« D’attrape-touriste au nouveau hotspot branché », la Rue des Bouchers à Bruxelles s’est-elle vraiment métamorphosée ?
« Hot spot culinaire » en vue, selon Entreprendre Bruxelles, le quartier de l’Ilot Sacré serait emblématique de la revitalisation du centre-ville. Un constat promotionnel à nuancer.
« Surtout, ne vous fiez pas à son ancienne réputation de rue attrape-touristes, où les passants se faisaient racoler pour déguster des plats sans saveur ! En mutation depuis quelques années, la rue des Bouchers fait peau neuve et recèle de restaurants à faire frétiller les papilles. » C’est en ces termes élogieux que début novembre, l’asbl Entreprendre Bruxelles, un organisme dont la finalité est de soutenir la politique économique de la Ville de Bruxelles, invitait les journalistes à se défaire de leurs préjugés sur un coin de la capitale pas forcément perçu comme attractif.
Titré « La rue des Bouchers : d’un passage touristique à une destination culinaire incontournable », la communication en question n’y allait pas avec le dos de la cuillère, elle qui déballait l’artillerie lourde de la novlangue marketing façon « transformation ambitieuse », « concepts culinaires originaux et tendance », voire autres « expériences gustatives authentiques ».
« La revitalisation de la rue des Bouchers incarne la dynamique que nous souhaitons insuffler au centre-ville : une rencontre entre tradition et modernité qui enrichit notre patrimoine, tout en répondant aux attentes d’un public en quête d’authenticité et de diversité culinaire. Cela ne peut que renforcer l’attractivité de notre Ville », y jurait la main sur le cœur Quentin Crespel, co-responsable de la stratégie d’attraction et de développement commercial de l’association sans but lucratif. Le tout est livré chiffres à l’appui, un joli tableau coloré prouvant qu’entre 2018 et 2024 (tiens, déjà ?), l’offre HoReCa avait progressé de 3% – le graphique montrait aussi que les cellules commerciales vides étaient passées, sur la même période, de 120 à 114 unités.
Pour y aller régulièrement et avoir testé plusieurs nouvelles adresses, il nous semblait nécessaire de questionner cet éloge un poil caricatural et autosatisfait à la réalité de terrain.
C’était au temps où…
Longtemps l’Ilot Sacré a été un quartier vivant, fréquenté par un public venu des quatre coins de la capitale. « La situation a commencé à se détériorer vers 2005, explique un commerçant qui préfère rester anonyme. A partir de ce moment-là et jusqu’en 2016, les familles historiques du quartier ont vendu leurs affaires. Je pense par exemple à des endroits comme Aux Armes de Bruxelles, qui appartenait aux Veulemans, ou à Chez Vincent. Quand une saga familiale s’interrompt, quelque chose se perd, il manque un aspect de transmission. » La suite ? Selon le même observateur, elle se résume à une malédiction commerciale en forme de vortex infernal : attentats, travaux, crise sanitaire, plan Good Move…
Lakhdar Hamina-Lakhdar, (Caffè al dente, Fight Club, Verigoud…) éprouve de la nostalgie en repensant à ce quartier. « A la fin des années 70, quand mes parents sont partis d’Algérie, c’est là qu’ils allaient manger. Il y avait des super concepts bruxellois, le coin n’était pas encore coupé du reste de la ville », estime celui qui est sur le point d’ouvrir Gazzosa, une enseigne italienne dans la Galerie Bortier tout juste rénovée.
« Je pense que la rupture de confiance avec les Bruxellois s’est opérée avec la faillite de la Taverne du Passage et la fin du comptoir estival des Armes, le divorce a été alors consommé », constate-t-il. Quand on demande à ce serial food-entrepreneur s’il installerait un concept dans la rue des Bouchers ou aux alentours, la réponse tombe comme un couperet : « non ». Motif ? « Le périmètre a une réputation trop touristique, on l’associe au fast food et au sous-vide », explique-t-il en avouant déjà considérer son implantation à la Galerie Bortier, « pourtant à cinq minutes du Sablon », comme une sorte de crash test.
Une question de mentalité ?
