« J’avais la chance que mon amie Elise vive ça aussi et qu’on puisse en parler ensemble mais ça restait malgré tout très compliqué à gérer. La situation crée beaucoup de culpabilité: celle d’être « normal », d’avoir « eu de la chance » et pas l’autre, mais aussi celle de ressentir de la colère. L’adolescence a été très dure, j’en voulais à ma soeur de crier tout le temps et de prendre autant de place dans la famille, mais je m’en voulais aussi d’être en colère et je n’osais pas en parler à mes parents parce que je ne voulais pas faire peser encore plus de poids sur eux. » Et de souligner que « les parents font du mieux qu’ils peuvent, mais le plus souvent, les fratries n’osent pas s’exprimer », raison pour laquelle les frères et soeurs d’enfants « différents » sont qualifiés « d’enfants de l’ombre », une situation que FratriHa veille à mettre en lumière.
Se libérer du poids de la culpabilité
« C’est important de s’intéresser aux aidants proches, parce que pour qu’une personne handicapée soit épanouie, ils doivent l’être aussi », assure Eléonore Cotman, dont l’association travaille sur l’information, la sensibilisation mais aussi et surtout le soutien des fratries.
Avec comme objectif premier de les libérer du poids de la culpabilité pour leur permettre de renforcer les liens fraternels. « Longtemps, j’ai eu l’impression que je ne pouvais pas en vouloir à ma soeur parce qu’elle était handicapée, avant de réaliser qu’elle est ma soeur avant tout, qu’elle m’ennuie parfois autant que mon autre soeur, que j’ai le droit de le lui dire quand elle m’embête et que c’est normal de se chamailler. »
Une normalisation des rapports qui est au coeur de la mission pédagogique de l’école bruxelloise Singelijn, créée dans les années 50 à l’initiative d’un médecin qui voulait que ses enfants, sourds de naissance, puisse être scolarisés dans l’enseignement généralisé plutôt que spécialisé. D’emblée, la proposition séduit, et aujourd’hui, les enfants à besoins spécifiques constituent 10% des élèves de l’établissement de Woluwe-Saint-Lambert.
Une évidence pour son directeur, Dominique Paquot, à qui, enfant, on a martelé que sa dyslexie et sa dysorthographie l’empêcheraient de réaliser son rêve de devenir enseignant. « J’ai beaucoup souffert d’être confronté à mes échecs plutôt que de voir mes capacités encouragées à l’école », se souvient celui qui est convaincu que « tous les enfants ne sont peut-être pas capables de réussir, mais chacun d’entre eux est capable d’apprendre quel que soit son niveau ». Un apprentissage qui commence dès la cour de récré: « Cohabiter avec des enfants dits « différents » est un bel enseignement pour leurs camarades: cela démystifie le handicap, ça pousse à plus de tolérance et d’ouverture d’esprit et en apprenant à accepter la différence de l’autre, on apprend à accepter ses propres faiblesses. » Vivre ensemble, c’est tout?
Le grand écart de la fratrie touchée par le handicap
Pour la psychologue namuroise Alice Marique, spécialisée dans l’accompagnement des enfants et adolescents à besoins spécifiques, « le domaine du handicap a été trop longtemps mis de côté, comme si les enfants qui ne naissaient pas avec les mêmes chances que les autres ne méritaient pas qu’on s’investisse dans leur avenir, alors même que si on aide un enfant à difficultés, cela va lui permettre d’acquérir de l’autonomie et de se révéler ».
