Tous résilients? Il ne suffit pas de faire le gros dos pour voir le bout du tunnel

© HOLLY MANDARICH FOR UNSPLASH
Mathieu Nguyen

La résilience, ce concept rabâché par la littérature bien-être depuis des années, tout le monde connaît. Mais si vous pensez qu’il s’agit de la faculté à endurer des épreuves comme si de rien n’était, voire à surmonter les désagréments en faisant le gros dos… Désolé, vous avez tout faux.

On nous aurait menti? Sur foi des slogans en couverture des innombrables ouvrages consacrés à la résilience, on avait pourtant en tête l’idée d’encaisser des coups, de surnager quelles que soient les calamités qui s’abattent sur nous, de résister aux chocs… Ou peut-être a-t-on eu l’esprit parasité par quelque vieux souvenir de cours de chimie? Peu importe. Alors que le monde entier traverse une crise sans précédent, qui n’épargne personne et touche chacun différemment, le moment semble bien choisi pour faire le point sur cette fameuse résilience, son principe, ses modalités, ses applications, avec l’aide de deux auteurs-conférenciers spécialistes, tous deux versés dans l’art de la comparaison: Bruno Humbeeck (1), psychopédagogue, et Ilios Kotsou (2), docteur en psychologie.

Sortir par le haut

Très content de recevoir notre appel, Bruno Humbeeck nous indique qu’il vient de consacrer une conférence au sujet pour la Fondation Jeannine Manuel (disponible sur YouTube – ci-dessous), en compagnie de Boris Cyrulnik – neuropsychiatre et pape de la résilience en France depuis trente ans. Le disciple, entre-temps devenu collègue et ami du maître, n’y va pas par quatre chemins: « J’entends parler de résilience à tout bout de champ, donc je pense qu’il est important de préciser de quoi il s’agit exactement. Le mot est mis à toutes les sauces par des politiciens ou des entreprises qui racontent parfois n’importe quoi, au risque de saturer de sens le concept », attaque-t-il d’emblée. D’accord pour le constat, mais, pour démarrer sur de bonnes bases, éclaircissons sans tarder la principale question: qu’est-ce que la résilience? « C’est produire un néo-développement, répond-il simplement. Poursuivre son chemin au-delà d’un traumatisme en se réinventant, et utiliser le traumatisme subi pour le faire. A l’inverse, résister, et à tout prix rester ce que l’on est, au-delà de ce que l’on a vécu et sans se remettre en question, ça n’en est pas. »

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Afin d’illustrer son propos, il nous livre deux exemples en plein dans l’actualité: « Les entreprises qui n’ont pas été durement touchées et qui profitent de la crise pour promouvoir le télétravail, afin de continuer à bosser comme avant, sont tout au plus opportunistes. A l’inverse, les acteurs du secteur touristique qui tentent de se réinventer, en évitant le tourisme de masse et la dépendance à l’aviation, pour promouvoir des alternatives de proximité, c’est un exemple de résilience. » Individu, institution ou entreprise, la démarche reste la même, et revient à tirer parti de ce qui a été vécu et subi, et en déduire des leçons.

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Pour compléter cette tentative de définition, Ilios Kotsou propose lui aussi une métaphore: « Lors d’un incendie, même si la faune et la flore sont détruites, la vie finit par reprendre ses droits. Mais ce n’est plus exactement la même organisation, elle ne peut qu’être différente. Pas nécessairement plus fragile, mais différente. » Si la société souhaite évoluer et se découvrir de nouveaux codes, elle doit donc s’en donner les moyens, analyser et apprendre de ce qu’il s’est passé. Cela passe par un certain nombre d’étapes, dont la première, capitale, revient à reconnaître le traumatisme.