Pour Lakhdar Hamina-Lakhdar, les raisons de ce désamour s’expliquent aussi par un certain type de comportement propre à la capitale. « C’est une affaire de mentalité. Les Bruxellois n’aiment pas se mélanger aux touristes. La meilleure preuve en est le faible taux de fréquentation des restaurants d’hôtels par les locaux. Dans des villes comme Paris ou Londres, ce problème n’existe pas, ça en dit long », analyse le patron du futur Stazione à Forest.
Connu pour ne pas pratiquer la langue de bois, Frédéric Nicolay, concepteur de lieux de divertissement ayant redonné vie à des quartiers entiers, ne se voit pas non plus dans l’Ilot Sacré : « Je n’ouvrirais jamais une adresse dans ce quartier, commente-t-il. C’est de l’ordre du ressenti. Quand je me promène dans la rue des Bouchers, j’observe des touristes qui errent, ils ne savent pas où aller, cela dégage une mauvaise énergie. En plus, il y a très peu de terrasses, ce qui est problématique en été. Il n’y a pas de vrai potentiel pour moi. Je serais beaucoup plus motivé par une ouverture à Jette ou à Ganshoren, où des gens vivent, créent des liens et ne sont pas seulement dans une logique de selfies et de consommation. »
Bouillon de culture
Est-ce à dire qu’il faut tirer un trait sur l’Ilot Sacré ? Pas si vite. Depuis décembre 2022, il existe une raison d’espérer de meilleurs perspectives. Cette bouffée d’oxygène, on la doit au Bouillon Bruxelles, une enseigne ayant déjoué tous les pronostics. Lancé par Dugagjin Spahija, en salle, et le chef Alexandre Masson, cet endroit, étrangement inspiré par un concept parisien, a pourtant trouvé son public… bruxellois. Les statistiques des systèmes de réservation et de paiement sont formels : 80% de clientèle locale en 2023 et environ 70%, un pourcentage qui devrait se stabiliser, en 2024.
Il faut dire que plusieurs consécrations sont venues valider une adresse misant sur des préparations de cuisine belge (vol-au-vent, carbonnades, moules, boulets à la Liégeoise…), le fait maison, des prix bas et le savoir-faire d’un chef capé (Le Prévôt, Atomium Restaurant), qu’il s’agisse du titre de « meilleure croquette aux crevettes de Bruxelles » en 2024 ou des trois « fourchettes » octroyées par le label Good Food.
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En deux ans, Bouillon a su « fine-tuner » son approche. « On a très vite compris que l’on ne pouvait pas être aussi minimaliste qu’un vrai bouillon parisien, il a fallu soigner les garnitures, ce qui nous a obligé à relever un peu les prix », analyse le duo.
Un pari fou
« Quand j’ai annoncé que je me lançais rue des Bouchers, on m’a dit que j’étais fou, raconte Alexandre Masson. En réalité, mon but était de donner un coup de pied dans la fourmilière, inciter tout le monde à se renouveler en revenant aux fondamentaux, à savoir des préparations dignes de ce nom à des prix accessibles. » Le résultat ne s’est pas fait attendre. « On a été surpris d’attirer une nouvelle clientèle, assez jeune, entre 25 et 35 ans, se déplaçant à vélo ou en trottinette. Cette clientèle qui est moins présente pendant les vacances est alors remplacée par les touristes, cela crée un équilibre parfait, une promesse de stabilité pour le restaurant », résume le chef.
Malgré cette indéniable réussite, le duo a la tête de Bouillon Bruxelles reste sur ses gardes et regrette un sentiment d’isolement – il est vrai que les différentes adresses énumérées par Entreprendre Bruxelles pour étayer son propos, de Chez Léon à Kitsune Burgers, ne disposent pas d’une aura gastronomique similaire. « Il faudrait deux-trois autres locomotives avançant dans le même esprit pour créer un effet d’entraînement, des enseignes qualitatives qui dessinent une voie tierce entre le fast food bon marché et le haut de gamme aux prix prohibitifs », espère Alexandre Masson.
Pourquoi pas, comme le suggère Lakhdar Hamina-Lakhdar, une sorte de grosse cantine italienne urbaine, aux prix démocratiques, qui contribuerait à diversifier l’offre et à générer de la saveur ajoutée ?
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