Comment, à trop donner le choix à vos enfants, vous les emprisonnez au lieu de les libérer
Rescapés d’une éducation stricte et dogmatique, les parents d’aujourd’hui veillent à cultiver l’autonomie de leurs enfants et à respecter leur individualité. A l’excès ? Trop de choix bouleverse l’éducation, affirme le pédopsychiatre Daniel Marcelli.
« Quel yaourt veux-tu, celui à la vanille ou à la fraise ? » La question peut sembler anodine, et pourtant, ses répercussions, elles, sont tout sauf simples. C’est que cette scène de la vie quotidienne, une fois le yaourt à la fraise choisi et mangé par la petite Pauline, se transforme en colère, crise de larmes et nuit bousculée. « Le père, envoyé par sa femme énervée, essaie d’apaiser sa fille qui exige la présence de la maman. Cette dernière refuse de se lever, le père finit par calmer sa fille. Mais une heure plus tard, derechef, nouveaux cris de Pauline qui appelle sa maman. Celle-ci se déplace et Pauline aussitôt en pleurant et protestant de lui dire : « Pourquoi t’as mangé le yaourt à la vanille ? » Grosse colère en pleine nuit qui pousse la mère excédée à prendre Pauline sur le bras, la descendre au garage et la menacer de la laisser là avec son nin-nin et sa couverture pour qu’elle-même puisse dormir tranquillement… » relate le Dr Marcelli.
Et les parents de la petite, désemparés, de lui confier que depuis quelque temps, leur fillette de 3 ans est « infernale », s’oppose à tout, multiplie colères et caprices et n’est « jamais satisfaite ». Pourtant, se navre sa maman, « on lui demande toujours son avis, on la laisse choisir ». Sauf qu’au lieu d’être une solution, le choix serait plutôt la cause du problème.
Quand le choix se transforme en prison
« Demander à l’enfant ce qu’il désire, ce qu’il veut, quel choix il veut faire, respecter ce choix devient la norme éducative. Mais au-delà de ces constatations objectives et aisément perceptibles, ce nouveau principe appliqué dès le plus jeune âge est susceptible de modifier en profondeur certaines lignes du développement psychique, suscitant l’apparition de conduites problématiques, voire franchement pathologiques, avec le risque de voir ces « troubles » se maintenir et se fixer quand l’enfant grandit », mettent en garde les auteurs de Trop de choix bouleverse l’éducation, le psychanalyste Antoine Périer et le professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent Daniel Marcelli.
En cinquante ans de carrière, ce dernier a été aux premières loges pour évaluer l’impact des bouleversements éducationnels sur les enfants, à commencer par leur autonomisation toujours plus précoce. Sans jugement ni dogmatisme, il fait le lien entre la multiplication des choix des enfants et l’accroissement des difficultés rencontrées par leurs parents.
Comment l’approche de l’éducation des enfants a-t-elle changé depuis vos débuts de pédopsychiatre dans les années 70 ?
Je ne fais pas partie des gens qui disent que c’était mieux avant : je préfère dire que c’était différent, sans mettre de hiérarchie de valeur dans cette différence. Ce qui est vrai, c’est qu’on aborde le développement des enfants autrement aujourd’hui. On n’en parle pas assez, mais en cinquante ans, certaines pathologies ont virtuellement disparu : le bégaiement, par exemple, ou bien les enfants inhibés. A côté de ça, on voit des enfants qui courent partout, le TDAH qui prolifère et les troubles d’allure autistique aussi. On peut se demander si c’est lié à des chromosomes et des neurotransmetteurs, ou bien si c’est peut-être lié aussi aux nouveaux principes éducatifs. Le principal changement est qu’on ne voit désormais plus l’enfant comme un sujet mais bien comme un individu autonome, qui fait donc ses propres choix. Avant, quand on envisageait son bébé comme un être immature, on faisait en sorte qu’il soit bien élevé, mais aujourd’hui, l’éducation s’est singularisée pour chaque enfant, avec la volonté de lui permettre de réaliser son plein potentiel. Les grands standards éducatifs actuels sont : il faut stimuler son enfant et ne pas entraver son développement donc il faut lui donner le choix.
A priori, ce serait plutôt une bonne chose, non ?