Des bleus, des plaies, des bosses

Le premier pas sera dès lors de s’autoriser à se reconnaître victime et donc, si cela s’avère nécessaire, à repérer le traumatisme. « Un traumatisme, c’est une construction mentale, qui revient à se dire: « Il m’est arrivé quelque chose. » Avec le sentiment qu’on aurait pu mourir, physiquement, réellement, ou symboliquement. Ce n’est pas rien! Et ça nous amène à penser qu’il faut garder ce choc en mémoire », explique le psychopédagogue. La difficulté réside donc dans l’acceptation de ses propres failles, en essayant de ne pas oublier celles des autres – « On doit toujours reconnaître à l’autre le droit de se vivre comme ayant été victime d’un traumatisme », résume Bruno Humbeeck. Et d’illustrer son refus des « échelles traumatiques objectives » par l’image d’un adolescent frappé par une méchante poussée d’acné juste avant un rendez-vous galant: « Si vous lui dites de ne pas en faire une montagne sous prétexte qu’il est arrivé des choses bien plus graves, comme la Shoah, il ne va pas vous entendre. Pour lui, c’est un drame, parce que c’est comme ça qu’il a construit l’événement dans sa tête. On ne doit pas laisser le monopole du traumatisme à ceux qui ont effectivement côtoyé la mort, le personnel médical ou les familles en deuil. La situation actuelle impacte aussi un ado n’ayant fait aucune rencontre, participé à aucun événement, dont la vie semble vide et qui se sent en déficit d’identité. On doit lui reconnaître de vivre cela comme un traumatisme. »

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Bruno Humbeeck

Du côté d’Ilios Kotsou, on élargit le spectre aux personnes n’ayant pas subi de choc précisément identifiable dans le temps, pour s’intéresser aux situations « stressogènes » plus diffuses, telles que nous avons tous pu les expérimenter ces derniers temps. « Des gens ont souffert de la perte de proches, de privations, de bouleversements, mais aussi de l’anxiété déversée dans les médias – et ce n’est pas une attaque envers les médias, précise-t-il. Mais aujourd’hui, on se lève, on ouvre le journal, et qu’est-ce qu’on y trouve en premier? Le décompte des morts et des hospitalisations. Oui, c’est traumatisant, on n’y est pas habitués. »

Mais selon le chercheur, la crise d’aujourd’hui s’inscrit dans une crise encore plus vaste, celle du climat et de l’environnement. « J’ai récemment cosigné un livre intitulé Prendre soin de la vie (3), où l’on observe que, depuis la Guerre Froide, c’est la première fois que se pose la question de la survie de l’espèce. Et même si l’on n’établit pas de causalité directe, de nombreux chercheurs tendent à dire que notre manière de traiter les écosystèmes favorise l’apparition des virus, et que sans changement de notre part, on s’expose à des crises plus graves à l’avenir. Il est temps de reprendre conscience qu’on dépend tous les uns des autres. »

On va s’aimer

D’accord avec le constat, mais maintenant, on fait quoi? On se consacre aux « trois dimensions qui vont construire la résilience et qui forment un tout », résume Ilias Kotsou: prendre soin de soi, des autres, de la planète. Cela commence donc par soi-même, insiste-t-il avec une autre métaphore, avant de rendre lui aussi hommage à Boris Cyrulnik: « Dans un avion, en cas de dépressurisation, si l’on veut être une personne généreuse et aider les autres, il faut d’abord mettre son propre masque à oxygène. Dès lors, prendre soin de soi ne doit pas être vu comme une démarche égoïste. La résilience se construit dans nos liens avec les autres. Comme le dit Boris lui-même dans une belle citation: « Ce n’est pas un catalogue de qualités que possède quelqu’un, mais un processus que l’on tricote avec son entourage. » Un autre aspect qui s’avère également très intéressant, et qui a été démontré par un chercheur que j’aime beaucoup, Bonaldo, c’est que la résilience n’est pas l’exception, c’est plutôt la règle. Au niveau individuel, ces compétences de résilience, ce n’est pas une vertu réservée à une élite, aux personnes exceptionnelles. C’est quelque chose de commun. Tout le monde a cette possibilité en lui. Mais on ne sait pas, en fonction de l’environnement de chacun – et donc des inégalités, parfois très grandes -, qui sera en mesure de l’activer ou pas. »

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Ilios Kotsou

Plein de bonne volonté, le citoyen lambda se demande dès lors par quels moyens faire pencher la balance du bon côté. Et s’il n’existe hélas aucune recette, il demeure des éléments sur lesquels peser. « Aux réponses politiques, organisationnelles, sociétales, s’ajoutent les réponses des groupes, des familles, puis celles des individus. Il y a des choses à faire à chaque échelon, reprend le docteur en psychologie. On aurait tort de les considérer comme un seul niveau. Ce n’est pas parce que l’on se transforme soi-même que tout va changer, il faut agir sur le stade individuel, puis celui du groupe et enfin celui de la société. » Le défi consistera à ériger un travail personnel en réponse collective, et cela ne se fera pas d’un claquement de doigts.

