Rénovation, décoration, abandon: le sort tragique de Lacoste, village rebelle du Luberon (reportage)

L'école américaine SCAD est omniprésente © EMILIEN HOFMAN

Son héritage culturel et contestataire fait de Lacoste, dans le Lubéron, un village à part. Pierre Cardin et une école d’art américaine y possèdent désormais près de deux tiers des maisons, dont l’abandon relatif pose question.

Située à deux pas de la mairie, la petite terrasse publique renommée « Place des retraités » est un lieu idéal pour feuilleter La Provence, comme le fait Jacques chaque matin, ou pour « essayer de garder contact avec ceux qui restent dans le centre », estime sa femme Colette. En l’espace de quelques instants, la septuagénaire salue une voisine promeneuse et évoque avec une autre la pénurie des légendaires melons régionaux. La jauge de ses rencontres quotidiennes ne se remplira probablement plus aujourd’hui. « Dans notre rue, il y a un compositeur suédois ici et une famille russe là. Après, c’est chez Cardin, Cardin, Cardin, Cardin… », glisse Colette en pointant son doigt vers des bâtisses de la rue Basse. Leur point commun? Elles sont vides. Dotées d’un mobilier élégant, du sofa vert à la statue d’ange en bois d’ébène, mais complètement inhabitées.

Le Musée du cinéma est un des rares lieux vivants du coin. Assis sur une chaise devant cette expo ouverte la veille, l’acteur et chanteur Gérard Chambre a surtout pour mission de convier les passants au Premier festival de comédie musicale de France, organisé toute la semaine par Pierre Cardin derrière son château. Tradition, culture et abandon, voilà un résumé assez complet de Lacoste.

Surplombant Lacoste, le Château du marquis de Sade appartient à Pierre Cardin.
Surplombant Lacoste, le Château du marquis de Sade appartient à Pierre Cardin.© EMILIEN HOFMAN

IAM, Pagnol, etc.

Perché sur un contrefort du Lubéron, Lacoste est un village médiéval d’un peu plus de 400 habitants, surplombé d’un château où a séjourné le marquis de Sade. Au début des années 2000, alors que l’édifice tombe en ruine, le célèbre couturier Pierre Cardin en devient propriétaire et le retape. Dans la foulée, en arpentant les ruelles étroites et pentues, il se laisse séduire par des maisons qu’il acquiert en proposant un prix jusqu’à trois ou quatre fois supérieur à celui estimé pour les quatre murs. Rapidement, épicerie, café et bar-tabac disparaissent puisque à chaque achat, c’est le même procédé: rénovation, décoration, abandon. Le couturier accumule les maisons comme d’autres collectionnent les timbres. Aujourd’hui, il dit en posséder 47, ce qui agite les villageois… parfois même à l’excès. Pour avoir manifesté à la télé leur tristesse de voir leur fief se vider d’habitants, deux citoyennes ont ainsi reçu des menaces de mort dans leur boîte aux lettres. De tristes événements qui prouvent qu’à Lacoste plus qu’ailleurs, la question de la vie de village est un enjeu d’importance.

Affublé d’un tee-shirt en hommage au groupe IAM, Bruno Pitot s’échine à dérouler du papier cellophane, face à l’épicerie-boulangerie qu’il a ouverte quelques jours plus tôt dans le centre. « Monsieur Cardin a accepté de me louer une de ses maisons car il a été convaincu par ce projet plein de sens pour la communauté », dévoile-t-il, installé sur une table de la marque du couturier. Pas question donc pour le troisième adjoint au maire de se lamenter de la situation. « On n’est plus dans du Marcel Pagnol avec des petits vieux assis sur un banc qui regardent le gamin taper dans un ballon. Il faut vivre avec son temps et son avenir. Monsieur Cardin n’a fait qu’acheter des maisons qu’il avait le droit d’acheter: ça s’appelle du droit privé. »

Plus loin dans la rue Basse, un oeil posé sur son jardin suspendu où trône une piscine aussi discrète qu’envoûtante, Elise livre une autre vision des choses. « A son arrivée, Cardin a dit qu’il allait transformer Lacoste en Saint-Tropez du Lubéron… De tout ce qu’il avait prévu – créer des ateliers, installer des artistes… – rien n’a été fait. La rue principale est vide et quand les anciens décèderont, ça risque d’être vendu, peut-être en résidence secondaire si ce n’est pas trop cher… »

L'entrée du château épouse le profil du marquis.
L’entrée du château épouse le profil du marquis.© EMILIEN HOFMAN

Une vengeance?

