Travailler, c’est trop dur? Quand l’incompétence stratégique des uns accable les autres de boulot
Si «le travail, c’est la santé», ne rien faire d’autre que dispatcher les tâches dont on ne veut pas à ses collègues en feignant de ne pas en être capable serait plutôt du ressort de l’incompétence stratégique. Une problématique complexe, dont les effets vont bien au-delà des personnes concernées.
Alors que dans son dernier livre, L’autre moitié du monde (éditions La Découverte), Paul Magnette invitait à «repolitiser» la question des souffrances au travail, le Français François Ruffin, lui, dressait le portrait de «travailleurs dégoûtés» dans Mal-travail (éditions Les liens qui libèrent), paru lui aussi lors de la dernière rentrée littéraire. Quant à la philosophe américaine Elizabeth Anderson, elle a pris comme point de départ de son Hijacked, tout juste sorti de l’imprimerie, la question suivante: pourquoi travailler est-il si pénible pour tant de personnes?
On l’aura compris, le sujet du (mal-être au) travail fait couler beaucoup d’encre. Autres temps, autre auteur: mal nommer les choses revenait pour Albert Camus à ajouter au malheur du monde. Mais savoir que le comportement nocif de certains de leurs pairs relève de «l’incompétence stratégique» allègera-t-il pour autant la peine de celles et ceux qui se voient refiler des tâches qui ne sont pas de leur ressort? Pas sûr, car mettre des mots sur les maux est une chose, mais se libérer de cette dynamique qui va souvent bien au-delà de la simple paresse n’est pas chose aisée.
Selon Camy Puech, le fondateur du service d’expertise en matière de santé mentale et bien-être au travail Qualisocial, il s’agit tout d’abord de déterminer dans lequel des trois cas de figure possibles on se situe.
Premier scénario: «le jeu de la domination», où la personne va «rejeter ses compétences sur une autre afin que ce soit elle qui en porte l’échec éventuel. La technique type va être de qualifier son interlocuteur «d’expert», en sachant que si le projet échoue, on ne sera pas blâmé puisque ce n’était pas nous qui maîtrisions le sujet», explique le Français, qui note qu’on retrouve beaucoup cette approche chez les profils sociopathes. Deuxième profil, «ce qu’on qualifie de procrastination consciente en psychologie et de flemmardise dans le langage courant. Il y a des personnes qui sont très en accord avec le fait de n’avoir envie de rien faire, mais comme elles sont payées pour travailler, il ne faut pas trop que ça se remarque», décrypte Camy Puech. Qui précise que «ces personnes vont parfois faire preuve d’un talent et d’une créativité incroyables pour ne rien faire». Leurs phrases préférées? «Tu le fais tellement bien, toi» ou bien «je ne comprends pas» ou encore «ça ne fonctionne pas chez moi», égrène l’entrepreneur.
Et de distinguer encore un troisième scénario, «plus triste et plus dommage», soit l’incompétence stratégique née d’un sentiment d’impuissance.
L’individu est persuadé de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attend de lui, et va transférer ses tâches sur autrui pour tenter de le dissimuler. Le problème, c’est qu’on est dans une prophétie autoréalisatrice, parce que plus on se pense incompétent, moins on se forme et on apprend, et plus l’écart se creuse». Un cas de figure que l’on retrouve selon lui «beaucoup chez les quinquas, qui sont bloqués dans un monde du travail où ils se sentent complètement imposteurs ».
Camy Puech
Voilà pour le cadre théorique.
Victime ou coupable?
Mais outre un agacement certain et une charge de travail augmentée des «experts» mandatés par leurs collègues maniant stratégiquement l’incompétence, quel est l’impact de cette pratique au travail?
Psychologue et coach spécialiste du burn-out, Christel Leys travaille notamment sur la gestion du stress ainsi que sur la communication entre collègues. Pour elle, il est important de rappeler qu’il y a certaines conditions où l’incompétence est excusée. Par exemple, si un nouveau travailleur vient de rejoindre l’entreprise et n’a pas encore eu le temps de maîtriser ses outils.
