Toujours là pour eux: trois travailleurs de l’ombre racontent leur quotidien

Métier de l'ombre
© Damon De Backer
Wim Denolf Journaliste Knack Weekend

Ils œuvrent dans l’ombre et ne récoltent que rarement les compliments. Trois professionnels «invisibles» mais néanmoins essentiels nous racontent comment ils tirent satisfaction de leur travail.

Valentin, guide de para-athlète,  » nous transformons un sport individuel en un sport collectif »

Valentin Poncelet (33 ans) est coureur de fond semi-professionnel. Il est aussi, lors de marathons, l’un des accompagnateurs réguliers de l’athlète paralympique Martin Clobert, presque aveugle en raison d’une maladie des yeux. Reliés par un cordon de 50 centimètres, ils ont tous deux participé aux derniers jeux à Paris, et ont bouclé l’épreuve en 2 heures et 38 minutes.

«J’ai rencontré Martin en 2019 lors du tournage d’un clip pour AG Insurance, pour lequel je m’occupe de sponsoring sportif. Le déclic s’est fait tout de suite, car malgré son lourd handicap, c’est un gars joyeux avec qui on rit beaucoup. Il a découvert la course à pied bien plus tard que moi et n’avait pas le niveau qu’il a aujourd’hui. Mais j’ai admiré sa détermination et sa force mentale: il aspirait au sommet, comprenait les sacrifices nécessaires pour y parvenir et s’y est lancé à 100%. J’ai trouvé cela tellement inspirant que j’ai voulu suivre son parcours de plus près. Par la suite, à ma demande, nous avons couru une fois sans engagement et je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi quand il passerait aux choses sérieuses.

Mon rôle en tant que guide consiste principalement à décharger Martin le plus possible. Lors des courses à pied, je suis ses yeux sur le parcours et en dehors: je lui montre le chemin, je le mets en garde contre les virages, les pentes, les pavés, les dos d’âne et les obstacles. Parallèlement, je l’informe de notre vitesse et de nos temps intermédiaires et je lui décris ce que font les autres participants.

Cela permet à Martin de décider s’il doit ou non accélérer. L’aspect le plus difficile, cependant, est la corde courte que nous tenons tous les deux. Je n’ai qu’une main libre pour attraper de l’eau et des gels énergétiques aux points de ravitaillement et les donner à Martin. Et la distance qui nous sépare est si courte que je dois être parfaitement synchrone avec lui. Cela nécessite encore davantage de concentration que quand je cours seul. Vu que je connais l’enjeu pour lui, je chasse ma douleur si nécessaire: mon rôle est d’être à son service, et de faire en sorte qu’il puisse réaliser le meilleur temps possible.

Cela dit, la dépendance est réciproque, car sans lui, je n’aurais jamais vécu autant d’expériences extraordinaires, et encore moins participé aux jeux. J’aime aussi le fait que nous transformions un sport individuel en un sport collectif. Je pratique cette discipline depuis l’âge de 15 ans et je m’entraîne jusqu’à dix fois par semaine – je connais la solitude qui en découle. Mais avec Martin, l’aventure humaine est aussi grande que la sportive. L’amitié qui s’est développée au fil du temps, nos entraînements intensifs ensemble, le fait que nous partagions les succès, mais aussi les échecs, c’est une récompense plus que suffisante pour moi.»

Els, directrice créative, « Mon plaisir réside dans l’ensemble du processus »

Après avoir étudié à la Luca School of Arts à Bruxelles, Els Van Hoorebeeck (37 ans) est devenue architecte d’intérieur pour Kultuz Interieurarchitecten et Vitra, entre autres. Au cours des quatre dernières années, elle a piloté d’autres designers en tant que directrice créative de la société danoise &Tradition, avant de rejoindre Fritz Hansen fin 2024.«J’ai su dès l’âge de 12 ans que je voulais étudier l’architecture d’intérieur. Cette année-là, j’ai même essayé de participer à un concours Ikea destiné aux professionnels, mais on m’a dit de retenter ma chance plus tard (rires).

Cependant, cette passion pour la conception d’espaces est restée et j’ai été très heureuse durant mes premières années de carrière. J’ai commencé par des rénovations de maisons et j’ai dessiné des meubles pour l’entreprise de design sur mesure Marivoet. Puis j’ai travaillé chez Vitra, où j’ai notamment réalisé les salles d’attente de l’aéroport de Bruxelles. Ce travail ne m’a jamais ennuyée: je créais des environnements inspirants pour les gens.