Avoir le choix, c’est très bien, mais le problème, c’est quand on est dans le trop. Jusqu’à la fin du siècle dernier, le principe éducatif majeur était de faire peur à l’enfant. On lui intimait de bien se tenir et de ne pas s’agiter sinon il allait être grondé, ou pire. Aujourd’hui, avec l’éducation bienveillante, on recommande la stimulation, et bien sûr que pour beaucoup d’enfants, c’est mieux aujourd’hui qu’avant, mais comme toujours dans l’éducation, ce qui nuit c’est l’excès. Quand on demande à l’enfant ce dont il a envie et qu’on le répète pour tout, de la nourriture à l’habillement en passant par les activités, il en arrive très vite à comprendre que son désir est la règle et qu’il doit être satisfait. Le problème, c’est que l’ennemi du désir est sa satisfaction, et à la seconde même où il obtient ce qu’il voulait, l’enfant veut autre chose. D’ailleurs, les parents le disent, « il est capricieux, jamais content »… Cela vient en réalité du mécanisme même de l’envie, et si l’enfant n’a pas appris à tolérer la souffrance d’un désir non satisfait, il devient esclave de la tyrannie de son désir. Ce n’est pas que l’enfant est caractériel ou capricieux, mais bien victime d’un mode éducatif où le désir n’est jamais contenu.
A trop vouloir leur laisser l’autonomie de choisir, les parents enfermeraient-ils donc leurs enfants ?
C’est exactement ce qui se passe. Ils disent que leur enfant n’est jamais content, sans réaliser que choisir, ce n’est pas seulement renoncer mais bien aussi affronter la souffrance des autres désirs non satisfaits. Parfois, c’est douloureux à comprendre, parce que nombre de parents compensent à travers leurs enfants et cherchent à leur donner ce qu’ils n’ont pas reçu ou estiment n’avoir pas reçu. Mais il ne s’agirait pas d’oublier que l’enfant en bas âge n’a pas la capacité d’être autonome. Jusqu’à preuve du contraire, un bambin est un être humain dépendant, qui n’a pas encore accédé à la capacité de choisir parce qu’il s’agit d’une compétence sociale qui s’acquiert, comme la lecture ou l’écriture, par étapes progressives. Si on considère que l’enfant est psychologiquement un individu dès la naissance, c’est là que les problèmes commencent.
Quels sont les effets négatifs potentiels d’une multiplication des choix ?
Un des avantages de l’éducation contemporaine, c’est que vu qu’on considère l’enfant comme un être humain à part entière, un nombre très important d’entre eux s’inscrit dans une forme de maturité, voire de haut potentiel. Ce n’est pas un hasard si ces derniers se multiplient : on n’a pas enrichi magiquement leur QI, mais en leur accordant une forme de reconnaissance remarquable, on leur permet de se développer et de s’épanouir, avec parfois une maturité intellectuelle incroyable à la clé. Le revers de la médaille, c’est qu’en laissant croire à l’enfant qu’il est le centre du monde, il risque de se mettre en rage au moindre obstacle. Aujourd’hui, la phase d’opposition classique, qui voit l’enfant découvrir le « non » entre 2 et 3 ans, se produit parfois dès l’âge de 18 mois, et de manière beaucoup plus intense que jadis. La raison pour laquelle on entend partout qu’il faut poser des limites à l’enfant, et lui permettre ainsi de faire l’expérience de la frustration, c’est parce que ça libère son psychisme de l’emprise potentielle du désir. Les enfants élevés dans la toute-puissance du désir se dirigent vers des états limites, des troubles narcissiques et des troubles du comportement majeurs, notamment violents. L’expression symptomatique de ces troubles est considérable, et le problème, c’est qu’ils ont souvent tendance à se révéler plus tard, vers l’adolescence. A l’école, on va être face à des jeunes qui ont du mal à apprendre, parce que cela implique de se confronter à l’ignorance, donc à la frustration et à l’effort pour acquérir le savoir, ce qui est impossible pour l’individu qui a intégré que son désir devait être immédiatement satisfait.
N’est-il pas trop tard pour les parents qui réaliseraient leur erreur une fois leur bébé devenu adolescent ?