Le Café de France est une de ces vieilles enseignes que l’on croirait condamnées à apparaître uniquement dans les films français des années 60. Pourtant, sa vieille porte en bois, son mur de béton jaune et sa formidable terrasse panoramique sont toujours bien en activité. C’est ici qu’Anne Galois vient régulièrement prendre un café. Journaliste installée à Lacoste depuis plusieurs décennies, elle a même écrit un livre sur l’histoire folle du village en essayant d’adopter un ton neutre pour décrire la situation et formuler des hypothèses. « Partout où il va, Pierre Cardin a eu l’habitude d’être accueilli comme un président de la République, pose-t-elle. Ici, il a dû faire face à une certaine méfiance. Rapidement, une association s’est d’ailleurs créée pour s’opposer à son projet de golf géant dans la plaine. Elle a obtenu gain de cause et ça l’a beaucoup énervé… »

Au point de se venger en se mettant le village à dos? Peut-être en partie, mais pas totalement. Depuis son arrivée, Cardin a régulièrement pris des habitants sous son aile: il a offert une retraite en or à certains comme Françoise, dont le rachat du commerce a permis de construire une villa sur les hauteurs avec piscine ; il a permis à une fan de théâtre de se produire au château et il a envoyé Bruno Pitot se former dans une école de pâtisserie parisienne avant de lui louer un de ses bâtiments qui avaient pourtant l’air inaccessibles. A la manière d’un seigneur, Pierre Cardin semble accorder certaines faveurs au « peuple » quand il est touché par une histoire. Mais pour beaucoup, autoriser l’exploitation de trois bâtiments ne rime à rien quand une quarantaine prennent la poussière.

L’école américaine

Mécréant au plus fort de l’hégémonie catholique puis communiste au temps des gaullistes, Lacoste cultive, depuis des lustres, un esprit rebelle. Dans les années 50 et 60, c’est ce qui attire en pèlerinage Picasso, Max Ernst, André Breton et d’autres surréalistes scandinaves, sevrés de Côte d’Azur. La beauté du paysage, des ruelles, la lumière et les prix dérisoires des maisons finissent par en convaincre plus d’un de s’installer. C’est ainsi que le peintre américain Bernard Pfriem s’offre quelques bâtiments dans lesquels il donnera cours pendant près de trente ans. De l’avis général, cette époque correspond à un âge d’or, celui où des locaux servaient de modèles nus aux élèves qui venaient en retour les aider à la cueillette des fruits. Vingt-cinq ans après la mort de Pfriem, la tradition pédagogique a pérennisé et c’est aujourd’hui SCAD, une des principales écoles d’art et de design des USA, qui accueille près de 100 élèves par an dans la partie haute du village, à proximité de la galerie de Cécile Lindfors.

La terrasse du France, avec vue sur la plaine
La terrasse du France, avec vue sur la plaine© EMILIEN HOFMAN

Les lunettes au nez et le sourire aux lèvres, la styliste franco-suédoise reçoit dans cette cave dédiée à Evert, son sculpteur de père. « Les étudiants américains passent tous les jours devant et ne s’arrêtent même pas pour regarder ce qui s’y trouve, déplore-t-elle. SCAD, ce n’est plus autant les beaux-arts qu’avant, les élèves n’apprennent plus le français, ils sont dans leur bulle ; il n’y a pas d’échange. » Cette remarque revient régulièrement aux oreilles de Cédric Maros, le directeur de SCAD Lacoste, qui reste lucide dans son bureau, qui donne vue sur la place de l’église. « On a un positionnement assumé: on n’est pas une école de beaux-arts, on est une école qui forme des jeunes aux métiers créatifs et aux besoins des entreprises, assure-t-il. On répète néanmoins à nos étudiants que ce n’est qu’en allant à la rencontre de personnes de différentes cultures et en s’inspirant de l’environnement qu’ils recevront 100% de ce que Lacoste peut offrir. » Malgré ces conseils, beaucoup d’habitants regrettent de voir les Américains rester entre eux dans les deux cafés du village. La direction a donc pris le parti de l’ultra-ouverture: elle organise des expos et installe d’anciens élèves dans les boutiques éphémères pour qu’ils expliquent comment leur passage à Lacoste les a influencés. Aujourd’hui, SCAD possède 40 bâtiments dans le patelin et construit une cafétéria qui sera gérée par Sodexho.