Aujourd’hui, chez Fritz Hansen, j’ai une fonction beaucoup plus globale. Comme chez &Tradition où je suis passée avant, je supervise la conception du mobilier, des luminaires et des objets de A à Z: du briefing produit à la production, l’emballage, le lancement, la présentation dans les showrooms et toute la communication autour. Je développe donc de nouvelles lignes de produits, je gère notre propre équipe de designers et d’autres départements, et j’assure la liaison avec des créateurs externes. De plus, je collabore par exemple avec des artistes comme Jaime Hayon et Sebastian Herkner, que je briefe. Je suis également en contact avec les descendants de grands noms comme Arne Jacobsen. J’ai la chance de pouvoir constamment tirer le meilleur des autres et de voir le talent s’épanouir.

La planche à dessin me manque rarement. Ma créativité est beaucoup plus large aujourd’hui qu’elle ne l’était auparavant, car je dois réfléchir à plus d’aspects. Je suis en perpétuel contact avec les designers externes, ce qui crée une vraie dynamique de groupe. Et si j’estime que les proportions d’un objet ne sont pas correctes, je le dis. Mais il n’est pas nécessaire que mon nom apparaisse, je sais quelle est ma contribution et cela suffit. Mon plaisir réside bien plus dans l’ensemble du processus et dans l’enrichissement personnel qu’il implique. Enfant, j’ai eu peu de contacts avec l’art et le design. Mais j’étais curieuse de découvrir des mondes différents du mien, comme l’architecture, et ce domaine m’enrichit énormément. Je me sens chanceuse. Surtout lorsque des créateurs comme Jaime s’ouvrent à vous, vous font découvrir le monde à leur manière et stimulent votre créativité. Je me sens privilégiée.» 

Neal, auteur de discours « je suis à l’abri quand il y a des critiques »

Neal Leemput (34 ans) a étudié l’art dramatique au Conservatoire royal d’Anvers et a réalisé plusieurs productions en tant que metteur en scène. Devenu rédacteur de discours pour la vice-première ministre Petra De Sutter, il a rédigé plus de 400 textes pour elle ces dernières années.«Lorsque j’ai posé ma candidature au cabinet en 2021, je me donnais peu de chances. Tout ce que je pouvais présenter à l’époque, c’était mes textes de théâtre, quelques chroniques et des poèmes. Mais ce manque d’expérience s’est avéré ma force. Petra a trouvé mon parcours artistique intéressant et n’a pas voulu d’un expert en relations publiques ou en marketing, mais d’un outsider qui voyait la politique d’un œil neuf.

De plus, j’avais déjà écrit des textes en ‘langage parlé’ pour mes spectacles et je les avais fait réciter par des acteurs non professionnels. Cela m’a aidé à m’approprier sa façon de s’exprimer et à parler avec sa voix lorsque je rédigeais des discours. Pourtant, je souffre toujours d’une sorte de syndrome de l’imposteur: j’ai parfois l’impression d’être un homme de théâtre égaré, qui risque de se planter à tout moment.

A l’époque, je ne savais rien de la fonction publique, des télécommunications et des autres attributions de Petra en tant que ministre. Il faut vraiment avoir envie de s’y plonger avant de pouvoir y faire allusion dans un discours. Mais je devais aussi faire preuve d’empathie la concernant et être curieux de ses idées et de ce qu’elle avait vécu. Après tout, les discours contiennent souvent des anecdotes et transmettent les convictions et les émotions personnelles de l’orateur, en plus de son caractère.

Pour moi, l’un des aspects les plus intéressants de ce travail est donc le lien que nous avons tissé au fil du temps. La position qu’occupe Petra est parfois intimidante – qui suis-je pour dire à une vice-première ministre comment raconter au mieux quelque chose? – mais aborder des questions personnelles n’a jamais été un problème. C’est tout simplement mon travail (rires).

L’invisibilité de ce job ne me dérange pas. Je crois fermement à la connexion et à l’inclusion, et le fait que je puisse aider à propager de telles valeurs, face à toute polarisation, est plus important pour moi que le fait que les gens sachent que j’existe. De plus, je suis dans une position confortable: je contribue à façonner le discours de Petra et les accents qu’elle met, et en même temps, je suis à l’abri quand il y a des critiques.

Mais ma plus grande satisfaction est de savoir que, parfois, un discours fait vraiment la différence pour quelqu’un. Lorsque j’entends Petra aborder les droits des LGBTQIA+ ou le racisme dans un contexte parfois tendu ou hostile et que je remarque que certaines personnes sont émues aux larmes, je sais que le texte y est pour quelque chose, et je suis fier d’y avoir contribué.»

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