Un épanouissement qui commence avec celui de ses proches: « Chaque enfant s’imprègne du ressenti de ses parents, et si ces derniers ressentent un mal être par rapport à la situation familiale, cela va imprégner la fratrie. La verbalisation est très importante, d’autant qu’un enfant qui a des besoins spécifiques demande beaucoup d’attention, ce qui peut empêcher les autres enfants de se déployer, voire même de s’autoriser à grandir, de peur de creuser encore un peu plus l’écart avec leur frère ou leur soeur ». Magali confie ainsi qu’il n’est pas toujours simple pour sa cadette d’intégrer que Benjamin est son grand frère, alors même qu’elle est déjà plus autonome que lui du haut de ses 4 ans et demi. Luna, elle, se souvient d’avoir eu une enfance « différente, mais pas forcément dans le mauvais sens du terme ». Même si, les années passant, se pose pour elle la rude question de l’après, quand les soins n’écherront plus aux parents mais bien à la fratrie. Une problématique qui est au coeur des préoccupations de FratriHa, après que sa cofondatrice ait longtemps refusé d’aborder le sujet.
Et quand l’enfant grandit ?
« J’ai refusé d’en parler avec mes parents jusqu’à mes 25 ans, raconte Eléonore Cotman. Eux ont choisi de créer une fondation pour assurer les besoins matériels de ma soeur quand ils ne seront plus là, ce qui est rassurant au niveau matériel même si perdure l’angoisse de devoir gérer son deuil en plus du mien à ce moment-là. Le sujet de la prise en charge reste tabou au sein des fratries, on ne sait jamais trop qui fait quoi par plaisir ou par responsabilité, ni même si on est légalement obligé de s’occuper de son frère ou sa soeur après le décès des parents, et on essaie d’apporter des réponses à toutes ces questions au sein de l’association. »
Bien que certains questionnements persistent: ainsi Caroline a-t-elle décidé de se renseigner sur les possibilités d’euthanasie, « parce que je ne veux pas que mon fils me survive, que ce soit pour lui ou pour ma fille, j’aime trop mes enfants pour leur faire subir ça », assure celle qui a pris la décision de placer son cadet en institution cinq jours par semaine pour alléger les angoisses de son aînée. Laquelle s’est rendue « malade psychologiquement à l’idée de devoir assumer le rôle de ma mère une fois qu’elle ne serait plus là. Je ne pouvais pas m’imaginer vivre sa vie, qui n’en est pas une d’ailleurs », avoue celle pour qui l’amour reste plus fort que tout: « Même si Bruno a la capacité mentale d’un bébé de 6 mois, c’est notre bébé à nous. » Un « bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres », comme le décrit Clara Dupont-Monod dans S’adapter.
Si Benjamin n’a même pas dix ans, Magali avoue pour sa part déjà angoisser à l’idée de ce qu’il va devenir et trouver dans cette peur l’énergie nécessaire à continuer son combat juridique contre l’hôpital dans lequel son fils a vu le jour, « parce que cela permettra de constituer une réserve financière pour assurer ses soins quand on ne sera plus là. On ne veut pas que son frère ou sa soeur soient obligés de s’occuper de lui ».
Et si cette perspective reste lointaine, Benjamin a déjà été préparé au fait « qu’un jour, son frère et sa soeur quitteront la maison et lui aussi. On les traite tous les trois de la même manière, et on ne veut surtout pas que nos deux autres enfants tombent dans le rôle d’aidants, ni qu’ils soient jaloux de l’attention consacrée à leur frère, même s’ils semblent être bien conscients qu’on est contraints de lui consacrer plus de temps » explique celle pour qui « ils ne semblent pas nous en tenir rigueur, parce qu’ils réalisent que ce n’est pas un désir de notre part ». S’aimer, même sous la contrainte?
« Le plus important, c’est de s’autoriser à ressentir chaque sentiment, qu’il s’agisse d’amour, de tristesse, de joie ou de colère, rappelle Alice Marique. Et surtout, de ne pas limiter son frère ou sa soeur à l’étiquette de son handicap, mais bien de se rappeler qu’il est avant tout un membre de la fratrie. Il faut vivre l’enfant au-delà de son syndrome. »
Lire aussi: Vivre avec un handicap entrave l’accès à un niveau de vie décent, alerte Unia
S’adapter, par Clara Dupont-Monod, éditions Stock.
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