D’un naturel excessivement sympathique, Bruno Humbeeck se révèle néanmoins « très féroce » quand certains confondent résilience et résistance, et négligent l’importance du temps présent, précieux pour donner à la société les moyens d’évoluer et d' »en sortir par le haut ». « On ne déclare pas « résiliente » une société, une pédagogie ou une école, sous prétexte qu’elle est restée debout dans la mitraille. C’est une résistance imposée, souvent de façon maladroite: sous la mitraille, on se met à l’abri, observe-t-il. Ensuite, à titre personnel, on peut alors essayer d’en profiter pour faire des bilans, de moduler un peu, d’identifier les ressources: qu’est-ce qui nous a aidé à tenir, qu’est-ce qui vous a amené à vous réinventer? Qu’est-ce qu’on a appris de positif, qu’est-ce qu’on peut utiliser pour évoluer, qu’est-ce qui est négatif et que l’on peut abandonner? L’après-pandémie n’est pas anticipé. »

Prêts pour le réveil?

Si le premier confinement a vu apparaître « l’effet cabane », le second a fait place à une espèce d’hibernation, un engourdissement affectif, fait d’individualisme et de désoeuvrement, notamment chez les jeunes. Bruno Humbeeck craint que cette « résignation » empêche de tout remettre en mouvement, et distende le tissu social alors même qu’il a grand besoin d’être resserré. « Une société engourdie n’anticipe pas son réveil, s’inquiète-t-il, et risque à la fois de laisser sur le carreau les populations moins favorisées. Les inégalités sociales sont revenues à l’avant-plan, et une fois encore les plus fragiles ont payé le prix le plus important. »

Collectivement, tout en laissant place aux efforts individuels, il faudra alors encourager activement ces résiliences, pas seulement les déclarer. « Soyez résilients, ça ne veut rien dire. Alimenter, accompagner, tutoriser cette résilience nécessite d’en mettre en place les conditions. Il est urgent d’y penser dès maintenant », dit-il en songeant à l’inertie apparente du monde politique. Et de citer l’exemple des Pays-Bas, où certains préparatifs estivaux ont été lancés. « On organise la vaccination, la résistance et l’opposition au virus, mais j’entends très peu parler de ce que l’on mettra sur pied pour la société ultérieure », déplore-t-il, avec l’impression qu’une réserve, une pudeur, empêche les gens d’en parler actuellement. « On n’ose pas anticiper, établir un calendrier – pas en termes de dates, mais de perspectives. Qu’est-ce qu’on va mettre en place? Comment? » D’après Bruno Humbeeck, la reprise de développement doit être encouragée par la création de structures dans tous les secteurs d’activités, mais en privilégiant différentes manières d’agir, « pour ne pas retourner dans le mur si ça devait se reproduire ». Ironisant sur la mode des task forces, il aimerait que l’on se penche non pas sur l’état des lieux de ce qui est, mais sur la question de son devenir. « L’optimisme intelligent, conclut-il, c’est de dire: Le chemin sera long, mais on va y arriver. »

(1) outilsderesilience.eu

(2) ilioskotsou.com

(3) Prendre soin de la vie, par Caroline Lesire, Suzanne Tartière, Rebecca Shankland, Christophe André, Gauthier Chapelle, Alexandre Jollien, Ilios Kotsou, Steven Laureys, Matthieu Ricard et Luc Schuiten, éditions L’Iconoclaste.

À méditer

Pour retrouver un peu de sérénité en cette période anxiogène, Ilias Kotsou a participé à la mise en place d’une initiative de méditation, gérée par des psys professionnels, ouverte à tous et totalement gratuite. Le principe? « Mettre les outils de connaissance et de soin de soi à la disposition du plus grand nombre, et la méditation au service non pas seulement de soi mais aussi des liens aux autres et du vivant. » Tous les jours, une séance est diffusée en direct sur Facebook, avant d’être ensuite disponible en replay. « On a parfois des lives à 6 heures du matin, révèle le chercheur. Ce qui arrange les personnes qui se lèvent tôt, notamment le personnel soignant. Et puisque toute méditation ne convient pas à tout le monde, on en propose plein de formes différentes, avec tous les jours un intervenant différent. L’essentiel des méditations reste axé sur la pleine conscience mais le public peut s’y retrouver de différentes manières. » Chapeauté par l’ASBL Emergences, dont le docteur en psychologie est le cofondateur, le projet solidaire semble rencontrer un vif succès, puisqu’il a déjà attiré quelque 50.000 abonnés.

facebook.com/prezensapp

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