«Mais du reste, on part du principe au travail que c’est au collaborateur d’apprendre à se former, et que si quelqu’un évoque toujours le «je ne sais pas», personne n’est dupe et cela va progressivement créer une ambiance toxique.» Et ce, précise la Liégeoise, «tant pour les personnes qui le font et qui vont avoir mauvaise réputation, que pour celles qui le subissent et qui voient l’autre arriver et se ferment en anticipant déjà qu’il ou elle va tenter de lui refiler une tâche».
Ne suffirait-il pas alors simplement de (gentiment mais fermement) leur dire non?
«C’est très compliqué», rétorque Christel Leys: «Certaines personnes sont très investies dans leur travail, et vont gérer leur job en «bons pères de famille», en compensant les manquements des autres jusqu’à l’épuisement.» Et s’épuiser aussi inconsciemment à entretenir une dynamique dont ils sont victimes et (partiellement) coupables.
C’est le principe du triangle dramatique de Karpman, une théorie qui est souvent évoquée quand on parle du syndrome du sauveur, explique la psychologue. En cas de relation déséquilibrée, c’est parce qu’une personne prend un rôle, et en distribue un à l’autre, mais pour que cela fonctionne, il faut que l’autre accepte ce rôle ».
Christel Leys
Et Camy Puech de renchérir: «La victime d’incompétence stratégique correspond aussi à un certain profil psychologique, et il lui faut se faire violence pour ne pas sauver le navire. C’est en ne faisant pas le travail des autres à leur place qu’on permet aux managers de réaliser qu’il y a un problème dans l’entreprise. Parfois, la seule manière de se protéger de quelqu’un qui ne fait pas ce qu’il doit faire est de laisser les erreurs apparaître pour forcer la hiérarchie à regarder le problème en face.»
Car pour le Français, la problématique n’est pas simplement le signe d’un souci entre collègues mais bien aussi d’un manquement managérial. «Quand il y a des cas d’incompétence stratégique, tout le monde en est conscient, et soit vous avez un manager qui fait bien son job et qui ose confronter la personne à sa propre incompétence, soit il y a un manque de courage managérial et cela crée de la souffrance pour tout le monde.»
Lire aussi: Pourquoi c’est si rare d’avoir un bon patron?
L’incompétence stratégique, du rejet au renvoi
Le refus catégorique de Micheline d’apprendre à utiliser le nouveau logiciel de la boîte serait donc une voie directe vers votre burn-out? Pas si vite. Si Asia Skifati, directrice associée du spécialiste du recrutement Robert Walters, concède que l’incompétence stratégique est un problème toujours plus fréquent «dans notre environnement de travail en évolution constante», il faut toutefois selon elle «adopter une approche constructive lorsqu’il s’agit d’aider une personne confrontée à des problèmes d’incompétence».
Et de théoriser qu’il est «plus productif de poser des questions et d’encourager les discussions sur d’éventuelles stratégies à adopter».
Même si, «en tant que manager, il est essentiel d’identifier rapidement l’incompétence stratégique et de mettre en place un plan pour y remédier. Cela peut inclure des formations, des séances de coaching ou des ajustements dans les responsabilités de la personne concernée. Si les efforts d’amélioration ne donnent pas de résultats, il faut évaluer l’impact sur l’équipe et sur les résultats de l’entreprise. A long terme, si l’incompétence stratégique nuit aux objectifs de l’organisation et que la personne concernée ne montre pas de signes de progrès, cela peut devenir un motif de renvoi».
«Dans chaque travail il y a des tâches moins agréables que d’autres», concède Evy Sadicaris, experte en bien-être psychosocial au sein du groupe de services RH Liantis. Qui souligne que certaines missions vont énergiser l’un et drainer l’autre, raison pour laquelle une redistribution équilibrée des tâches peut être saine.