Heureusement, notre psychisme est relativement souple et capable de s’adapter. Ceci étant, plus on avance en âge, plus ce potentiel d’adaptabilité va se réduire. Si on prend la crise d’opposition, où l’enfant se différencie de l’autre en disant non, c’est une étape développementale normale, qui se présente vers 2 ans et s’atténue entre 4 et 5 ans, mais si ça se prolonge, cela devient compliqué. Les parents ont le droit de se tromper, et c’est une bonne chose de le reconnaître auprès de leur enfant. Quel que soit son âge, c’est sain de lui dire qu’on pensait bien faire, mais qu’on s’est aperçu que ça causait des problèmes et qu’on va faire autrement maintenant. Ce n’est pas simple, mais personne n’a jamais dit que la parentalité l’était, et le plus important, c’est de respecter les étapes développementales de l’enfant.
Comment encourager l’autonomie sans tomber dans la tyrannie du choix ? Est-ce même quelque chose à stimuler dès l’enfance ?
L’éducation est une situation d’instabilité permanente, et s’il est important de reconnaître à l’enfant la possibilité de son autonomie et de la respecter quand c’est possible, cela doit se faire dans les limites du raisonnable. Quand elle avait 18 mois, ma petite-fille, Sixtine, apprenait à monter les escaliers aidée de sa maman, qui prenait sa jambe pour la mettre sur la marche du haut en ayant peur que sa fille tombe. Je lui ai dit de plutôt se mettre derrière elle pour la protéger, de lui parler si elle voulait, mais de ne surtout pas la toucher… Et de manière extraordinaire, en quelques essais seulement, cette petite a su monter et descendre les escaliers à quatre pattes de façon très prudente. Bien sûr, on ne va pas laisser galoper un enfant de 2 ans en lui disant que s’il se fait écraser en traversant la route, ce sera sa faute car papa et maman lui ont dit de ne pas le faire : là, on bascule dans l’autonomisation perverse. Il faut reconnaître que chez chaque enfant, et à chaque âge, l’autonomisation aura un aspect différent. Les parents d’aujourd’hui sont un peu perdus, parce qu’il n’y a plus de grands principes éducatifs, il faut faire preuve de souplesse et d’adaptabilité, dans le respect de sa progéniture, et en évitant les intrusions sur son corps et sa psychologie. Bien sûr que dès 4 ans, on peut choisir si on veut porter plutôt des chaussettes bleues ou jaunes, mais on ne peut pas décider de l’heure à laquelle on va aller se coucher. C’est vrai qu’être parent était peut-être plus simple avant, mais la simplicité, contrairement à la complexité, ne stimule pas l’intelligence. C’est parfois plus facile, mais quand on opte pour le « c’est comme ça et pas autrement », ce n’est pas nécessairement ce qui va rendre l’enfant intelligent.
En préambule au livre, vous citez Steiner, selon qui tout choix comporte une composante de souffrance. Mais n’est-ce pas plus douloureux encore de ne pas avoir le choix ?
La personne à qui on avait répété enfant de se taire et d’obéir risquait de devenir un peu névrosée, et dès la majorité, de soit faire tout et n’importe quoi soit d’inhiber ses pensées. Effectivement, cette manière d’éduquer n’était pas du tout épanouissante pour les individus, même si c’était parfois plus simple pour la société puisqu’ils se taisaient et restaient à leur place. Mais ce n’est pas avec des individus inhibés qu’on construit une société ouverte et mobile.
Choisir, donc, mais renoncer à vouloir offrir trop d’autonomie sous peine d’obtenir l’effet inverse à celui désiré ?
Il faut établir un cadre éducatif souple, avec à la fois de l’autorisation et de l’interdit, des limites et la possibilité de les dépasser : l’enfant a besoin de choses contradictoires. Un cadre trop rigide ou contraignant est un cadre étouffant, mais l’absence de cadre, c’est le risque d’un débordement permanent, d’une frénésie de besoins et de désirs jamais satisfaits. Le cadre éducatif doit être fait de choses paradoxales, et la bonne éducation est celle qui a l’intelligence de cet équilibre.
Trop de choix bouleverse l’éducation, par Daniel Marcelli et Antoine Perier, 256 pages, Odile Jacob.
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