L'art des rues pavées et piétonnes peut avoir une drôle de saveur.
L’art des rues pavées et piétonnes peut avoir une drôle de saveur.© EMILIEN HOFMAN

La réappropiation

Les anciennes carrières du château ne mentent pas sur leur nom: les murs et cavernes conservent un aspect sablonneux, mais ils ont été lissés, redressés et réaménagés pour offrir quelques espaces enchanteurs qui rappellent, à certains égards, le décor mi-Antiquité mi-industriel du film musical Jesus Christ Superstar. Au centre des lieux, une enclave épouse la forme de gradins naturels. C’est ici que se déroule le Festival de Comédie musicale de Pierre Cardin et ce soir, une centaine de personnes assistent à la séance de Mamma mia! . Il est 21h25. A cinq minutes du début de la projection, une Jaguar verte débarque de nulle part et se gare à quelques pas de la tribune. Surprise du chef: c’est le couturier en personne qui en sort, soutenu par deux-trois accompagnants dont son neveu et héritier présumé, Rodrigo. Les cheveux longs, l’homme s’installe péniblement au premier rang. Couverture sur les genoux, il assiste à la représentation avant de repartir non sans refuser notre demande d’interview. Il les ajournera toutes, que ce soit pour lui ou ses collaborateurs.

Au même moment, sur le boulodrome de l’église, là où le mistral se fait plus piquant que jamais, une septantaine de curieux s’offrent un autre type de cinéma en plein air. Cyril contre Goliath est le documentaire réalisé par Cyril Montana, un parisien natif de Lacoste qui veut dénoncer la mainmise foncière d’entités comme Cardin et SCAD sur le village, et les conséquences qu’elle suscite sur les rencontres et les possibilités du vivre ensemble. « Il ne faut pas leur laisser le loisir de phagocyter à leur guise l’histoire et la culture du village, il faut se réapproprier Lacoste, explique-t-il pour introduire le projet qu’il compte mener en parallèle à son film. On voudrait créer un cycle de conférences sur Sade et les artistes surréalistes passés par ici, mais aussi proposer des ateliers de sculpture sur Malachié, une sorte de facteur Cheval qui fut inspiré par ces lieux, et réfléchir à tout ce qui peut mettre en avant les artistes du coin. » Reste à savoir quel sera l’accueil des locaux. Personne ne nie le fait que la désertification de la rue Basse pique sévèrement aux yeux, mais de là à dire qu’une réappropriation des lieux s’impose, il n’y a qu’un pas.

Rénovation, décoration, abandon: le sort tragique de Lacoste, village rebelle du Luberon (reportage)

En effet, si beaucoup d’artistes sont décédés depuis l’âge d’or de Lacoste, il existe une relève et une quinzaine de sculpteurs, peintres et autres graveurs possèdent encore leurs ateliers dont ils ouvrent – parfois – les portes. Puis il y a tous les autres: le club de foot, qui vient d’être promu d’une division ; le foyer rural, qui organise des rencontres littéraires et des séances de Qi gong ; l’école primaire, située à la sortie du village et qui accueille 40 élèves pour la première fois depuis bien longtemps. Le souci principal concerne la vie en basse saison, lorsque les touristes ont déserté les ruelles. C’est à ce moment-là que le Cercle d’hiver propose aux citoyens de se rassembler autour d’un petit-déjeuner, d’un jeu de fléchettes ou de cartes. « On a monté ça avec un groupe de bénévoles pour amener un semblant de vie pendant trois-quatre jours de la semaine, précise la styliste Cécile Lindfors. C’est avec ce genre de sparadrap que le village possède toujours une âme. On cherche à attirer d’autres personnes pour qu’elles s’installent dans le coin et que finalement, la vie en dehors de la période touristique reprenne son cours. »

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