Mais «la différence entre la solidarité et l’incompétence stratégique réside dans les motivations de la personne qui adopte ce comportement. La solidarité consiste à redistribuer les tâches de manière à ce que chacun puisse effectuer des missions qui lui conviennent, tandis que l’incompétence stratégique est le fait de se décharger de ses propres tâches difficiles». «La solidarité vise à renforcer l’efficacité collective, alors que l’incompétence stratégique peut freiner l’atteinte des objectifs communs. Un manager doit être capable de reconnaître les deux et d’agir en conséquence», précise encore Asia Skifati.
Et les victimes, qu’en disent-elles?
« Je ne connaissais pas le terme «incompétence stratégique», mais malheureusement, je suis très familière du concept. Dans l’entreprise où je travaille, s’il y a quelque chose d’ingrat à faire, ma collègue me le refile d’emblée en disant soit qu’elle ne sait pas s’y prendre, soit que c’est quelque chose pour lequel je suis douée. Je n’ose jamais refuser, parce que je suis plutôt du genre à éviter le conflit à tout prix, mais ça me mine. En trois ans, elle a enchaîné succès et félicitations, tandis que je n’ai jamais vraiment l’opportunité de briller au boulot parce que faire toutes ses petites tâches en plus de mes missions me prend un temps bête. Je n’ai même jamais fait mine de lui montrer comment faire quand elle me demandait ceci ou cela, parce qu’on sait très bien toutes les deux qu’elle saurait parfaitement le faire si elle le voulait. Dans un environnement de travail, il va toujours y avoir des personnes qui vont avoir tendance à vouloir faciliter la vie des autres, et des personnes égoïstes qui ne demandent qu’à les exploiter » confie Margaux, 34 ans, employée dans le secteur culturel.
Médecin spécialiste, Thomas, 42 ans raconte pour sa part avoir passé « une année entière d’assistanat à faire toutes les prises de sang nécessaires. C’est un acte technique pas toujours facile, surtout au début, mais même avec l’expérience, car il arrive souvent que le patient gigote ou ait les veines en mauvais état. Raison pour laquelle à chaque fois qu’il fallait en faire une, mon co-assistant disparaissait magiquement ou bien se trouvait une autre tâche urgente. Résultat des courses: aujourd’hui, je ne loupe (presque) jamais une veine, mais au début, j’ai passé pas mal de temps à me faire rabrouer quand je ratais mon coup. On est tous les deux diplômés aujourd’hui, mais je garde pas mal de rancœur contre lui, parce que typiquement, la médecine n’est pas le genre de carrière où on a vraiment le choix de faire ou non des tâches qui ne nous plaisent pas. Cela fait partie du devoir de soin ».
Et c’est bien sur ce sens du devoir que comptent les stratèges de l’incompétence. «Quand on est investi dans ce qu’on fait et qu’un obstacle se présente, on va avoir envie de le dépasser. Si on n’est pas investi, par contre, chaque obstacle n’est qu’une chose de plus qui ne nous intéresse pas, donc on va vouloir refiler la patate chaude», avance encore le fondateur de Qualisocial. Qui invite donc à «tenter de réinvestir la personne dans sa tâche».
Et de rappeler que «si quelque chose est de votre responsabilité, ce n’est pas juste de le refiler à quelqu’un d’autre. Dans un monde parfait, chacun fait ce qu’il doit faire, donc si on se décharge sur ses collègues, ceux-ci sont légitimes de rétablir l’équilibre en disant «je vais te montrer comment le faire» plutôt qu’en acceptant ce travail supplémentaire». Ce qui mène à une conclusion: «ce n’est pas tant le fait que ceux qui manient l’incompétence stratégique sont de mauvaises personnes, mais plutôt que les habitudes ont la dent dure et que les gens vont avoir tendance à s’accrocher à ce fonctionnement. Le problème, c’est que c’est toujours sur les mêmes que ça tombe, car les incompétents stratégiques ne vont pas aller embêter ceux qui leur disent non, puisqu’ils savent que leur manège ne marchera pas avec eux.»
Trop bon, trop… de boulot? Le travail, c’est la santé. Ne pas faire les tâches qu’on tente de vous refiler, c’est la conserver.
Illustrations Lucia Biancalana
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici